Maudits soient les peintres
L'oeil et l'oreille par Joker, le 07 octobre 2023

Vous avez reconnu son style. Il m'a fallu plusieurs minutes d'attente pour arriver à éviter les grappes de visiteurs (des deux sexes) qui adorent placer leur tête à vingt centimètres des tableaux. Reportage photographique © Jr
Quand dans le même jour, on décide parce qu’elles sont proches de visiter deux expos parisiennes du genre de celles qui forment les longues files d’attente et qui ôtent tout espoir d’achat d’une place en ligne avant trop de jours, on se félicite d’avoir en poche cette petite carte de presse qui résoudra le problème. Mais même sans, ne passez pas votre chemin qui va des Tuileries au Trocadéro: Amedeo Modigliani et Nicolas de Staël, cela mérite bien un peu de patience – ou de prévoyance, les deux expos ne mourront pas avant 2024, il reste des places réservables. Mais, me direz-vous, cher Joker, pourquoi les deux en même temps, à part cette courte balade entre le deux? Ils sont tellement différents, ces deux artistes, et même pas contemporains! Certes. Mais à y réfléchir, il y a bien des points communs, biographiques et artistiques. Tant leur parcours de vie que leur parcours artistique le démontrent.
Ils font partie de cette catégorie d’artistes qu’on appelle les peintres maudits. Parfois pourtant la malédiction qui les frappe, cette reconnaissance posthume qui les fait vivre dans la misère et l’incompréhension, n’est que temporaire: Staël est mort riche, Monet ou Renoir aussi, tout le monde n’est pas Van Gogh. Souvent – et c’est le cas des deux qui nous intéressent aujourd’hui – leur biographie indique une vie dissolue marquée d’excès en tout genre, une avidité à la vie qui cache de terribles blessures. Ils vivent sur une corde raide en attendant l’inévitable chute, et pour les deux c’est hélas littéralement le mot. Nicolas de Staël, en pleine gloire, s’est jeté du haut de sa maison en n’ayant plus la force de parachever ses tableaux, comme il l’écrivit à son galeriste dans une dernière lettre où il donne toute une série de renseignements pratiques comme s’il partait en vacances sans avoir eu le temps de régler ces menus détails. La compagne d’Amedeo Modigliani, au nom célèbre, Jeanne Hébuterne, enceinte de neuf mois, s’est défenestrée du cinquième étage de l’appartement familial moins de deux jours après la mort du peintre, qui s’était ingénié à s’organiser un suicide lent, maltraitant son corps fragile depuis l’enfance par l’alcool, la drogue et la fatigue du surmenage, car les deux étaient prolifiques.
C’est loin d’être leur seul point commun. Ils étaient des étrangers débarquant à Paris, jeunes, à l’orée d’une guerre mondiale, la première pour l’Italien, la seconde pour le Russe qui était en fait pratiquement bruxellois, puisqu’à la mort précoce de ses parents, des Russes blancs contraints à l’exil par la révolution de 1917, il fut recueilli par la famille Fricero et passa toute son enfance et son adolescence dans la capitale belge. Ils étaient de beaux mecs désargentés collectionnant les liaisons et qui pourtant, faisaient des enfants. C’est la rupture par usure de la dernière maîtresse de Staël, Jeanne Polge-Mathieu, joint au sentiment de culpabilité qu’il éprouvait vis-à-vis de son épouse et de ses enfants, qui poussa l’artiste au suicide, à l’âge de 41 ans. Il était submergé par cet amour où il avait voulu être perdant magnifique (à moins qu’il n’y ait quelque chose d’agressif dans son geste). Ce qui n’est pas expliqué par les panneaux didactiques du musée, c’est qu’il avait rassemblé toutes les lettres de Jeanne, les avait attachées par un ruban et était allé les remettre au mari de Jeanne, lui disant qu’il avait gagné.
Les deux peintres ont produit des nus, Staël uniquement poussé par cette obnubilation amoureuse, ou de nombreux portraits de leur(s) bienaimée(s).
Celui de Staël qui illustre cet article est au-dessus, l’autre est de Modigliani.
Car si dans leur art, ils ont été influencés par l’air du temps (à vingt ou vingt-cinq ans de distance, elle a fortement bougé, la peinture, au XXème siècle), ils ont tous les deux délibérément choisi de ne pas céder à l’abstraction ou au cubisme, même si dans les deux expos, très fournies, on décèle aisément des influences des courants dominants où ils ne voulaient pas se noyer mais aussi une volonté claire de s’inspirer des géants des siècles passés.
Bien sûr, il y a des différences. Les deux expos sont conçues différemment. À l’Orangerie, il s’agit de montrer les rapports entre Amedeo Modigliani et son marchand, Paul Guillaume, et l’époque tournant autour des années 1920 (une seconde expo, qu’il est intéressant de visiter ensuite, complète ce panorama). Au musée d’art de la ville de Paris, c’est une expo chronologique, depuis un tableautin qu’on pourrait croire de Kandinsky jusqu’aux déprimants tableaux de la fin de la vie de Nicolas de Staël, dont des mouettes qui s’envolent un peu à la façon dont rôdaient les corbeaux sur le champ de blé de Vincent Van Gogh, en passant par ses célébrissimes tableaux très colorés, dont ceux inspirés par le football.
Tiens, Van Gogh… Bientôt à Orsay l’expo rassemblant les derniers et nombreux tableaux peints à Auvers-sur-Oise. Avis aux gourmands qui ne seraient pas déjà allés à Amsterdam: ne dit-on pas jamais deux sans trois? Bonne chance!
Amedeo Modigliani, un peintre et son marchand, au musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, place de la Concorde, F-75001 Paris. Attention, jusqu’à la fin du championnat du monde de rugby, il faut entrer par les Tuileries (descendre à la station Tuileries du métro ligne 1). L’exposition dure jusqu’au 15 janvier 2024.
Nicolas de Staël, au musée d’art moderne de la ville de Paris, 11 avenue du président Wilson, F-75116 Paris, jusqu’au 21 janvier 2024. Métro Alma-Marceau ou Iéna (ligne 9). Bus 32, 42, 63, 72, 80 et 92.
Entre les deux musées, il y a environ deux kilomètres que l’on peut avaler en longeant la Seine vers l’ouest en environ une demi-heure.
(Admirer au passage l’horrible crème glacée argentée, lieu de pèlerinage des amoureux de lady Di qui viennent en masse se recueillir à ce mémorial, probablement l’une des choses les plus laides qu’on puisse trouver à Paris.)
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