Beyrouth, carrefour levantin

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Le quartier Solidere, un cuisant échec immobilier. Photo © Gabrielle Lefèvre

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C’était une belle maison avec larges balcons, colonnades et arcades inspirées du style ottoman. La « maison jaune », l’immeuble Barakat, construit en 1924 et portant le nom de son propriétaire, arborait la devanture d’un magasin de photographies. Ces ruines abritent à présent un musée qui résume l’histoire de l’architecture, de l’urbanisme, de la guerre civile et de la culture de cette ville emblématique du Levant. Nommé « Beit Beirut » (musée de Beyrouth), l’immeuble occupait un endroit stratégique lors de la guerre civile du Liban (1975-1990), juste sur la ligne verte qui séparait les quartiers chrétiens à l’est de la ville des quartiers musulmans à l’ouest. Criblée de balles et affichant les dégâts causés par les roquettes, la « maison jaune » servait à des snipers de diverses factions pour observer et abattre des combattants et, probablement, des civils.  Cette mémoire douloureuse peine à s’afficher dans ce musée qui n’est pas encore complètement fonctionnel. Car les plaies sont encore vives dans la mémoire des diverses communautés qui coexistent au Liban. Nombreux sont ceux qui portent le deuil d’un ou de plusieurs membres de leur famille : 150.000 morts, 17.000 autres enlevés ou disparus…

Le drame des réfugiés palestiniens et syriens

Le drame a débuté par l’injustice fondamentale faite au peuple palestinien chassé de Palestine en 1948 par les forces armées israéliennes, un Etat qui traque sans relâche toute révolte comme celle de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) de Yasser Arafat. 140.000 Palestiniens se sont ainsi réfugiés au Liban, augmentant le poids des musulmans dans le fragile équilibre confessionnel libanais. De là, Yasser Arafat menait le combat de résistance, hors du contrôle de l’Etat libanais, ce qui provoquait la colère de nombreux Libanais surtout maronites chrétiens qui se sont organisés en factions armées. D’autres Libanais, de diverses confessions (surtout musulmanes) et progressistes prenaient fait et cause pour un nouvel panarabisme révolutionnaire et soutenaient la lutte des Palestiniens. Le bain de sang débuta le 13 avril 1975 par l’assassinat de 27 Palestiniens par des phalangistes chrétiens d’extrême-droite. Durant de longues années, la guerre fit rage et détruisit toute cette partie de Beyrouth ainsi que son économie, son système politique, sa vie culturelle si intense et si riche. Un drame que raconte le grand écrivain libanais Amin Maalouf dans son récent livre « Le naufrage des civilisations », en forme de témoignage vécu par l’auteur, jeune journaliste à ce moment-là. Il y analyse l’impuissance de nos pays et de l’Europe principalement, face à ce désastre.

Aujourd’hui, le drame libanais provient de la présence de 1,2 million de Syriens, victimes du désastre guerrier provoqué par les puissances occidentales - Etats-Unis en tête - qui sont actuellement réfugiés dans ce petit pays de 6 millions d’habitants. Il faut ajouter quelques milliers d’Afghans, d’Irakiens et autres nationalités. Ce qui cause un énorme problème économique et politique que le Liban est incapable de résoudre. Nombre d’entre eux travaillent pour des sommes dérisoires, au tiers des salaires normaux payés aux Libanais, ce qui crée des tensions sociales importantes. De plus, le pays n’a pas pu se relever encore de bombardements intensifs menés par Israël en 2006 contre des infrastructures et visant plus particulièrement le Hezbollah, tuant des milliers de personnes, principalement des civils.

La semaine passée, la tension est remontée encore car, dimanche 25 août 2019, Israël a fait exploser un drone chargé d’explosifs sur le centre média du Hezbollah (chiite pro-iranien) dans la zone sud de Beyrouth ! Un acte de guerre concomitant à de nombreuses attaques contre des forces iraniennes en Syrie, commises en toute impunité par cet Etat qui viole toutes les règles du droit international et, dans ce cas-ci, la souveraineté de l’Etat libanais. Cette dangereuse stratégie de la tension menée par Israël vise seulement à maintenir au pouvoir un Premier ministre Netanyahu qui agite la guerre afin de masquer sa faiblesse politique et les poursuites pour corruption.

Un urbanisme de promotion immobilière

L’immeuble Barakat, symbole de folie meurtrière entre communautés, est dominé par une tour de logements comme il en pousse sans cesse dans cette ville où les règles de l’urbanisme sont faites pour être contournées. N’importe quel promoteur peut construire aussi haut qu’il le veut pour autant qu’il ait acquis quatre fois le minimum de la surface de lotissement. Notre guide dans cette jungle urbaine est Lamia Nassif, jeune architecte libanaise, qui nous montre les derniers vestiges de belles maisons ottomanes (fenêtres à trois arcades, côté nord) enserrées entre des immeubles à appartements ou de bureaux démesurés. Elle nous promène dans le seul espace vert protégé : le parc entourant l’université américaine. Elle nous fait découvrir le beau musée d’art moderne Sursock (alliant le style vénitien et ottoman). Et l’on est ému en passant devant les immeubles gris et branlants où étouffe la plus grande partie des 170.000 réfugiés palestiniens du Liban, rejoints par des réfugiés syriens.

L’incapacité de relever les défis économiques est illustrée par la faillite complète du projet Solidere lancé après la guerre civile par le Premier ministre et milliardaire Rafiq Hariri. Il s’agit d’un investissement immobilier de luxe pour bureaux de multinationales et magasins de grandes marques internationales, au cœur d’une ville autrefois vivante et animée avant les saccages de la guerre. Ce quartier devait être un fleuron de l’immobilier triomphant à deux pas du parlement et de l’ancien forum romain devenu une agora vide de tout passant où les soldats surveillent les allées depuis la Place de l’Etoile. Les seuls clients et investisseurs étaient surtout des riches venant des pays du Golfe. La guerre au Moyen-Orient et l’afflux des réfugiés déstabilisent le Liban, les loyers s’envolent, les petits commerces s’éteignent. Solidere est vide sauf les grands centres commerciaux où se presse la foule des acheteurs friands de produits de luxe. Une vitrine qui masque mal la situation très difficile vécue par le Liban. Le gouvernement n’a pas les moyens de financer une politique sociale, urbaine, de logements sociaux, de service public minimal comme les transports en commun ou la gestion des déchets.

Beyrouth est une jungle où règne la débrouillardise. Les jeunes comptent sur la solidarité familiale pour louer, très cher et en dollars, des appartements plus éloignés du centre. Chaque ménage doit disposer d’au moins deux voitures vu l’absence de transports en commun et les longues distances à parcourir pour gagner le lieu de travail ou d’études. Les embouteillages sont monstrueux et la pollution intense.

« L’œuvre de Dieu »

Beyrouth n’est agréable à vivre que dans la périphérie, où, sur les flancs des montagnes environnantes, s’égrènent des immeubles de logements tout neufs, empiétant sur les forêts de pins. On peut y admirer des villas, certaines célèbres comme la maison des Mouqaddamine druzes, les Mezher, un palais vieux de plus de 700 ans, où séjourna le célèbre poète français Alphonse de Lamartine à Hammana, un des plus beaux villages du Liban. De là, le poète contemplait la vallée vers Beyrouth à 32 km de là. Il écrivit : « Un des plus beaux coups d’œil qu’il soit donné de jeter sur l’œuvre de Dieu est la vallée d’Hammana ». Nous étions en 1832, le Liban faisait alors partie de l’empire ottoman. Cohabitaient les Druzes, les Maronites, les Chiites, les Sunnites, les grecs orthodoxes, les Melkites, les Arméniens, les Catholiques, les Protestants… En tout 18 confessions se partagent encore maintenant le pouvoir en un maillage complexe de familles et de religions qui donnent leur statut administratif aux Libanais. Ainsi, les mariages sont inscrits dans les registres des églises et mosquées et pas à l’état civil. Impossible donc d’obtenir une formule de mariage civil, sauf à l’étranger ! Les religieux gardent la main sur la vie sociale du pays. Nombre d’hôpitaux et de dispensaires sont édifiés par des groupes religieux. « L’œuvre de Dieu » est en réalité le creuset des rivalités, des guerres de religion. Chaque village arbore son ou ses églises, sa ou ses mosquées et la guerre civile a aussi sévi dans ce cadre enchanteur, à plus de 1000 mètres d’altitude de Beyrouth.

Certains Libanais voient donc dans la laïcité affirmée par l’Etat la seule solution pour sortir de l’impasse politique et religieuse. Ce serait une révolution dans cette histoire douloureuse. Car l’Etat libanais est condamné, à cause de sa faiblesse, à souffrir des impératifs géopolitiques dictés par les puissances plus importantes : la Syrie, Israël, l’Iran, les Pays du Golfe. Sans oublier les menées européennes, celles de la France et, bien évidemment, des Etats-Unis.

En juillet de cette année, le festival de Baalbeck s’ouvrait avec le célèbre compositeur libanais, chanteur et oudiste, Marcel Khalifé, nommé artiste de l’Unesco pour la paix en 2005. Il interprétait « Ode à une Patrie », avec l'Orchestre Philharmonique National Libanais, sur les marches du temple de Bacchus. Un temple dédié au dieu de la vie où est résumée cette patrie qui s’invente sans cesse depuis des millénaires, accumulant les apports des civilisations phénicienne, cananéenne, grecque, romaine, ottomane (qui y a édifié une tour mamelouke), kurde avec les Ayyoubides (qui ont érigé une mosquée). La musique, le chant, la culture sans cesse en transformation enrichissent cette civilisation levantine et donc, notre culture européenne. 

  • En français, le Levant désignait traditionnellement les pays bordant la côte orientale de la mer Méditerranée, en premier lieu le Liban et la Syrie. Mais la région du Levant inclut également Israël, la Palestine, la Jordanie, l'Anatolie, la Mésopotamie et l'Égypte. Le Levant est aujourd'hui plus souvent désigné sous le nom de « ProcheOrient » ou même de « Moyen-Orient », par alignement sur l'anglais Middle East. Il correspond aussi parfois au Machrek mais ce terme désigne une région plus large qui comprend aussi l'Irak. Un autre terme arabe utilisé est « Cham » qui comprend dans sa version large Syrie, Liban, Jordanie, Palestine et une partie du Sud de la Turquie.
  • Amin Maalouf. « Le naufrage des civilisations ». Ed. Grasset. 2019.
  • https://www.lemonde.fr/international/article/2019/08/26/seried-attaques-israeliennes-au-liban-contre-le-hezbollah-pro-iranien_5502937_3210.html

Rencontre avec des Palestiniens de la diaspora

Dans un village prospère aux environs d’Hammana, nous rencontrons les arrière-petits-enfants de réfugiés palestiniens de 1948. Ils étaient partis avec leurs richesses et leurs souvenirs. Leurs descendants étudient, travaillent aux Etats-Unis ou à Dubaï, adoptant le mode de vie américain d’une riche diaspora. Ils parlent business, nouvelles technologies, études universitaires de haut niveau, voyages, mariages. Les grands-parents n’oublient pas la déchirure de l’exil. La mémoire se transmet lors des réunions familiales en période estivale. On y évoqua aussi l’avènement au Congrès étatsunien d’une parlementaire d’origine palestinienne Rashida Tlaib, membre des Socialistes démocrates d’Amérique et du Parti démocrate et militant pour le BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions contre les produits israéliens). Un exemple d’action politique pour ces jeunes Palestiniens qui découvrent ainsi l’importance du combat pour les droits humains.

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L’actualité souligne l’importance de l’action politique de cette jeune femme. En effet, le président Donald Trump lui-même a demandé au Premier ministre israélien Netanyahu d’interdire l’arrivée en Israël des deux parlementaires étatsuniennes musulmanes, Rashida Tlaib qui voulait voir sa grand-mère vivant toujours près de Ramallah en Cisjordanie occupée et Ihlan Omar, d’origine somalienne. Cette interdiction avait provoqué une grande contestation y compris dans les milieux républicains, le parti de Trump et parmi les juifs sionistes, soutiens inconditionnels à Israël. Une telle atteinte aux droits de parlementaires élus démocratiquement est en effet inconcevable aux Etats-Unis. Finalement, Rashida Tlaib a renoncé à visiter sa grand-mère car les conditions posées par Israël étaient inacceptables pour elle. « Je ne peux pas permettre à l’Etat d’Israël (...) d’utiliser mon amour pour ma mamie afin de me soumettre à leurs politiques oppressives et racistes », a-t-elle tweeté. (G.L.)

L’immeuble Barakat portant les stigmates de la guerre civile. Photo © Gabrielle Lefèvre

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