Istanbul, ville monde

Zooms curieux

Par | Journaliste |
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La place Taksim à Istanbul, écrasée par une nouvelle mosquée voulue par le président Erdogan. Photo© Gabrielle Lefèvre

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« Je hais Erdogan. Je le hais ! », s’exclame une petite dame âgée, habillée de gris, foulard sur la tête, des yeux étincelants derrière ses lunettes rondes. Nous sommes place Taksim, lieu de toutes les contestations et de toutes le fêtes à Istanbul. « Pourquoi regardez-vous cela ? », nous demande-t-elle. Cela, c’est une série de grandes photos vantant le courage du peuple et des soldats et policiers turcs qui se sont mobilisés pour contrer la tentative de coup d’Etat militaire contre le président Recep Tayyip Erdogan, en 2016. Sans doute est-elle l’une des innombrables victimes de la gigantesque purge qui a suivi et de la dérive totalitaire voire dictatoriale de ce président pourtant très populaire. Peut-être son mari, son frère, un proche fait partie des 50.000 personnes arrêtées ou des 100.000 employés du secteur public licenciés à cause de vagues soupçons de complicité avec les révoltés. Ces photos témoignent d’une maîtrise remarquable de la propagande ; on y retrouve des thèmes célèbres comme celui, admirable, d’un révolté seul face à un char sur la place Tien An Men, version turque, ou des mises en scènes genre réalisme soviétique…

A cette petite dame en colère, nous répondons que nous ne sommes pas dupes de ces images de propagande, qu’il s’agit bien d’un déni de démocratie, que sont nombreux ceux qui dénoncent les arrestations arbitraires de députés, de journalistes, d’écrivains, de défenseurs des droits humains. Qu’il s’agit d’atteintes inacceptables aux droits les plus fondamentaux comme la liberté d’expression. « Dieu vous bénisse », conclut la petite dame qui s’éloigne à pas lents. A deux pas de là, des policiers gardent le parc Gezi et la place. Tout est calme.

La modernité démocratique réprimée

En juin 2019, Erdogan a fait voter une seconde fois les élections municipales d’Istanbul, une ville de 16 millions d’habitants tout de même, et les a perdues à nouveau. « C’est l’annonce de la fin du règne d’Erdogan », disent les observateurs bien au fait des jeux de pouvoir en Turquie. C’est aussi l’avènement d’un homme jeune, moderne, kémaliste et donc plutôt laïc, Ekrem Imamoglu, face au président ultranationaliste, musulman intégriste, démagogue et porteur de projets mégalomanes et terriblement coûteux comme un gigantesque nouvel aéroport, la plus grande mosquée du monde après celle de La Mecque, un palais présidentiel démesuré à Ankara… Dans un contexte de crise économique et d’afflux de réfugiés - syriens notamment la population stambouliote s’est prononcée massivement contre le président. 

Car Istanbul, avec ses presque 16 millions d’habitants sur les 82 millions de Turcs, est la cinquième plus grande ville du monde, à cheval sur l’Europe et l’Asie, héritière d’un patrimoine historique, culturel d’une richesse incommensurable, point de rencontre des cultures, des religions les plus diverses. Istanbul, ville monde, ne peut se soumettre à une homogénéisation islamiste telle que voulue par le président Erdogan.  La grande mosquée toute neuve qui écrase l’emblématique place Taksim, la révoltée, illustre bien cette emprise islamiste voulue par Erdogan. Quant au parc Gezi, poumon vert de Taksim, il devait être couvert par un centre commercial, ce qui a suscité des manifestations surtout de jeunes, violemment réprimées par le pouvoir, en juin 2013. Un nouvel opéra est aussi prévu à la place du Centre Culturel Atatürk (du nom du fondateur de la Turquie moderne) abandonné depuis 2008. C’est cela la politique du rouleau compresseur façon Erdogan pour effacer le modernisme laïc voulu par les successeurs de Mustafa Kemal.

Indispensable laïcité

« La laïcité est essentielle à la paix mondiale », s’exclame un ami turc, ancien syndicaliste, qui nous détaille l’actualité de cette ville gigantesque, confrontée depuis des siècles au mélange de cultures et des religions. Une ville qui accueille à présent 1 million de réfugiés syriens et de nombreux afghans. Il nous montre les quartiers populaires où se fond une partie de ces réfugiés qui pratiquent toutes sortes de petits métiers, sans protection de leur travail d’ailleurs. Ils ne sont pas défendus par les syndicats mais par des mouvements sociaux de solidarité et par des associations créées par ces ressortissants. La tension est parfois vive car la population locale vit au seuil de pauvreté, environ 350€ par mois et doit payer des loyers élevés.

L’Europe, elle, paie des milliards d’euros au régime d’Erdogan pour maintenir ces réfugiés loin de ses portes d’entrée. « Une illusion », nous dit notre ami. « L’histoire des migrations à la suite de guerres ou de famines prouve qu’ils ne rentreront jamais. Ils resteront en Turquie. L’Europe doit s’attendre à ce qu’ils viennent dans les pays européens. » Cette analyse d’un représentant de la gauche turque est aussi un avertissement : « cette question de la migration est le problème majeur de l’Europe. Si elle ne s’en préoccupe pas et si elle ne le gère pas, ce sera la fin de l’Europe, éclatée entre des pays qui se doteront de régimes populistes anti immigrés. » Il poursuit : « Les Européens doivent revoir leurs relations avec les pays du Proche et du Moyen Orient et le pourtour de la Méditerranée, afin de trouver une solution aux mouvements migratoires inéluctables. Les intégrer dans une politique de développement démographique et économique indispensable à la survie de la vieille Europe. »

Pour la gauche progressiste laïque, la seule vraie réponse doit venir de la laïcité, explique-t-il. Pas la laïcité sectaire à la mode française mais celle qui est porteuse des valeurs pour un nouveau « vivre ensemble » non dominé par les religions. Une laïcité qui donne les mêmes droits à tous, quels que soient sa religion, son origine, son sexe.

Istanbul offre un paysage étonnant de mosquées, d’églises catholiques, orthodoxes, protestantes, de synagogues qui coexistent dans les quartiers et dans l’histoire. La question du génocide des Arméniens reste brûlante, non discutée : un non-dit douloureux. Le président actuel entend bien affirmer la primauté de l’islam en faisant construire quantité de nouvelles mosquées. Mais il reste que la sécularisation de la société se poursuit. Les jeunes cherchent une vie meilleure dans l’émigration (l’Allemagne compte 4 millions de Turcs), beaucoup font leurs études à l’étranger car l’université d’Etat n’est pas soutenue suffisamment par les pouvoirs publics et les universités privées, très coûteuses, se multiplient. Or, l’enseignement y est de piètre qualité : on achète les diplômes qui sont donc dévalorisés. Les jeunes cherchent des diplômes de qualité ailleurs. Ils allaient volontiers aux Etats-Unis mais le ressentiment contre ce pays est devenu très fort à la suite des guerres contre l’Irak, la Syrie, l’Afghanistan et maintenant la tension avec l’Iran, ce qui déstabilise toute la région.  « Même la droite est devenue anti USA », nous dit notre ami.

La Turquie, carrefour des civilisations, a sa place dans notre histoire européenne, même si, dans de nombreux pays, on se souvient des conquêtes et d’occupations par l’empire ottoman. Si elle se choisit un régime politique démocratique, laïc, progressiste, elle dynamiserait l’Europe non seulement économique mais aussi culturelle. Encore faut-il que l’Union européenne s’ouvre enfin à cette jeunesse porteuse de talents. A ces migrations qui enrichissent les sociétés.

Sur le même sujet :

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http://www.entreleslignes.be/poing-de-vue/2017/semaine/02/ligne-rouge

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Le président Erdogan en « père des Turcs », place Taksim. Photo © Gabrielle Lefèvre

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