La sécurité sociale : une grand-mère numérique ?

Zooms curieux

Par | Journaliste |
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Cette vieille dame célèbre ses 75 ans. Elle a tous les aspects d’une grand-mère protectrice puisqu’elle veille sur nous de la naissance à la mort. La sécurité sociale affronte cependant les défis de l’ère du numérique.

Il est vrai que cette bonne vieille Sécu a accumulé sur nous une quantité incroyable de données très personnelles qui permettent de nous gratifier des aides, allocations, traitements et autres ressources matérielles indispensables à notre vie, surtout en cas de coups durs, mais aussi d’élaborer des politiques globales de gestion de cette aide pour les citoyens. Le défi qui se pose aujourd’hui est d‘assurer la confidentialité de ces données, d’assurer leur gestion informatisée de manière cohérente entre les nombreux services administratifs qui, du fédéral au communal, s’occupent de notre bien-être.

La sécurité sociale n’est pas une entité abstraite, pas plus que nous sommes des « fantômes numérisés » : il s’agit de milliers de fonctionnaires s’occupant des dossiers de milliers de personnes, chaque cas étant différent et ne rentrant pas dans des « cadres logiques » uniformes.

 Comment garder l’humain dans cette gestion « intelligente » ? Comment éviter la robotisation de l’aide sociale ? Comment garder les moyens matériels d’assurer cette aide tellement différenciées dans un pays qui éclate administrativement ? C’est l’objet d’un intense travail de réflexion qui a débuté par un colloque « La sécurité sociale du futur » lancé par le Service public fédéral Sécurité sociale. (1)

Flexibilité et numérique toute la vie

 Dans un contexte de difficultés économiques accrues par l’évolution vers l’économie numérique et par l’évasion fiscale qui prive les gouvernements de moyens considérables permettant d’assurer la protection de tous, le SPF rationalise au maximum : on tend vers un statut social unique pour tous les travailleurs qu’ils soient salariés ou indépendants. Et parce que les emplois se modifient, fini les longues carrières chez un employeur unique, il faut s’adapter à la flexibilité exigée aujourd’hui pour trouver un job sur le marché de l’emploi et donc, apprendre tout au long de sa vie et subir une évaluation constante de ses compétences. On envisage donc d’instaurer un « compte de formation » pour chaque travailleur ou chercheur d’emploi.

Cela signifie aussi que tous nous sommes priés de maîtriser les outils informatiques car le gouvernement veut réduire les coûts de la paperasse administrative : réduire le nombre de formulaires à remplir, ne plus solliciter sans cesse les employeurs et les travailleurs pour mettre à jour les dossiers, diminuer le nombre de rubriques à remplir… Chaque citoyen devrait avoir son statut social en poche (électronique) et dialoguer plus facilement avec les diverses administrations qui s’échangeraient plus facilement les données. Notre « fantôme numérique », en quelque sorte !

Ceux qui tombent hors du filet de la sécu

L’urgence est là : la sécu représente 125 milliards de budget par an dont 5 milliards pour assurer le fonctionnement du système. Comment financer cela dans cette économie où l’on sait bien que les robots ne vont pas payer des allocations ? Comment évoluer dans une Europe qui n’arrive pas à maîtriser le dumping social, où l‘on attend toujours une recommandation sur la protection sociale des travailleurs et des indépendants ? De plus, à cause même de la digitalisation qui n’est pas possible pour tous, les demandes d’aide sociale augmentent venant des plus pauvres, des plus fragilisés, des plus âgés. Et, phénomène très inquiétant : le non recours aux droits sociaux est plus important qu’on ne le croit. Dans certains pays, on estime à 40 voire 60% de non recours.

Ce fut démontré par Laurence Noël, collaboratrice scientifique à l‘Observatoire de la Santé et de Social de la Région Bruxelles-Capitale et à l’ULB. (2) Selon son étude, trop de personnes ne connaissent pas leurs droits à une aide quelconque et y renoncent à cause de la complexité du parcours, des informations contradictoires. D’autres n’accèdent pas à leurs droits car elles se perdent dans les conditions nombreuses auxquelles elles doivent répondre et ne peuvent assurer elles-mêmes la coordination de leur dossier. Il arrive que l’administration ne leur propose pas d’accéder à certains droits, en raison d’équilibres budgétaires à respecter ou de pression par la charge de travail. Le non-recours aux droits concerne tous les droits sociaux fondamentaux. Certaines personnes refusent les formations proposées à la suite d’échecs répétés. D’autres reportent les soins de santé dont ils auraient besoin car ils se trouvent à la marge des conditions de l’intervention majorée. Résultat : les CPAS servent d’entonnoir à tous ces exclus du système d’assurance sociale et ceux qui sont temporairement sans droits. Or, ils manquent d’argent et de personnel pour aider tous ces cas à réintégrer la sécurité sociale.

Autre frein à l’accès aux droits : nombreux sont ceux qui veulent éviter le stigmate et les représentations négatives associées à un statut (handicapé, …) ou à des institutions (CPAS, …). Différentes associations et ONG les aident en attendant que ces personnes récupèrent leurs droits et connaissent bien leur humiliation et leur colère. Tout leur parcours de vie est lié aux administrations qui ne sont plus accessibles que par téléphone, par internet et qui doivent traiter de plus en plus de données. Les personnes précarisées doivent toujours prouver leurs demandes ce qui allonge les délais pour obtenir des attestations, des réponses. Il faut souligner aussi l’importance de la fracture numérique : beaucoup ne maîtrisent pas l’outil informatique dont ils ne disposent pas faute d’argent. On estime à 15% les Belges qui ne disposent pas d’une connexion à l’internet.

De précarisation à précarisation, nombre de personnes tombent hors des mailles du filet de la protection sociale, perdent leur logement, glissent sous le radar des services officiels.

Que faire ? Laurence Noël détaille les recommandations recueillies lors de l’enquête auprès de divers répondants (intervenants au sein des services d’institutions de la sécurité sociale, de services sociaux et de personnes en situations de non-recours). Il faut, notamment, que les codes correspondent aux situations de vie humaines, mais ce n’est pas toujours possible, que les réglementations soient harmonisées. Il s’agit d’instaurer une veille législative et administrative, équilibrer la visibilité et l’effectivité des droits et donc, simplifier et harmoniser les législations. Bref, visibiliser les invisibles. Problème : comment traduire les problèmes vécus par les gens en algorithmes avec quels effets juridiques ? Veut-on vraiment aider les gens ou seulement lutter contre la fraude ?

Les inégalités s’accroissent et donc la pauvreté

Il est donc temps de prendre le temps de réfléchir, d’analyser ce phénomène et de dégager une vision de cette sécurité sociale du futur qui reste basée sur l’historique solidarité entre les citoyens (et non pas sur « l’Etat providence » comme cela a été dit!) et sur un changement de modèle économique où la redistribution des richesses soit mieux assurée. D’ailleurs, notre modèle de sécu sociale peut vraiment servir d’exemple dans de nombreux pays européens. Il a évolué au grés des crises et mutations économiques, ce qui a permis d’en atténuer les coûts sociaux (la sécu « tampon »).

Malgré cela, les inégalités s’accroissent partout en Europe même si on constate une augmentation du nombre d’emplois et la hausse globale des revenus. La pauvreté grandit et de plus en plus de familles dépendent en tout ou en partie de la sécurité et de l’aide sociale à cause de la très grande difficulté de trouver des emplois pour les personnes peu qualifiées, pour les seniors pas assez flexibles, pour les mères seules avec leurs enfants. Même les revenus de certains travailleurs à temps plein ne suffisent pas à se hausser au-dessus du seuil de pauvreté. Les salaires actuels ne permettent pas de payer les contributions et les patrons ont obtenu des derniers gouvernements une diminution des cotisations sociales. De plus, la FEB ne veut pas d’augmentation salariale car elle estime mériter une compensation pour ses investissements supplémentaires et pour le paiement des impôts (un comble quand on sait que tous doivent payer l’impôt, fondement de notre solidarité).  Résultat : il n’y a plus assez d’argent pour financer le système. A moins que l’Etat se mette enfin à taxer les revenus les plus élevés et à empêcher l’évasion fiscale.

Il y a bien sûr une série de propositions pour tenter d’améliorer cette situation. La plus radicale reste celle évoquée depuis longtemps par Philippe Defeyt, président de l’Institut pour le développement durable : le revenu de base, celui de l’assurance sociale imaginée en 1944, un revenu qui ne remplace pas la sécurité sociale mais permet de supprimer les « pièges à l’emploi » (plus d’avantages à être assisté social que travailleur), individualise les droits pour tout le monde y compris les assistés, rapproche les trois statuts de travailleurs et serait le meilleur outil contre la pauvreté. Un système qui simplifierait fortement l’actuelle complexité administrative sans pour autant nous transformer en « fantômes numériques » à savoir un dossier informatisé, même simplifié, traité par des fonctionnaires débordés.

Reste que, selon plusieurs intervenants, la meilleure sécurité sociale c’est de fournir des emplois avec salaires décents principalement aux personnes les moins qualifiées. Car nous détenons le record d’Europe des personnes inactives : 40% de la population. Cela nécessite un accompagnement individualisé plus performant notamment pour les chômeurs de longue durée et cela rend leur fierté et leur dignité aux personnes assistées.

Ces mots, dignité et fierté ont été traduits en exemples vécus par Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. Pour elle, il faut réinvestir dans l’aide humaine, aux guichets, dans les contacts personnels entre les personnes demandeuses d‘aide et l’administration. Il nous faut des « experts du vécu », au service des citoyens, dit-elle. Il faut simplifier d’urgence l’accès aux droits de base : logement, soins, mobilité, enseignement, rétablir la confiance et ne pas voir les demandeurs d’aide comme de potentiels fraudeurs, éliminer la « contrôlite aigue », le statut de cohabitant… Bref, il faut cesser de gérer la pauvreté mais en sortir.

Sortir du marché ?

Tout au long de ce Forum organisé par le service public fédéral, était déclinée l’interrogation fondamentale posée aux gouvernements, qu’ils soient belges ou d’autres pays européens et à l’Europe elle-même : rester dans notre économie de marché où la concurrence subsiste entre riches et pauvres même si on lisse quelque peu ces disparités en assurant les droits fondamentaux des plus précarisés, ou sortir du système de la marchandisation et démocratiser l’accès aux soins de santé, à l’éducation, aux transports, à l’énergie, au logement…

Une vision plus fraternelle telle que prônée par Lord Beveridge pendant la première moitié du XXème siècle et qui fut à la base de notre système de sécurité sociale : toute la population a droit à la sécurité d’existence. Moyennent des impôts, Lord Beveridge prévoyait une même prestation forfaitaire pour tout citoyen, indépendamment du type d’emploi, en cas de chômage, de maladie, de départ à la pension, etc. Il soulignait : « Un moment révolutionnaire dans l’histoire du monde est un temps pour les révolutions, pas pour les raccommodages. » (3)

 

Qu’est-ce que la sécu ?

Notre système de protection sociale est basé sur la solidarité entre les travailleurs et les chômeurs, les personnes en bonne santé et les malades, les familles sans enfants et celles avec enfants, les actifs et les pensionnés, les personnes ayant des revenus et celles qui se trouvent sans ressources.

Elle assure trois fonctions : revenu de remplacement, supplément de revenu et prestations d’aide. 

Elle se décline comme suit :

Sécurité sociale (en sept branches) :

  • Les pensions de retraite et de survie.
  • Le chômage.
  • L’assurance contre les accidents de travail.
  • L’assurance contre les maladies professionnelles.
  • Les prestations familiales.
  • L’assurance obligatoire soins de santé et indemnités.
  • Les vacances annuelles.

L’aide sociale :

  • Le revenu d’intégration (et l’aide sociale au sens large).
  • La garantie de revenus aux personnes âgées.
  • Les prestations familiales garanties.
  • Les allocations aux personnes handicapées.

Pour en savoir plus : « La sécurité sociale. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir ». Une brochure très claire accessible à la page https://socialsecurity.belgium.be/fr/publications/tout-ce-https://socialsecurity.belgium.be/fr/elaboration-de-la-politique-sociale/forum-la-securite-sociale-du-futur/multimediaque-vous-avez-toujours-voulu-savoir-sur-la-securite-sociale

 A lire : une analyse critique de la sécu et du revenu universel dans « Ensemble ! Pour la solidarité, contre l’exclusion », quadrimestriel N°97, septembre 2018. Une publication du Collectif Solidarité contre l’Exclusion.

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