Répression brutale au Bélarus

Les indignés

Par | Journaliste |
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De jeunes médecins en blouse blanche et parmi eux Vyacheslav Kudenko, 23 ans. Photos © D.R.

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La violence extrême utilisée par des éléments de la police du Belarus contre des manifestant.e.s pacifiques est dénoncée fermement par des citoyens de Belarus et par de associations dans le monde entier et notamment par Amnesty International. A.I. explique que « des milliers de citoyen·ne·s biélorusses sont descendu·e·s dans les rues de tout le pays pour protester contre ce qu’ils·elles considèrent comme une élection présidentielle truquée, après la victoire écrasante du président sortant Alexandre Loukachenko le 9 août dernier. »

De nombreux témoignages prouvent l’impitoyable répression exercée par la police sur ces manifestant.e.s. au point qu’il y a au moins deux décès confirmés et des centaines d’arrestations.

https://www.amnesty.be/infos/actualites/article/belarus-actes-torture-infliges-maniere-generalisee-manifestants

Nous avons reçu de Vladimir Vassiliev, journaliste du Belarus, le témoignage éprouvant d’un jeune médecin stomatologue, Vyacheslav Kudenko, 23 ans, arrêté par les forces spéciales, les OMON, battu, humilié, torturé. Vladimir Vassiliev a jadis collaboré à la presse d’opposition avant de s’orienter, ces dernières années, vers le reportage sportif. Les derniers événements l’ont amené à se rallier à la contestation de l’autocratie d'Alexandre Loukachenko, des résultats falsifiés des élections et des méthodes cruelles de répression qui ont eu cours après les élections, aux fins d’écraser cette contestation. Voici le récit de ce jeune médecin tel que recueilli par Vladimir Vassiliev.

La matraque comme moyen d’éduquer et de réprimer

Il y a quelques semaines, ce jeune homme n’aurait pu imaginer, même dans un cauchemar, ce qui lui est arrivé. Il est diplômé de l'Université d’Etat de médecine du Bélarus. Stomatologue de profession. Il termine actuellement un stage dans l'une des polycliniques de Minsk. À 23 ans, Vyacheslav Kudenko a voté pour la deuxième fois aux élections présidentielles. Et les deux fois, son choix n'était pas en faveur du président actuel. Il est issu d'une famille ordinaire - sa mère est institutrice et son père chauffeur de trolleybus – et pourtant Vyacheslav n'a jamais été un partisan du gouvernement actuel. Mais il ne se considérait pas comme l'un de ses ardents adversaires. Au moins jusqu'à ce printemps.

Mais ensuite, la pandémie de coronavirus et la position particulière du Belarus en matière de quarantaine obligatoire, puis l'activité politique considérablement accrue des Bélarussiens, ont beaucoup changé. Premièrement, les déclarations étranges de A. Lukachenko sur l'efficacité particulière des « méthodes populaires » de lutte contre le COVID-19. Et puis son activisme inattendu et délirant dans la lutte, par toutes les méthodes légales et illégales, contre l'enregistrement des candidats à la présidentielle Tikhanovsky, Babariko et Tsepkalo. Plus le jour des élections approchait, moins il y avait de partisans du président sortant. Et plus la jeunesse biélorusse devenait active, moins il y en avait qui pouvaient s’accommoder avec la personnalité d'A. Loukachenko, siégeant sur le « trône présidentiel ». L'activité de Vyacheslav Kudenko s'est réveillée avec cette jeunesse. Peut-être n'était-il pas prêt à participer ouvertement à des rassemblements non autorisés contre la falsification des résultats des élections. Mais il ne pouvait pas non plus rester complètement distant. Trop de cas de violation de la législation électorale bélarussienne ont été révélés que pour rester dans l’indifférence.

Nous avons rencontré Vyacheslav après qu'il se soit remis du stress et du choc, eu égard à ce qu’il avait enduré. Les nombreux hématomes que j'ai vus sur son corps, traces de coups sévères, n'étaient qu’un petit aperçu de ce qui était réellement arrivé à ce jeune homme pendant trois jours de sa vie, du 11 au 14 août. Ce sont les jours dont le Belarus d'aujourd'hui se souviendra longtemps, comme de cruelles violences policières, illégales et incompatibles avec les conceptions modernes des Droits de l'homme et des droits civils constitutionnels.

Vyacheslav, comment vous êtes-vous retrouvé parmi les manifestants le 11 août?

Nous avons convenu avec les copains, avec mes collègues, de travailler en tant que volontaires lors des manifestations. C'était comme ça au début. Un de mes amis de la faculté de médecine m'a écrit et m'a suggéré de m'organiser pour fournir une assistance médicale aux victimes des manifestations à venir, qui promettaient d'être houleuses. Et c'est ce qui est arrivé.

C'est une bonne chose, avez-vous convenu à l'avance que vous seriez volontaires pour aider les deux parties participant aux manifestations ?

Bien sûr, nous étions prêts à aider tous les blessés. Mais, comme on le voit dans la vidéo, les responsables de la sécurité blessés ont été immédiatement emmenés par leurs collègues et emmenés à leur service médical. Et nous avons compris que lors de ces manifestations houleuses, la police serait méchante, et que même si nous participions en tant que médecins, cela ne nous garantirait pas de ne pas être battus. Nous avons compris que notre volontariat était une activité risquée.

Était-il nécessaire de s'inscrire quelque part, ou s'agissait-il vraiment d'une action purement bénévole, de votre plein gré sans formalités ?

Il n’y avait pas d'inscription. Deux jours avant les élections, soit le 7 août, nous avons convenu que le 9 août, dimanche soir, nous sortirions pour la première veille. Nous avons étudié la littérature nécessaire sur les premiers secours, acheté les médicaments indispensables et ... sommes partis.

Portiez-vous des insignes ? Peut-être des vestes médicales bleues ou quelque chose comme ça ?

Nous avons enfilé nos blouses médicales.

Les gens en blouse blanche ...

Oui, c'était visible de loin, nous avons été immédiatement reconnus.

Et vous et vos collègues n'étiez pas gênés par le fait que les gens allaient affronter « chaudement » la police avant même que les résultats du vote ne soient connus ?

Nous y avons réfléchi, mais avons décidé de nous positionner non pas comme des manifestants avec des fonctions de médecins, mais simplement comme des médecins qui ne participent pas aux manifestations. C'est ainsi que nous comprenions l'essence du volontariat.

Pourquoi avez-vous conclu qu'il y aurait des blessés?  Les manifestants étaient-ils équipés de barres de fer ou jetaient-ils des pierres, ont-ils montré d'une manière ou d'une autre leur disposition agressive envers les autorités?

Parce que nous connaissions le gouvernement actuel et ce dont il est capable. Nous savions déjà qu'il n'y avait jamais eu une telle manifestation en Biélorussie auparavant. Et nous nous préparions au pire, au cas où, car le niveau de protestation était très élevé. Et l'humeur des manifestants était vraiment agressive.

Vous avez pu aider quelqu’un ?

À vrai dire, malgré notre désir sincère et désintéressé, nous n’avons pas réussi à nous porter volontaires. Nous n'avons aidé personne ni le premier, ni le deuxième, ni même le troisième jour. Notre aide n’était pas nécessaire et cela, pas parce qu’il n’y avait pas de blessés !

Mais pourquoi donc ?

Dès le premier jour, les agents des forces spéciales anti-émeutes, les OMON[1], ont employé des grenades assourdissantes, des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. Dès qu’ils attaquaient, il y avait des blessés. Ils jetaient des grenades sur les manifestants et se mettaient en mouvement. Dès ce moment, il était impossible d’approcher les blessés. Ceux qui ne réussissaient pas à s’échapper étaient emmenés. Et ceux qui s’échappaient n’avaient plus besoin d’aide.

Donc, d’après votre expérience, ce genre de bénévolat dans les actions de protestation est inutile ?

Le problème était aussi que nous n’avions pas internet. Nous ne savions pas ce qui se passait, ni à quel endroit. D’un jour à l’autre, les protestations se sont déplacées du centre vers la périphérie. Sans informations, nous ne savions tout simplement pas où aller. On agissait au hasard. Le troisième jour, nous nous sommes déplacés en voiture, nous avons pu atteindre des lieux où se trouvaient les manifestants, mais nous arrivions toujours trop tard. Il n’y avait plus de blessés à trouver.

Et comment vous a-t-on arrêté ?

Nous avions décidé d’aller voir, par curiosité, s’il y avait des traces d’affrontements avenue des Vainqueurs, près de la stèle (commémorant la deuxième guerre mondiale). Il était environ minuit. Nous sommes arrivés près de l’hôtel « Yubiléïnaïa ». Une voiture balisée de la police étaient là et nous a obligés à nous arrêter. Ce que nous avons fait, et ils nous ont embarqués. Nous nous sommes assis dans la voiture comme des civils ordinaires, sans blouses, elles étaient dans le coffre. En fait, tout le monde qui passait par là était arrêté. On nous a dit de sortir de la voiture, de récupérer nos téléphones, de les déverrouiller. Dans ma galerie, sur mon téléphone, ils ont trouvé une photo où les rangs des OMON étaient visibles. Aucun des policiers ou des agents de la circulation ne s'est présenté à nous. Ils ont parlé entre eux. Après avoir vu mes photos, ils ont dit: « Ce sont les manifestants ». Puis ils ont examiné nos affaires dans la voiture, trouvé des blouses et des médicaments. Et ils n'ont plus eu aucun doute que nous étions bien liés aux actions de protestation.

Avez-vous essayé de leur dire que vous étiez des médecins bénévoles ?

Oui, mais c'était inutile. Ce n'était pas convaincant pour eux.

L'un de vous a-t-il essayé de refuser de déverrouiller votre téléphone ?

Non. À ce moment-là, nous avons suivi toutes leurs instructions. Ils étaient tous comme des armures, physiquement forts, musclés et armés. Nous avons obéi sans poser de questions et n'avons pas essayé de résister. Ils avaient des regards méchants, comme fous. Évidemment, ils n’étaient pas disposés aux plaisanteries. C'était compréhensible.  Cela fait trois jours qu’ils étaient envoyés d'un endroit à l'autre, à la chasse aux manifestants, car il y avait des manifestations dans de nombreux quartiers de la ville.

Vous étiez prêt à aller en prison ?

Nous étions prêts à ce qu'ils nous détiennent, peut-être pour une journée. Mais nous savions que nous n’avions commis aucun crime. Et nous étions calmes. Par conséquent, nous sommes allés volontairement  dans le « avtozak », le  fourgon cellulaire[2] lorsque nous avons reçu l'ordre de nous y rendre. Notre voiture est restée sur le lieu de détention. Puis elle a été évacuée vers la fourrière.

Et que se passait-il autour de vous à ce moment-là?

Quelqu'un a encore été arrêté, mais nous ne l'avons pas vu. Les trois jours que nous avons dû passer en détention, tous nos mouvements se sont déroulés en mode « face cachée » ou « les yeux au sol ». Vous ne pouviez pas regarder autour de vous, vous ne voyiez que le sol devant vous, pour ne pas tomber. Au début, j'ai essayé de lever la tête pour ne pas trébucher, et j'ai immédiatement reçu un coup de matraque. Et c'était ainsi pour chaque désobéissance.

Où vous ont-ils frappés ?

Sur la tête, sur les jambes, sur le dos.

Avec des matraques ?

Et avec des gourdins, des coups de pied et de poings, autant que nécessaire.

De la sorte, vous avez été mis, selon l’expression policière consacrée, « hors d’état de nuire » ?

Oui.

Les menottes ont-elles été utilisées?

Non. Des attaches en plastique étaient utilisées comme menottes, les mains devant ou derrière le dos. Ces liens ont été changés pour moi à plusieurs reprises.

Vous ne pouviez opposer aucune résistance ?

Nous ne pouvions pas et nous n’avons pas essayé. Nous avons été jetés dans un fourgon. A ce moment-là, personne n’a fait état d’accusations ou d’explication des raisons de la détention. Pourquoi?  Ils croyaient que tout était clair pour tout le monde. Bien que, à vrai dire, au moment de notre arrestation, nous conduisions simplement une voiture, nous n’avions pas de drapeaux blanc-rouge-blanc, nous n’avions pas usé de klaxons, et n’avions pas agité les mains depuis les vitres de la voiture. Nous étions juste en train de conduire. Toutes les voitures circulant à ce moment-là le long de l'avenue des Vainqueurs du centre vers la stèle, ont été à priori classées par les forces de sécurité comme participantes aux manifestations. Juste en face de nous, dans une voiture arrêtée, un pistolet à gaz a été trouvé en possession d'un homme, probablement même avec la permission d'en posséder. Mais il a été battu si fort que nous avons pensé qu'il serait tué sur le coup. Juste parce que l’homme siégeant à la place du chauffeur était équipé d’une tenue de cuir de motocycliste.

Au moment de votre arrestation, aviez-vous le sentiment que les forces de l'ordre avaient tenté de vous battre de façon à ne pas laisser de traces ? Autrement dit, ils n'ont pas frappé au visage, essayant de ne pas avoir de sang?

À ce moment-là, ils ont frappé dans le dos et sur les fesses, c'est-à-dire sur les parties fermées du corps. Au visage, on n’a reçu que des gifles légères, simplement pour intimider. Ils ont commencé à nous battre plus sérieusement dans le fourgon, c'est-à-dire quand ce n'était plus visible de l'extérieur. Tout le monde a eu un coup de pied en entrant dans le fourgon. Les filles aussi. Nous étions trois hommes, et il y avait une autre fille avec nous.

Comme le disent de nombreuses victimes, dans des fourgons, elles ont été jetées en tas par terre. Était-ce votre cas ?

Pas exactement de cette façon. Nous étions d'abord assis sur des bancs à l'intérieur de la camionnette. Puis, quelques minutes plus tard, ils m'ont jeté au sol et m'ont attaché les mains par derrière. Puis ils ont commencé à frapper.

Juste comme ça, pour rien ? Ou essayaient-ils d’obtenir quelque chose ?

Lorsque la voiture a démarré, la principale question que les forces de sécurité ont commencé à poser à tout le monde était : "Combien avez-vous été payés et qui? " À chaque fois. Toute réponse, du genre « Personne ne nous a payé, nous sommes allés à la manifestation nous-mêmes » ne leur convenait pas. Elle était considérée comme une mauvaise réponse. Ils m'ont frappé avec des matraques dans le dos et les jambes. Je me souviens aussi qu'ils marchaient avec leurs bottes sur le dos des personnes allongées sur le sol. Ils m’ont coupé les cheveux. Je portais des cheveux longs attachés avec un élastique. Ensuite, les cheveux coupés ont été enfoncés dans mon pantalon par derrière, ils ressemblaient à une queue de cheval. Et ils ont éclaté de rire.

Avez-vous essayé de leur parler?

En écoutant comment ils se parlaient entre eux, j'ai compris qu'il valait mieux se taire. Premièrement, j'attirerais l'attention avec ma voix, deuxièmement, ils commenceraient à poser des questions, et le plus souvent mes réponses seraient « fausses » pour eux. Ma vérité ne leur convenait pas, ils m'ont battu pour cela. Par conséquent, j'ai essayé de rester silencieux autant que possible.

Et quelqu'un a dit qu'il était payé ?

De ceux que j'ai entendus, ou que j'ai connus, personne n'a dit qu'il était payé. Plus tard, j'ai appris que l'une des personnes arrêtées avait avoué avoir été payé 4O euros. Mais c'était un incident isolé.

Quelle était votre opinion sur les forces de sécurité à ce moment-là ?

Franchement, ils n'ont pas beaucoup d'intelligence. Ils font totalement confiance à leurs commandants. Il est à noter qu'il n'y avait en fait aucune information objective ni des médias d'État, ni de l'opposition. Et les sites indépendants, par exemple « NEXTA », donnent souvent des fausses informations contre les autorités. Et je pense que leurs commandants ont donné plusieurs exemples de tels mensonges ou « fake news » de la part de NEXTA. Les miliciens ordinaires n'ont fait confiance qu'aux médias d'État et à leurs chefs. Pour les OMON, les commandants sont une autorité incontestable. Et ils croient tout ce qu'ils leur disent. Ils ont aussi un fort instinct grégaire. Lorsque, par exemple, la fille qui nous accompagnait a essayé de parler à l'un d'eux séparément, il a réagi plus ou moins adéquatement et calmement. Mais lorsqu'un de ses collègues est apparu, l'agressivité est immédiatement montée d’un cran. C'est ainsi qu'ils fonctionnent, avec cet instinct grégaire.

Y avait-il des Russes parmi les forces de l’ordre ?

Je ne peux pas le dire avec certitude, mais l'une des filles détenues a déclaré qu'elle avait été arrêtée par des policiers en uniforme des OMON belarussiens mais qu’ils avaient un « parler » russe.  Entre eux, et sans prêter attention à la fille, ils ont dit qu’ils s’ennuyaient en Biélorussie et qu’ils voulaient rentrer chez eux le plus tôt possible. Faisaient-ils partie du commandement ou était-ce des spécialistes russes venus se former, je ne peux pas le dire.

Dans le fourgon, vous avez été emmenés du lieu de détention au département des forces de l’Intérieur du district de Frunzensky. Que s'est-il passé ensuite ?

Là, nous avons été emmenés dans la salle de formation. C'était la nuit du 11 au 12 décembre. De toute évidence, toutes les cellules étaient pleines, alors nous avons été amenés dans cette salle. Nous étions couchés face contre terre sur le sol caoutchouté. Les mains étaient liées dans le dos. Et les coups ont commencé. Ils m'ont battu comme ça, ou quand j'ai répondu à une question, qu'elle soit correcte ou non, peu importait, il n’y avait pas de règle. Parmi ceux qui nous ont battu, 90% avaient une cagoule sur le visage. Presque tous étaient en civil. Il était impossible de les identifier. C'est pourquoi je n'ai pas soumis de demande au comité d'enquête au sujet de mon passage à tabac.

D'après vous, quels étaient leurs âges, leurs grades ?

Ils avaient 25 ans et plus.

Leur but était-il simplement de vous intimider, ou cherchaient-ils à obtenir des informations utiles ?

A différents stades de notre détention, les forces de sécurité recherchaient des coordinateurs. En plus du principal objectif d'information qu'ils se sont probablement fixés, je peux absolument dire qu'ils ont trouvé satisfaction à frapper les détenus.

En tant que médecin, pourriez-vous déterminer qu'ils étaient sous l'influence de drogues ou de psychotropes ?

Je ne prétends pas dire cela. Mais lorsque mes amis et moi avons discuté pour la première fois de notre possible vengeance sur l'un de nos agresseurs, nous nous sommes alors demandé : comment peut-on à ce point transformer de jeunes pacifiques en être aussi cruels ?

Nous sommes arrivés à la conclusion que ces jeunes siloviki (agents des forces de sécurité) ont dû être « formés » par leurs commandants, leurs idéologues. Ils ont créé une « image de l’ennemi », laissé entendre que tous les manifestants n'étaient pas pacifiques a priori, que tous venaient aux manifestations avec des couteaux, des coups de poing américains, des bâtons et des équipements de protection. Et que nous sommes venus là-bas dans un seul but : blesser ou tuer quelqu'un des forces de l'ordre. Sans même comprendre pourquoi ils nous gardaient là-bas, ils ont juste commencé à nous battre. Ils étaient convaincus que chacun de nous, d'une manière ou d'une autre, avait pour objectif de paralyser les forces de sécurité.

Mais le rôle d'un vrai policier est de détenir un criminel coûte que coûte, et l'ayant déjà détenu, sachant même qu'il a commis un crime grave, de l’emmener au lieu de détention de telle sorte qu’il n’ait aucune souffrance. Et si vous, en tant que policier, vous vous permettez de le battre, alors vous n'êtes plus un agent de sécurité. Vous êtes un bandit.

A leurs yeux, nous étions condamnés avant même le moment de l'arrestation. Ils ont reçu de telles instructions. Je ne peux pas dire s'ils ont reçu des médicaments « pour le courage ». Je ne sais pas cela. La raison en est peut-être que la police anti-émeute a toujours pu agir dans l’impunité pendant la période du règne de Loukachenko. Je n'ai pas entendu dire que des OMON aient été punis pour avoir été trop loin dans l'arrestation de manifestants.

Mais jamais au cours de l’histoire de la République de Belarus il n’y a eu quelque chose de semblable à ce qui se passe maintenant. J'essaie de comprendre ce qui a changé chez les gens, qu'est-ce qui a changé dans les forces de sécurité bélarussiennes ?

Je ne sais pas ce qui a changé en eux.

Et pourtant, ils ont reçu des informations utiles pour eux en vous battant ?

Je pense que oui. Lorsque nous avons été emmenés du service de police au Centre d'isolement des délinquants rue Okrestina, nous avons été plus ou moins triés. Probablement, en fonction du moment et du lieu de la détention, de ce que les gens ont dit pour leur défense. Les informations reçues ont été en quelque sorte comparées et les questions étaient déjà plus spécifiques, plus concrètes.

Et comme auparavant les réponses étaient correctes ou « incorrectes » ?

Oui. Je me souviens aussi que lorsqu'une femme m'a interrogé, elle m'a demandé de donner les mots de passe des réseaux sociaux sur mon téléphone. J'ai refusé, mais elle a appelé le plus agressif des agents de sécurité dans cette pièce. Il était, semble-t-il, aussi le plus âgé en grade et le plus grand en taille. Les deux coups reçus sur la mâchoire inférieure m'ont rapidement convaincu. De plus, il calculait si bien la force que ça faisait mal, mais il n'y avait pas de traces. Même pas d’ecchymose.

Combien de temps y avez-vous passé?

Nous avons été amenés au département des affaires intérieures du district de Frunzensky vers 3 heures du matin, et nous y sommes restés jusqu'à midi.

Vous avez été nourris? Vous ont-ils donné de l'eau?

De l'eau, oui, mais pas nourris.  Nous n’étions autorisés d’aller aux toilettes aux toilettes qu’en compagnie d'un gardien. Nous étions environ 150. Par conséquent, la paperasse a pris beaucoup de temps.

Vous souvenez-vous des documents que vous avez signés?

Des formulaires de protocoles avaient été établis à l’avance, rédigés de façon identique. Tous avaient la même éducation secondaire, tous étaient nés à Minsk. Beaucoup avaient des erreurs dans le nom, le prénom, le patronyme. Tous auraient écrit de manière absolument identique que nous étions détenus dans la rue Burdeyny pour avoir crié les slogans « Stop, le cafard! » (surnom donné par les opposants à Loukachenko) « Liberté pour Tikhanovskaïa ».

Mais vous étiez dans un endroit différent, et vous étiez dans la voiture, et non dans la rue pendant les manifestations.

Oui, mais nous avons tout signé quand même.

Auriez-vous pu signer un papier quelconque, dans lequel vous auriez dit que vous aviez battu un policier ou quelqu'un d'autre?

J'aurais probablement pu signer cela.

Mais lors du procès, vous pourriez renier vos témoignages, en disant qu'ils ont été extorqués par la force.

Je l'ai dit au procès. Mais cela n'a pas aidé. Lorsqu'ils nous ont amenés au Centre d'isolement des délinquants de la rue Akrestsin, ils nous ont immédiatement mis à genoux le long de la clôture, face contre terre. Nous sommes restés là pendant environ deux heures. Ceux qui ont ensuite relevé la tête, qui se sont plaints ou qui ont demandé de l'aide, et en général, ceux qui se sont démarqués ont été battus. Parfois, cependant, ils laissaient quelqu'un se lever, sauter, s'étirer, faire des pompes.

Et quel était l’âge des détenus, en moyenne ?

Je pense de 18 à 40 ….

Que s'est-il passé ensuite      ?

Le procès a eu lieu. Nous avons été emmenés en groupe à l’étage. Et puis individuellement appelés dans le bureau. Il n'y avait qu'un juge et une secrétaire. L'acte d'accusation a été lu par la juge elle-même. Des déclarations de témoins aussi. Puis ils m'ont demandé ma version de ce qui s'était passé. J'ai dit que j'admettais pleinement ma culpabilité et que je me repens. J'ai pensé que cela m'aiderait à sortir le plus rapidement possible, car je n'ai rien vu de criminel dans mes actions. J'espérais qu'ils se limiteraient à une amende. Ma version ne correspondait pas à la version du protocole, alors la juge a dit qu'elle ne pouvait pas accepter mes remords. Et elle m'a demandé si je voulais ajouter quelque chose ? J'ai dit que dans ce cas, je n'ai rien à ajouter. Et j'ai été immédiatement condamné à 10 jours d'arrestation administrative.

Et si vous aviez « avoué » les méfaits que vous imputait le protocole, cela aurait-il pu réduire votre peine ?

Je pense que non. Là, les peines de 5 à 15 jours ont été distribuées au hasard. Certains ont admis, d'autres non. Après le procès, les gens se sont rassemblés dans le couloir et nous avons attendu de voir où ils nous emmèneraient ensuite. Nous n'avons pas été battus ici, ni avant ni après le tribunal. Puis ils nous ont emmenés dans la cour et nous ont de nouveau mis face contre le mur pendant deux heures. Les mains étaient derrière son dos, mais pas liées.

Il est plus facile de contrôler les personnes agenouillées près du mur pour qu'elles ne se dispersent pas, qu'elles ne fuient pas, ne se mêlent pas à d'autres groupes.

Il m'a semblé que les forces de sécurité elles-mêmes ne s'attendaient pas à ce que les détenus y soient amenés si nombreux. Après un "séjour" de deux heures, nous avons été conduits dans une sorte d'annexe avec de hauts murs, mais sans toit. Quelque chose qui ressemblait à une cour de promenade dans une prison. Nous étions entre 80 et 100 personnes. D’autres détenus ont été progressivement ajoutés, ils étaient battus, on entendait leurs cris. Les OMON ont été contraints de chanter l'hymne OMON. Nous avons également pensé : c'est bien que nous n'ayons pas été obligés de le chanter. Nous y avons passé une heure ou une heure et demie. L'essentiel était de ne pas lever la tête et en aucun cas de regarder les responsables de la sécurité dans les yeux. Cela les aurait mis en colère. Ensuite, nous avons été emmenés dans une pièce fermée, déshabillés, examinés. Nous nous sommes rhabillés et avons été renvoyés dans la rue.

Avez-vous été nourris ?

Non. Ils ont donné de l'eau. Pour les petits besoins, il y avait un seau dans le coin. Pour les grands besoins, tout le monde a essayé de se retenir, pour éviter la puanteur. Il y avait peu de place. Le vent soufflait sous la porte. Il faisait très froid. Et beaucoup d'entre nous avaient des shorts et des t-shirts parce qu'il faisait chaud la nuit précédente. Et maintenant imaginez une telle foule, près d'une centaine de personnes dans un espace comprimé et gelé. Les uns étaient debout, les autres couchés. Et se plaignaient les uns les autres, cela réchauffe.

A propos du coronavirus et de la distanciation, quelqu’un en a parlé, ne fût-ce que pour plaisanter ?

Non. Pas de conversation, ni de blague, rien sur ce sujet. On aurait voulu des vêtements chauds, il faisait horriblement froid. Je n’avais pas soif. Ne pas manger était encore supportable, le pire c’était le froid. Je me protégeais de la froideur du béton avec mes baskets. Nous avons dû encore endurer une nuit. Le matin suivant nous avons été transférés dans un autre bâtiment, une pièce de six mètres sur sept, 42 mètres carrés. Et nous étions 90 au moment du comptage.

Moins d’un demi-mètre carré pour chacun.

Oui. Si dans l’autre pièce nous pouvions encore nous allonger, là c’était chacun à son tour. Dix à quinze couchés, les autres debout. Le matin, nous avons été nourris pour la première fois. Ils nous ont donné beaucoup de pain. Il n’y avait pas assez d’eau, nous avons mangé le pain sec.

Le 13 août, en journée, vous avez été emmené à l’endroit où vous deviez purger votre peine ?

Oui, ils nous ont ré-embarqués dans les fourgons et nous ont emmené en prison, c’est ce que nous pensions

Les coups ont été répétés pendant le transport ?

Il s’agit d’une situation particulière. On nous a mis dans une camionnette, mais pas sur un banc, à genoux par terre, et face au banc. C’était gênant mais au moins nous avons gardé un certain équilibre entre les différentes parties du corps.

Vous ne pouviez pas vous asseoir ?

Il y aurait eu assez de place pour tout le monde, mais nous avons toujours roulé sans pouvoir nous asseoir sur les sièges du fourgon. Les siloviki avaient la possibilité de se conduire normalement avec nous, mais ils ont toujours choisi les moyens les plus inconfortables, les plus humiliants. Avant de quitter Okrestina, un de nos gardes est allé voir comment ses collègues avaient « emballé » les prisonniers dans un fourgon voisin. Il est revenu en disant qu’il fallait changer, que nos conditions étaient beaucoup trop bonnes, que nous étions à genoux, sur le sol, la tête sur les bancs. C’est alors que nos gardes ont décidé de nous montrer la « cousine-mère ». Ils ont décidé de nous mettre dans la position la plus inconfortable. Ils nous ont mis la tête dans des coins, quand nous bougions par inertie, la tête était relevée et ils nous battaient par le haut. Il fallait tout faire pour garder la tête baissée et vous pencher. Les jambes étaient chancelantes.  Le corps nous faisait mal. Nous avons roulé comme ça pendant une heure et demie. A la fin, je ne pouvais plus le supporter, j’ai demandé à ce que l’on me détache au moins les mains, il était impossible de s’asseoir dans une telle position.

Ils ont entendu votre demande ou vous ont-ils frappé ?

Ils ont entendu, je l’ai obtenu.

Qu’est-il arrivé ensuite ?

Ensuite, nous avons été amenés à Sloutsk. Là, il n’y avait pas d’OMON, seulement des forces armées de l’Intérieur. Il n'y avait que des troupes internes. Nous avons été placés sur le territoire du LTP, une institution fermée pour le traitement des alcooliques. Je dois dire tout de suite que c'étaient les conditions d'un camp de vacances pour enfants. Nous nous sommes lavés, il y avait une douche avec de l'eau chaude. Ils nous ont emmené à la caserne. Ils nous ont nourri, ils ont habillé, chaussé ceux qui n'avaient ni vêtements ni chaussures. Nous étions 600 là-bas. Nous y avons passé presque une journée.

Et quelle est l'attitude des militaires envers vous?

Nous leur sommes très reconnaissants. Ils s’adressaient à nous en nous disant « vous ». Nous avons été nourris, habillés et couchés dans des lits propres. Même des livres ont été distribués et une télévision a été promise. Vu le contexte de tout ce qui s'était passé, c’était du repos !

Pourquoi avez-vous été libéré à l'avance ? Sur les 10 jours de punition, vous n'en avez même pas purgé trois.

Je ne connais pas la réponse à cette question. En fait, il me reste 7 jours « non accomplis ». Dès le début, les forces de sécurité ne savaient pas quoi faire de nous. Tout le temps, ils attendaient des instructions. Il est évident que beaucoup plus de personnes ont été arrêtées que prévu. Et le système n'a pas eu le temps de faire face à un tel afflux de personnes arrêtées. Je n'ai reçu aucun document sur l’exécution de ma peine.  Je n'ai reçu qu'un avertissement spécial : en cas de récidive, je risque une peine pénale pour avoir organisé des désordres de masse. Je n'ai même pas d'extrait de la décision de justice. Et encore moins sur la décision de me libérer. Et je ne sais pas, ai-je été amnistié, pour toute la période prévue par la condamnation, ou faudra-t-il à un moment donné, quand ils le voudront, exécuter les 7 jours restants? Après tout, personne n'avait de raison légale de nous laisser sortir

Et qu'allez-vous faire maintenant?

J'ai fait appel de la décision du tribunal, et en même temps j'ai demandé un extrait du protocole du tribunal.

Pouvez-vous décrire votre état à votre retour ?

Pendant plusieurs jours, je n’ai même pas quitté la maison même pour aller au magasin. Je ne voulais pas avoir de problèmes. La vue d'un homme en uniforme de police m'était désagréable. Et un sentiment de peur : et s’ils m’arrêtaient de nouveau ?

Autrement dit, le sentiment de peur prévaut aujourd'hui sur tous les autres désirs ?

Probablement pas. Le désir de quitter ce pays à tout prix est aujourd'hui encore plus fort que la peur.

Et le sentiment d'amour pour la patrie ? L'amour pour votre famille ?

Je sais que j'aiderai mes proches de l'étranger, si nécessaire financièrement.

Et si vous ne trouvez pas d'emploi comme stomatologue à l'étranger?

La carrière a pour moi moins d’importance que la possibilité de sortir dans la rue sans crainte d’être arrêté, comme cela s’est passé le 11 août.

Autrement dit, les matraques et la peur qu’elles ont suscitée, vous ont dissuadé d’encore manifester ?

Oui. Mais ce n'est même pas de la peur. C'est un sentiment d'humiliation.

Ces sentiments sont-ils partagés ? Il y aurait eu 6.700 arrestations. Le gouvernement aurait-il réduit d’autant le nombre potentiel de manifestants ?

Je pense qu’il faudrait ajouter ici les parents et les proches qui se sont inquiétés pour nous pendant trois jours, ne sachant pas où nous étions et ce qui nous était arrivé. Par conséquent, il y aurait beaucoup plus de gens intimidés que ces 6.700. De la sorte, les autorités peuvent étouffer la protestation. Mais combien de jeunes partiront d'ici, il est difficile de le dire.

Et maintenant il y a des manifestations pacifiques, les rejoindrez-vous ?

Non.

Et si demain, de votre balcon, vous apercevez un homme blessé lors des manifestations, irez-vous en bas pour le soigner, l'aider, en réalisant qu'il y a un risque d'être à nouveau arrêté ? Oui ou non?

J'ai promis à mes parents de ne plus les soumettre au même stress qu'ils ont vécu lors de mon arrestation. Par conséquent, ma protestation à ce sujet est peut-être terminée. En tout cas, une protestation active.

Propos recueillis par Vladimir Vassiliev ; traduction : Jean-Marie Chauvier.


[1] OMON (russe : Отряд Милиции Особого Назначения, Otriad Milicii Ossobogo Naznatchénia, « Détachement de police à destination spéciale ». Forces anti-émeutes dépendant du Ministère de l’Intérieur. Créées sous Gorbatchev, à la fin de l’URSS, en 1988.

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[2] “Avtozak”, en anglais “paddy wagon”, également appelé en argot français “panier à salade”.

Les traces de coups sur le dos et les jambes du jeune homme.

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