Un poète dans la ville

Rédaction ELL

Par | Journaliste |
le

Photos © Jean-Frédéric Hanssens

commentaires 0 Partager
Lecture 17 min.

En traversant les vignes rousses vers Limoux ce matin, les vignes flamboyantes au soleil matinal, je pensais à toi Serge, comme je pense à toi à tous les instants depuis ce mardi soir où j’ai reçu le coup de fil d’ Agate, qui, cherchant les mots les plus délicats, m’annonçait ta mort.

Il y a trois semaines tu m’avais appelée, tu voulais me lire ton dernier poème. Nous avons passé tant de nuits insomniaques à échanger sur messenger nos poèmes et nos réflexions sur l’état du monde, ses révoltes, ses révolutions avortées, ses guerres. Et aussi cette guerre faite aux gens de partout par des pouvoirs arrogants. Tout cela ponctué de trait d’humour et de « lol ». J’ai tout relu cette semaine, pour me convaincre que je n’avais pas rêvé cette amitié si forte et légère à la fois.

En avril, je te demandais ce que tu comptais faire de ta retraite qui approchait. « Rien, disais-tu, je ne prendrai pas ma retraite, je me reposerai quand je serai mort. »

Et te voilà parti. En voyage pour un inconnu, hors de notre temps, hors de nos espaces, tandis que nous restons dans ce vaisseau qui semble faire une croisière à quai sans destination, ni feuille de route.

Ce que j’aimais dans tes poèmes c’était l’art de dire le réel avec précision, mais comme baigné dans le halo du rêve, de la sensation, du ressenti.Tu as décrit tant d’hommes et de femmes, mais sans les enfermer dans un portrait, ni dans leur condition sociale, tous ces critères qui n’influençaient pas ton jugement. Chacun est là, sublimé par une tendresse infinie, une dignité infinie, une humanité à laquelle chacun accède aussitôt qu’il est regardé pour lui-même, pour ce qu’il sait être.

Quand je t’ai connu, tu avais 17 ans, déjà poète et déjà militant. Bien des années plus-tard, nous nous sommes vraiment rencontrés. Tu étais resté fidèle à tous tes engagements, toutes tes affections, tous tes amours toutes tes amitiés. Tu étais toujours ce poète déambulant dans la ville.

Mais ta préoccupation était le sort fait aux sans-papiers (en Belgique et partout ailleurs!). Sur le pont chaque jour et parfois la nuit, tu étais là, présent, nécessaire à tous. Fondateur de SOS migrants, soutien du premier collectif de sans-papiers, te battant pour qu’ils trouvent un toit ou puissent rester vivre dans des immeubles précaires le temps de trouver mieux. Combien de temps à la recherche de locaux, combien de déménagements et d’installations, combien d’expulsions aussi. Tu étais toujours là. Mais tu n’étais jamais seul, un mouvement était en marche, et chacun venait aider à sa manière, en fonction de ses moyens, de ses forces, de ses affinités. Jamais il n’y a eu Eux et Nous dans les groupes et associations, nous travaillions ensemble, à améliorer les conditions de vie dans les squats, à informer, à prendre la parole dans les assemblées, à publier les témoignages, à écrire le JSP. Cet état d’esprit, c’était le tien : un humain égale humain, d’où qu’il vienne et quelle que soit son histoire personnelle, que l’on soit homme ou femme, instruit ou illettré, croyant ou mécréant.

Thierno Dieng, un des fondateurs du premier collectif des sans-papier retourné aujourd’hui en Afrique m’a écrit hier un mot de condoléance, « pour le décès de mon ami qui m’a soutenu pendant mon séjour en Belgique ». Voilà c’est ça , Serge, tu as des amis partout et aucun ne peut t’oublier.

Dans un de nos échanges lors du premier confinement, on parlait de l’après, de la convergence des luttes « une question vieille comme mes os » disais-tu !

Lisez le roman de Serge : « Aux premières heures d’un jour nouveau», paru chez Maelström-révolution. Cela se passe en 2098… vous trouverez bien des accointances avec ce que nous vivons aujourd’hui : l’Histoire n’est décidément pas finie, le jour nouveau se lève! lit-on en 4ème de couverture.

Avec Serge pour guide, même pas peur !

J’embrasse tous ceux qui l’aimaient, et ceux qui le découvriront.

Je vous laisse avec ce poème de Serge envoyé le 10 mai 2020, tard, très tard :

Aline Dhavré


La femme traversée

et c’est un doux mélange

un mélange bien doux

de corbeaux de mésanges

des mois d’hiver et d’août

là elle aime le caporal

c’est qu’il est si beau et si noir

elle si blanche et aurorale

elle Blanche et lui Anouar


celle que l’amour dépite

celle qui aime pour rien

trouve à rêver pépites or

au rêve qui vient de la lumière d’un sein

de l’aube d’une hanche

il ne reste plus rien

que le soir des dimanches


est-ce au printemps ou à l’automne

sans y penser qu’elle se donne

sous un orage doux qui tonne

c’est juste pour changer la donne

une rose un brin de muguet

la voilà qui cherche le vent

et le cœur toujours aux aguets

pour un rien elle aime souvent


c’est toujours la même histoire

j’ose à peine, à peine y croire

de la fille au garçon rouge

ne reste qu’un ciel qui bouge

avant-guerre elle chantait l’amour

elle était blanche comme neige

chantait toujours tournez manège

quand brûlaient les corps dans les fours


et je te dis dors bien

et je te dis la lune

efface mes rancunes

existe éclaire et vient

dans les bras des nuées

comme femme alanguie

entre les nuées noires

vive comme une anguille

tour à tour vive et lente

passe de l’autre à l’une

dans un mouvement fauve

de désir pelvien


et vient l’aube assourdie

par les chants des oiseaux

qui ressemble aux amours

au creux profond des lits

ainsi la femme libre

se montre sous les eaux

des regards qui pleurés

sont la mélancolie

ainsi la femme est lune

et comme elle est soleil

à l’aurore éclatant et dans la nuit qui veille

Épitaphe

Mais il y a ce matin dans l'air de Bruxelles
un élément nouveau qui ressemble à du caramel
le quartier de la place Sainte-Catherine est le plus bel endroit de la ville
et c'est là
que j'irai
quand je déménagerai...

Je relis ces mots dans le recueil
où toute l’œuvre poétique de Serge jeune a été rassemblée

et je pense qu'il a tenu parole
comme il savait rester fidèle tout en changeant
il habitait en effet tout près
c'est un endroit où souvent je vais
et en passant je penserai à lui

Je cherche dans les mots les siens les miens
la façon de lui dire qu'à travers ses errances ses douleurs ses combats
de lui dire ceci
Serge
tu as vécu une vie qui valait la peine
qui n'était pas inutile
qui fut apocope
c'est le destin commun aurais-tu rétorqué
tu m'aurais dit regarde nos barbes blanchies

tout cela manque un peu de rouge.

On voudra bien me pardonner ce pastiche qui rend hommage à un poète divers, prolixe, capable de vers interminables comme de bouts sagement rimés, ce dont qui nous lit pouvait s'apercevoir. Il cherchait dans l'écriture catharsis plutôt qu'action. L'action, concrète, il la trouvait ailleurs. Mais voilà, dans les bibliothèques resteront quelques livres qui prendront la poussière alors que la mémoire des gens qui l'ont connu aura été soufflée à son tour par la mort. C'est le vivant paradoxe de l'objet posthume. Réjouissons-nous de cette immortalité fragile qui nous permettra de leur retrouver ailleurs quand dans nos cœurs et nos cerveaux.

Jean Rebuffat

Un pote, un camarade, s’en est allé...

Serge, c’était le genre de gars imposant avec sa force tranquille amplifiée par sa taille et son regard profond où on y voyait tout l’espace de l’empathie réservée aux plus faibles.

On s’est retrouvé, (tu étais passé à POUR fin des années 70), il y a un peu plus de 5 ans sur les manifs de la lutte pour les droits des Sans-Papiers. Nous nous sommes croisés de plus en plus régulièrement. De fil en aiguille, de déménagements en déménagements, tu te battais pour qu’ils trouvent des lieux couverts. Pour que ces femmes, ces enfants et ces jeunes hommes, puissent vivre protégés par un toit. Tu avais vite compris que j’étais aussi sensible à ce combat pour les droits de ces personnes à vivre avec plus de dignité et de droits. C’est toi qui m’a permis de suivre en direct leurs souffrances, leurs incertitudes du lendemain, leurs histoires cachées, la fuite de leur pays. Je ne faisais que relayer ces combats légitimes sur les réseaux sociaux et sur ELL.

Plus tard, tu m’as demandé de faire une exposition de ces photos, au « Chant des rues » et je t’en remercie encore.
J’ai cru comprendre que tu puisais dans la poésie, la force nécessaire pour pouvoir poursuivre tous ces combats entamés de front contre le racisme, le fascisme, les inégalités sociales, en fait tous les combats contre les injustices. Tu avais choisi le site ELL pour publier tes poèmes, jusqu’aux derniers que tu as écrits sur base de dessins de Roger Somville. Il y a deux semaines, nous devions nous rendre chez sa fille, Claire, pour résoudre quelques soucis techniques, pour la publication de ton livre. Tu m’as dit que tu étais trop faible en ce moment. Tu devais me retéléphoner. Mardi, c’est Aline qui a téléphoné pour annoncer ton départ pour une destination inconnue. Tu vas plus que nous manquer, tu laisses un grand vide qu’il sera difficile à combler tant ta force tranquille était puissante. Adieu mon pote.

Jean-Frédéric Hanssens


Hommage rendu, cet après-midi rue Fritz Toussain, à Serge Noël par la Coordination des sans-papiers de Belgique.

Le parcours militant de Serge Noël.

Un témoignage inédit daté de décembre 2013 et recueilli par Manuel Abramowicz dans le cadre d'une étude sur la gauche marxiste.
Dans celui-ci, il relate son parcours militant, débuté dans la période révolutionnaire post-soixante-huitarde. Ce récit exceptionnel de Serge n'a jamais été publié.

Serge Noël, 57 ans, éducateur, militant antiraciste et écrivain (dernier roman paru : « Aux premiers heures d'un jour nouveau », aux éditions bruxelloises Maelström reEvolution), il milite au groupe Action communiste dans les années 1970, puis adhère au PC, dirige SOS Racisme Belgique à la fin des années 1980. Serge Noël est aujourd'hui membre du Mouvement VEGA-Rouges et Verts.]

« J’ai eu la chance d’aborder mon adolescence deux petites années après Mai 68. J’ai découvert la révolution mondiale à l’âge de 14 ans. Dans un de mes poèmes, j'ai écrit que je suis de cette génération qui a été politiquement éduquée, dans les rues de Bruxelles, par le parti communiste vietnamien, dont des militants se trouvaient ''chez nous''. Nous avons aussi appris le monde, et comment se brisent les rêves, en septembre 1973, avec le coup d’Etat au Chili et l’assassinat de Salvador Allende. En 1970, j’avais 14 ans. Pour ceux qui se le rappellent, c’est l’année où le ministre de la Défense de l'époque, un certain Paul Van Den Boeynants, alias ''VDB'' et pilier de la droite chrétienne conservatrice, a décidé de supprimer les sursis militaires. Pendant une année, des dizaines de milliers de lycéens vont sortir dans les rues, occuper leurs écoles, découvrir à la fois l’ivresse de la révolte et les rigueurs de la répression. En effet, c’est au cours d’une de ces innombrables manifestations lycéennes, j’en étais, qu’aura lieu la dernière charge à cheval, sabre au clair, de la gendarmerie nationale, tant l’opinion sera choquée par le spectacle.

A l'école, mon professeur de morale appartenait à un groupe d’extrême gauche, ''Action communiste'' (AC). Emporté par l’enthousiasme, et parce que ce prof était sympathique, j’y ai adhéré. C’est ainsi, que tout jeune ado, ébloui par le ''Manifeste du Parti communiste'', je me suis mis à lire Karl Marx, mais surtout Lénine et Mao Tsé-toung. Nous pouvions être une trentaine, avec une vue imprenable sur les milieux de l’extrême gauche de ce début des années 70, puisque nous étions maoïstes, issus indirectement de la scission grippiste pro-chinoise intervenue au PC quelques années plus tôt, sans renier l’apport de Léon Trotski. Nous étions des intellos intransigeants qui faisions notre jonction avec la classe ouvrière à l'usine Glaverbel-Gilly, où nous distribuions des tracts à 5 heures du matin. S’ensuit l’engagement pour la Palestine, en même temps que la prise de conscience de la Shoah, du racisme, de la condition des immigrés, des femmes… et des homosexuels dont je me réalise être le frère.

Pour un adolescent un peu perdu, que la découverte des surréalistes, d’Aragon, de la poésie, accompagne dans ses premiers émois, l’aventure exaltante durera, dans le groupe Action communiste, le temps de voir s’éteindre le printemps de ces gauchistes bouillonnants des années 70. Et c’est en 1975 que, presque la mort dans l’âme, je rejoins le Parti communiste, pour des raisons évidentes : il fallait s’inscrire dans la réalité. Le PC, avec ses députés, son quotidien ''Le Drapeau rouge'', sa fête annuelle qui rassemblait les foules, faisait encore figure de force historique avec laquelle il fallait compter, même si sa direction brejnévienne préparait déjà des lendemains qui déchanteraient. Pour faire court, j’ai quitté le PC quelques années plus tard, au moment du coup d’Etat de Jaruzelski en Pologne, pour protester contre la mollesse de la prise de position du parti, après m’être âprement battu pour la démocratie socialiste dans les pays de l’Est.

Je me suis ensuite pleinement engagé dans les combats contre le racisme, dans des lieux que j’ai contribué à créer, notamment ''Radio Chabab'' en 1981 ; une association pour et avec les jeunes d’origine maghrébine. J’ai participé à l’aventure de ''Pour'', un hebdomadaire à la gauche de la gauche, en 1981, et à ''Alternative Libertaire'', un mensuel anarchiste et ouvert, animé par mon frère, Roger, dit ''Babar''. En 1989, j’ai coordonné SOS Racisme en Belgique. Et j’ai, une fois de plus, en désespoir de cause adhéré à Ecolo et au PS, et ensuite rejoint, le PC en 1995, avec l’idée folle de le changer de l’intérieur, de fond en comble, et d’en (re)faire un ''outil de transformation sociale''). Nouvel échec, après des années de lutte acharnée, jusqu’au bureau politique du parti.

Aujourd’hui, j’anime une association, ''SOS Migrants'', que j’ai contribué à créer en 2005. J'ai adhéré au Mouvement ''VEGA-Rouges et Verts'', où je retrouve entre autres d’anciens camarades communistes.

J’ai 57 ans, je me définis comme marxiste depuis bientôt 43 ans. La fin du contrat social-démocrate, dans les années 70, le retour des droites dures, de l’extrême droite, dans les années 80, la fin du modèle soviétique, dans les années 90, la mondialisation et la financiarisation capitalistes, la paupérisation galopante de couches populaires de plus en plus larges, l’explosion du chômage, les nouvelles migrations jetées à coups de noyades, de barbelés et d’expulsions, les périls pressants qui guettent la planète… J’aurai vécu l’histoire, et je l’aurai lue à l’aune de la lutte des classes, de la résistance au capitalisme cannibale. Du maoïsme un peu illuminé de mon adolescence, en passant par le soviétisme revisitant l’espoir des années Gorbatchev, et le réalisme du quotidien qui me nourrit dans mon engagement professionnel - je suis travailleur social depuis 35 ans dans les quartiers populaires de Bruxelles ; j’en viens aujourd’hui à une double conviction écologiste et socialiste… Pour relever un nouveau défi, fort de nos luttes, de nos réussites, de nos échecs, de nos espoirs : celui de la construction, avec beaucoup d’autres en Europe, d’une gauche radicale, anticapitaliste, non-productiviste, écologiste, démocrate, citoyenne, féministe, antiraciste, laïque, ouverte sur le monde... Ouf ! Les mots ne nous manquent pas, à nous de poser les actes, pour vivre et revivre encore la jeunesse du monde. »

Il semble que vous appréciez cet article

Notre site est gratuit, mais coûte de l’argent. Aidez-nous à maintenir notre indépendance avec un micropaiement.

Merci !

Manuel Abramowicz

commentaires 0 Partager

Inscrivez-vous à notre infolettre pour rester informé.

Chaque samedi le meilleur de la semaine.

/ Commentaires /

Avant de commencer…

Bienvenue dans l'espace de discussion qu'Entreleslignes met à disposition.

Nous favorisons le débat ouvert et respectueux. Les contributions doivent respecter les limites de la liberté d'expression, sous peine de non-publication. Les propos tenus peuvent engager juridiquement. 

Pour en savoir plus, cliquez ici.

Cet espace nécessite de s’identifier

Créer votre compte J’ai déjà un compte