L'homme dont le pied gène le passage parle
je ne sais pas de meilleure façon d'être que la poésie
que le tango des mots sans lettre majuscule
aimer aime vas-y
aime aime aime aime
les autres contrées les mêmes
les ciels d'hiver d'été l'orage et la pluie bleue
l'encombrement des rues dans le faux crépuscule
le vent coincé qui grince sous les vieilles corniches
l'averse qui chatouille les hanches de la nuit
les gifles de l'averse à la fenêtre chaude
les cafés sans musique où chantent les soupirs
les promenades en ville un dimanche matin
la forêt quand l'été pèse son poids de brume
et les champs soulevés par la chaleur du vent
la beauté d'une nuit quand dansent les feuillages
quand la lune se gonfle d'étoiles hésitantes
les chemins isolés habités par des crimes
les rêves des enfants défigurés d'horreur
leurs jeux démesurés qui ressemblent à la guerre
leur façon de pleurer comme une rage aux dents
vas-y aime les gens
dont le regard trahit un secret désarroi
les façons qu'ont les chats de poser pour les peintres
les matins tout petits dont les yeux qui se lèvent
frissonnent et la buée du café qui frémit
les musiques au sang noir qui font danser le monde
les chevaux immobiles sous les plus basses branches
la nuit quand à cinq heures le village se tait
la nuit secrète et nue des lectures infinies
la nuit quand les amants oublient jusqu'aux serments
les manifestations qui posent le problème
des lendemains meilleurs et du bonheur humain
les journaux colportant des nouvelles alarmantes
sur la santé des places et des rentes boursières
sur la vieille guêpière du monarque figé
les jouets pour enfants qui séduisent les vieux
abîmés chaque soir dans des rêves muets
le brouillard immobile où se nichent les vieux
la douceur de la mort qui délivre du mal
les portes ouvertes enfin à l'Afrique levant
les bras vers le soleil en attendant la pluie
les bagnoles cassées sur le bord du chemin
les statues de héros couvertes de guano
les camarades assis qui parlent de projets
d'affiches et de meetings où gueuler leur espoir
les rêves éveillés les rêves qui s'enflamment
au contact de l'air et même aimer les drames
trouver dans la galère des raisons de ramer
tout envoyer en l'air et tout recommencer
maquiller la douleur mais aimer dans les trams
les regards échangés dans le reflet des vitres
les enfants déchaînés qui courent et font les pitres
parce que me disait Albert mon capitaine *
poète des dimanches qui courent la semaine
si tu veux que tes vers soient bien poétisés
il faut aimer
et bien sûr les bateaux
simplement les bateaux
pour l'idée des voyages
de la mer et du vent
et des immenses plages
où trainent des enfants
des châteaux des nuages
ce que l'oreille entend
au fond des coquillages
tu aimais tes vingt ans
et tu aimes ton âge
j'ai perdu quelques dents
je ne suis pas plus sage
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et j'aime naturellement
* Albert Ayguespare, poète, romancier, créateur de revues, militant socialiste, né avec le siècle et mort en mille neuf cent nonante-six, auteur de poèmes brillants comme l'œil jusqu'aux dernier jours.
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