Sur les sentiers du fleuve frontière

Une édition originale

Par | Penseur libre |
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Photo © Matthieu DESPEYSSES

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Lecture 9 min.

Une consigne simple : longer à pied, pendant une semaine, un fleuve frontière

Loin des croisières au fil de l’eau, cinq marcheurs, venus de France et de Lisbonne, ont longé, dans le Tras-os-Montes (Au-delà des Monts / Région du Haut-Douro au nord-est du Portugal), les sentiers au plus près du fleuve, lorsqu’il fait frontière sur presque 120 kms entre l’Espagne et le Portugal.

Des « frémissements » de leur cheminement, ils ont rassemblé dans un opuscule* (entendre : petit ouvrage) quelques poèmes, des esquisses, des photos et bien sûr le court récit de rencontres inattendues.

Une invitation à un périple discret au cœur du silence de la nature.

« L’homme qui marche est ce fou qui pense que l’on peut goûter à une vie si abondante qu’elle avale même la mort ».

Dans les pas de Christian Bobin, les marcheurs quittent les bruits de l’electrico, ces vieux wagons jaunes accrochés aux rues pentues de Lisbonne. Ils laissent les lumières scintillantes du Tage et les odeurs de morue grillée pour remonter vers le nord-est du pays. Dès qu’ils sortent des autoroutes vides, le décor se transforme à l’approche du Douro, avec « les vignes qui dansent » étagées en terrasses onduleuses. Le granit domine le paysage. La fine lavande bleue et les touffes de genêts jaunes tapissent le plateau couvert d’une végétation rabougrie. De subtils effluves d’eucalyptus remontent des fonds boisés des vallées.

Les marcheurs se fixent entre eux une consigne simple : longer à pied, pendant une semaine, un fleuve frontière. Grâce aux cartes d’Etat-major achetées à l’Armée, ils vont pouvoir suivre un itinéraire inédit de Miranda do Douro jusqu’à Barca de Alva.

Miranda, bâtie dans la bonne pierre du XVe siècle sur son plateau, s’enroule autour des méandres du Douro, devenu un miroir d’eau stagnant après la construction en amont de retenues. Les ruelles, très propres, sont désertes. Du haut des murailles, l’horizon s’élargit vers les vastes vallées. Pendant le carnaval, la nuit devient féerique, avec les lueurs des bougies posées sur le rebord des fenêtres.

La frontière ? Ici, elle n’est pas craintive. Pas de visa, ni de permis de séjour. Pas de fils barbelés, de garde barrière, de guérite, de mirador électronique. Prenant sa source dans la Castille espagnole à plus de 2000 mètres d’altitude, le fleuve d’en haut est, selon la tradition, celui des grâces célestes .Le Douro reste un cœur battant où, entre de hautes falaises granitiques, s’interpellent des vignerons en mirandès, un idiome chantant aux sonorités latines. L’écho de leurs voix rocailleuses résonne d’une rive à l’autre pour commenter le dernier match de foot.

Rencontre avec José Augusto Pires, courbé sur son pied de vigne, « il a gelé cette nuit », dit-il, résigné, en se tournant vers les visiteurs, que ses yeux ne peuvent plus voir. Il avoue, non sans malice, quatre vingt quatorze printemps. Sa femme Adelia l’observe à l’écart, élégamment appuyée sur une vieille canne devant une cabane, où les outils ont été rangés. « Que tu es beau ! », s’exclame-t-elle, à l’adresse d’un des marcheurs, attentive comme une magicienne dans la confection mystérieuse des philtres d’amour.

La mule est dans le champ. Un coq solitaire trône sur une charrette solidement construite.

Bivouac le soir, près de Miranda, dans les pas des légionnaires venus de la lointaine Rome envahir la Province Ibérique. Les marcheurs investissent la petite cabane en pierres sèches pour y coucher la nuit et y poser des petites lumières. L’un d’entre eux choisit de rester dehors. La nuit est longue. Il grelotte dans son duvet, transi comme un roseau que traverse le vent. La fixité de la pierre est trompeuse. Dans un songe halluciné, il voit une falaise de granit se détacher de la montagne, pour s’installer au milieu du fleuve et devenir le « radeau de pierre », dont parle José Saramago, dans un de ses récits. Le Douro tient les marcheurs sous son emprise de Gorgone. Attention ! Qui verra la tête de la Méduse en restera pétrifié.

À l’aube, un paysan bine déjà son carré de terre, les mains nouées autour de sa bêche pour retourner cette terre minérale, desséchée par le vent. Le pied est encore ferme. La main ne tremble pas. Il marmonne tout seul. Le bruit de la pioche heurte le caillou et résonne dans le vallon tapissé de marguerites sauvages.

Que reste-t-il de ces villages de schiste fondus dans des décors métamorphiques? Quelques carcasses de distilleries d’huile d’olive perdues dans les broussailles.

Une veuve, habillée de noir, alerte, yeux rieurs, s’avance vers un marcheur et lui offre un bâton « de vie » pour continuer la route. Une autre, sourire éclatant, pour ne pas être en reste, tend une carafe d’eau fraîche. Un pensionné de Volkswagen interpelle le groupe « venez avec moi à Porto, dans les tavernes, pour siffler en choeur avec les vignerons, tous ivres et gais ».

Au-dessus d’une Vierge enfermée dans un luminaire, un rapace s’est posé. Â la balustrade en bois, une horloge antique reste accrochée et les anguilles ne bougent plus. Au loin, des cigognes noires plongent dans les a-pics du fleuve. Un merle bleu, solitaire, voltige au-dessus des falaises de granit. Il plane un moment, puis disparaît dans un profond battement d’aile.

Sur un rocher, un marcheur s’est arrêté. Seul, assis en tailleur, il sort un carnet de son sac et commence à effleurer de la fine pointe de son crayon les contours des hautes falaises au dessus du fleuve. n homme, sans âge, s’approche et observe son dessin, « j’aime aussi la couleur sombre des roches et l’eau verdâtre du Douro. Pourvu qu’il ne soit pas rendu inerte, par la construction des barrages », craint-t-il,

En silence se croisent ici, des corps fatigués par l’errance. Des silhouettes chancelantes errent dans les ruelles et occupent les bancs installés devant les églises. Des yeux pétillent sur des beaux visages parcheminés, ridés comme de vieux ceps.

Les marcheurs retrouvent Noribal à Torre de Moncorvo. Il les invite autour d’un repas, pour parler plus intimement de son père, un poète populaire. Source inépuisable d’énergie pour lui, il cite de mémoire un aphorisme de Pessoa. « Ne pas changer, c’est une maladie » dit-il et il arrive un moment « où nous devons abandonner les vêtements usés. Il y a un instant où celui qui n’ose pas restera toujours sur place ».

Le groupe chemine ensuite vers la convergence du Rio Sabor et du Douro. « À cet endroit, l’eau du fleuve me rassure », ajoute Noribal. Cette eau obsédante, où glisse furtivement un bateau de croisière, venu de Porto avec sa cargaison de vacanciers insouciants.

Ultime étape à Vila Nova de Foz Coa. La vie renaît. Les habitants du village quittent leur maison. Sur la place principale, tous les âges se mêlent, près de la Coopérative Viticole. Des enfants s’élancent sur une balançoire installée dans l’école. Une jeune femme pousse un landau. Le chauffeur d’un bus à l’arrêt, fume son petit cigare d’un air léger, « on ne vit pas trop mal ici, dans cette région de Torre de Moncorvo », dit-il, esquissant un léger sourire, parce que tout le monde a son petit potager, même s’il y a de moins en moins de vie ».

Les pierres ont parait-il, ici, le pouvoir de guérir ses habitants des petites misères du quotidien.

La randonnée s’achève, comme dans un roman champêtre, où le berger quitte le voyageur pour lui dire « Dieu vous garde Monsieur ».

Oublions un moment les « jungles » sauvages où se réfugie une foultitude de migrants, pour nous attacher à ce Tras Os Montes, une terre rude chauffée par le soleil, pleine de temps et de mémoire, où demeure encore une humanité de gens disponibles pour accueillir une poignée de marcheurs, venus de Berlin, Lille, Lyon, ou Paris « dans leurs yeux et dans leur âme », comme l’écrit l’inspiré Antonio Tabucchi.

Thierry Quintrie Lamothe
Auteur / Reportages
t.cleobie@yaho
____________________________________________

* L’opuscule « Tras-Os-Montes/ Au-delà des Monts »
Ecritures poétiques de Philippe Despeysses
Dessins de Laurent Motte est disponible à la Librairie « Comme un roman… »,
39, rue de Bretagne-75003 Paris
https://www.comme-un-roman.com/

Ou chez Thierry Quintrie Lamothe
Prix : 15 euros

Photo © Matthieu DESPEYSSES

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Dessin © Laurent MOTTE

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