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Allo, allo, quelle nouvelle

Par | Penseur libre |
le

Photo © Jean-Frédéric Hanssens

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Lecture 9 min.

Depuis deux semaines très exactement, je bois des cafés et je me nourris de sandwiches au Pepper Bar, sur Columbus Avenue.

J’y suis tous les jours, même le dimanche et les jours fériés, entre 13 et 18 heures. C’est un poste d’observation idéal pour surveiller la librairie située juste en face.
Du bar, je peux aisément identifier les clients de la librairie. Je les vois parfaitement. Je ne me permets aucune lecture, aucune distraction, pas même le journal car j’observe.
Moi, qui ne vis que par la littérature, je n’emporte aucun livre au Pepper Bar. J’ai bien trop peur de le rater. Tôt ou tard, il franchira la porte de cette librairie. Ce n’est pas n’importe quelle librairie. Il y a cinquante ans, c’est là que Richard Brautigan achetait ses livres.

Il ne va pas pouvoir résister à l’appel du lieu. Le grand Richard fait partie des écrivains qu’il vénère. La maison d’édition parisienne a refusé de me donner son adresse exacte - Puisque je vous dis que je suis un admirateur ! J’ai lu tous ses livres ! Donnez-moi au moins son numéro de téléphone. - Je ne suis pas autorisée à divulguer les adresses personnelles des auteurs au public, Monsieur. Pétasse ! Comme si je n’étais pas capable de mettre la main sur Norbert Brandt où qu’il se trouve sur cette putain de terre, San Francisco, Genval ou Vesoul, tout simplement parce que je le connais mieux que personne. J’ai lu tous ses livres. Même les deux derniers qui sont à chier.

J’ai acheté mon billet pour la Californie quand Paris-Match a sorti un reportage sur la vie de Norbert Brandt dans la banlieue chic de San Francisco. En voyant les photos, j’ai tout de suite compris où était le problème. Les raisons du manque d’inspiration de ses derniers livres s’étalaient sur plusieurs pages dans le magazine. Sur les clichés, Monsieur Brandt pose avec sa femme et son gosse dans leur luxueuse maison avec piscine. Il a l’air heureux et détendu. Cruelle maladie pour un écrivain. Sa femme se prénomme Erika, elle est suédoise, c’est Paris-Match qui l’affirme. Elle a trente ans de moins que Norbert et elle est magnifique.

Dans l’interview, quand on lui demande d’expliquer son succès international si soudain, il répond qu’il ne comprend pas, l’hypocrite. C’est pourtant bien simple, ses derniers romans sont merdiques. Une suite de lieux communs consternants sur la vie de famille, sur l’accomplissement de ses projets et la réalisation de soi. Pas étonnant que le public adore. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite derrière ses lunettes noires. C’est l’insistance du libraire à engager la conversation avec ce client en particulier qui m’a mis la puce à l’oreille.
L’inconnu désirait s’en aller mais le libraire le retenait. Le client de la librairie avait bien la dégaine de Norbert, mais il n’était pas non plus l’écrivain qui m’avait dédicacé son second roman à Paris, il y a vingt ans. De mon poste d’observation, je l’ai trouvé beaucoup plus sûr de lui. Il avait pris de l’assurance et du poids. Il paraissait détendu et serein, loin de l’homme stressé et bourré de tics que j’avais connu autrefois.
La Californie peut-elle changer un individu à ce point ? Le client répondait poliment mais par monosyllabes au torrent de paroles enthousiastes du libraire mais se rapprochait de la sortie.

J’ai payé mon café en vitesse et je me suis retrouvé dans la rue sans perdre la librairie de vue. Une femme a interrompu le libraire. Elle désirait une information. L’homme aux lunettes noires en a profité pour prendre congé. D’un geste de la main, il a indiqué au libraire qu’il allait repasser. Un autre jour. Quand ce type est sorti de la librairie, je n’étais toujours pas persuadé qu’il s’agissait bien de Norbert Brandt et puis j’ai reconnu son fils à ses côtés. Un beau gamin de cinq ou six ans avec le même sourire que sa mère. C’est l’enfant que les photographes de Paris-Match avaient saisi en train de plonger dans la piscine.
Norbert Brandt portait un sac marqué du nom de la librairie.
J’aurais tout donné pour savoir quels livres il avait achetés. J’ai couru jusqu’à ma voiture de location et je les ai suivis au pas. A cinquante mètres environ. Ils marchaient sans se presser en s’arrêtant devant les vitrines des magasins comme des gens de la campagne qui s’offrent une virée en ville. Après une vingtaine de minutes, Norbert et son fils se sont engouffrés dans un parking. J’ai attendu qu’ils en sortent. Les livres de Norbert Brandt ont révolutionné ma vie. Sa voix me parle, sa puissance narratrice m’emporte, son ironie grinçante et détachée, je l’endosse.
Le monde de Brandt est joliment laid et sonne atrocement juste. S’y plonger est délicieusement dépressif. Norbert Brandt fait partie du cercle très restreint de mes grands écrivains. Les auteurs qui explorent en rampant les boyaux étroits et obscurs de la destinée humaine dans le seul but de frayer un chemin de vie aux hommes moyens dans mon genre.
Les écrits de Norbert Brandt ont éclairé des salles secrètes enfouies au plus profond de mon âme. Je ne parle évidemment pas de ses deux derniers livres qui vont dans le sens contraire de son œuvre et qui ont obtenu un succès immense. Dans ses deux derniers livres, Norbert ressemble à un type qui sortirait d’une grotte dans lequel il s’est enfermé pendant des années pour humer l’air et se dire que, finalement, il fait bon vivre dans ce monde. Une catastrophe littéraire. Laissons aux petits commerçants les questionnements sur la météo.

Norbert Brandt et son fils sont sortis du parking dans une Mercedes, le dernier modèle. Je n’ai eu aucun mal à les suivre malgré la circulation de San Francisco. Quand il est sorti de la ville, j’ai laissé pas mal d’écarts entre nos deux véhicules. Je craignais de me faire remarquer. Depuis ses deux best-sellers, Norbert doit se méfier des chasseurs d’autographes et des fans hystériques. Il ne faudrait pas qu’il me confonde avec un admirateur ordinaire. Quand il m’a dédicacé son livre à Paris, je l’ai surpris par ma grande connaissance de son œuvre. Il était en train d’écrire les mots habituels dans ce genre d’exercice quand je lui ai récité un passage entier de son tout premier ouvrage. Il est resté stupéfait. Il m’a avoué qu’il serait incapable de se souvenir d’une seule ligne de son premier livre. - Je suis votre mémoire, mon cher Norbert. - Sans aucun doute. Je lui ai récité un autre passage. Deux pages entières. Derrière moi, une fan sans cervelle s’impatientait. Une grande blonde qui avait littéralement adooré son livre.

Norbert Brandt filait vers le Sud sans se presser. Je l’ai suivi. Après une petite demi-heure la Mercedes a quitté l’autoroute pour s’engager à droite vers l’océan. J’ai continué à le filer de loin sur une petite route sinueuse à travers les collines pelées de la Californie. A l’approche de la mer, Norbert Brandt a tourné à gauche. Un chemin de terre et de sable, de la largeur d’un véhicule où je ne l’ai pas suivi. J’ai roulé encore sur cent mètres environ. L’océan s’étalait devant moi. J’ai attendu que la nuit tombe avant de sortir de ma voiture. Un vent très frais venait de la mer. J’ai marché quelques minutes sur la plage avant d’apercevoir les lumières d’une habitation. Une large maison en bois avec vue sur l’océan. Une immense piscine, des fleurs dans le jardin. C’était donc là que Norbert Brandt gâchait son génie. Je ne lui en veux pas, à Norbert Brandt. Il n’est pas le premier artiste que le bonheur corrompt. Avant lui, le peintre Léon Spilliaert a commis la même erreur. Ses premiers tableaux étaient sombres, mortifères et angoissants. Sa peinture ressemblait à un cauchemar en marche, ses autoportraits à des morts-vivants en sursis. Comme Norbert Brandt dans sa littérature, Spilliaert peignait les ténèbres en grand. Et puis, le monde est mal fait, il est tombé amoureux fou d’une femme. L’amour, le bonheur et la vie de famille furent désastreux pour sa peinture. Il se mit à produire des croûtes décoratives pleines de symboles sirupeux. Plus jamais, Spilliaert ne fut en mesure de renouer avec son talent. Quand l’artiste ne gémit plus, il boit de la tisane. On devrait interdire le bonheur aux génies. Le soir même, je me suis rendu à la librairie sur Columbus Avenue.

- Je voudrais connaître les titres des livres achetés par Norbert Brandt cet après-midi ? Le libraire a rigolé : « Vous êtes journaliste, hein ? Il n’y a que les journalistes pour poser de pareilles questions ! »

- En effet !

- Il n’a acheté que des livres illustrés pour les enfants.

- Vous voulez dire que Brandt est venu dans la librairie de Richard Brautigan pour son gamin ? 

- C’est exact.

J’en avais mal au ventre.

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Le lendemain matin, je suis revenu rôder autour de la maison des Brandt. Vers11 heures, Norbert est sorti en voiture. J’ai attendu dix minutes et puis, à l’aide d’une pince coupante, j’ai sectionné le grillage qui protège son jardin des intrus. Je me suis avancé en silence jusqu’à la piscine. Personne. Dans la cuisine, Erika s’activait. Une radio fredonnait un air à la mode. Je suis passé derrière elle, j’ai posé ma main gauche sur sa bouche et je lui ai tranché la gorge. Proprement. Quelques hoquets existentiels et puis, plus rien que le bruit mou de son joli corps sur le carrelage.
Ensuite, je suis monté à l’étage. Des bruits de jeu vidéo m’ont guidé vers le petit. Il m’a regardé entrer dans sa chambre. Il est mort sans lâcher ses manettes.

Deux heures plus tard, j’étais dans l’avion pour Paris. Combien de temps faudra-t-il à Norbert Brandt pour écrire un nouveau chef-d’œuvre ? Deux ans, trois ans ? Peut-être plus. Après un tel drame, je le vois bien renouer avec la poésie.

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