Auschwitz, ça fait tilt?

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"Dites, ça marque sur plusieurs générations, ça, non?." Christophe, communicatif animateur aux conférences du CEPRé. (Photo: E. Rydberg)

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La formule classique, "Hitler, connais pas", à force, même l'ignare n'osera pas répéter de peur d'être la cible d'une honteuse risée. Quoique, quoique... Voici peu, les fidèles de ce hardi petit blog ont découvert, ébahis, qu'il existe 587 eurodéputés (presque tous) qui ne savent absolument rien du déroulement de la Seconde Guerre mondiale, œuvre de Moscou à lire leur résolution de facture négationniste. C'est un peu à désespérer.

Mais, individuellement, la plongée dans l'Histoire contemporaine a fort heureusement des effets parfois plus salutaires. C'est le cas de Liliane Demeuter, dont la fille, journaliste RTL, a résumé le tardif et sulfureux baptême du feu lors d'une causerie organisée par le Centre d'éducation populaire régional (CEPRé) FGTB de Haine-Saint-Paul1.

Elle est une autre

Liliane, c'était, en 1951, encore une fillette naïve de douze ans qui ne savait rien d'une Allemagne qui avait voulu nommément l'anéantir. Elle ne savait pas que sa jeune fille-mère avait été déportée et gazée à Auschwitz en 1942 à l'âge de dix-sept ans. Elle ne savait pas que son vrai nom n'était pas Demeuter mais Lewkowitz, celui de sa famille d'immigrés juifs polonais venus chercher une vie meilleure dans le bassin hennuyer il y avait de cela des lustres. Elle a appris cela - oh! juste un petit bout de coin du voile - en 1951, à douze ans, lorsque, convoquée à l'administration communale de Charleroi pour recevoir sa première carte d'identité, elle a été estampillée comme étrangère. Avec la délicatesse d'un bureaucrate du barême inférieur, le guichetier avait tapé à la machine sous sa signature enfantine: "ignore sa véritable identité".

Ses parents adoptifs, le couple Demeuter, qu'elle avait pris jusque-là pour ses vrais papa et maman, lui ont juste dit: "Ta maman ne viendra jamais te chercher." Ils étaient assez taiseux. Elle vivra avec ce fardeau, gosse abandonnée par sa maman, jusqu'à sa soixantaine.

Archives d'État

Ce n'est qu'alors, passée soixante ans, qu'elle découvrira la vérité, grâce à sa fille journaliste. Ce n'est qu'alors, qu'elle apprendra que, non, pas abandonnée par maman, mais enfant d'une très jeune mère déportée en 1942 à dix-sept ans et gazée peu après. Et qu'il existe tout un dossier sur sa mère et ses (vrais) grands-parents à l'Office des étrangers, y compris l'information selon laquelle son grand-père avait eu une maîtresse, et que l'agent communal de Charleroi, à l'époque, quand elle avait eu sa première carte d'identité, s'était empressé de signaler l'anomalie (jeune fille vivant sous une fausse identité) à la Sûreté d'État - sans rien lui en dire, bien sûr.

Ce gros dossier prenant poussières à l'Office des étrangers lui révélera même l'existence d'une lettre de dénonciation: un de ces "corbeaux" qui facilitaient aux forces d'occupation le repérage de Juifs pour transfert aux camps d'exterminantion. Combien y en a-t-il eu de ces braves citoyens au dessus de tout soupçon qui, nuitamment, incognito, allaient poster des lettres valant verdict de mort? Cela reste dans l'ombre. Si les documents officiels datant de la guerre ont été depuis longtemps "déclassés", les lettres de dénonciation, elles, demeurent classées parmi les archives secrètes - de peur de conduire à des actes de vengeance à retardement. (Celle concernant la petite Liliane avait été glissée par erreur dans le dossier consultable.)

Ce travail d'exhumation2, réalisé par la journaliste, Dominique Delescaille, a également permis, quelque septante années après la mort de la jeune fille-mère, Régina Lewkowitz, de connaître ses traits. Car sa photo figure parmi les 25.000 portraits de Juifs et Tziganes affichés aujourd'hui aux murs de la caserne Dossin, d'où 28 convois ont fait l'aller-simple pour Auschwitz. Certains et certaines de ces victimes du génocide restent non identifiés. C'est pour partie la raison de l'affichage.3

Décalage horaire...

Près de septante années après. C'est une autre chose qui ne peut qu'intriguer. Pourquoi si longtemps après? Autant, il est vrai, les livres et documentaires sur cette période continuent à sortir sur le marché en une inexplicable (ou peu expliquée) abondance depuis une série d'années, autant il y a eu, longtemps, un climat d'amnésie collective. Juste après la guerre, certes, il y avait volonté de regarder de l'avant et non, comme l'ange fameux4 de Paul Klee, se mouvoir à reculons, le regard hypnotisé par les horreurs et atrocités du passé. Ajouter à cela que c'est la période des filières de mise en sécurité vaticane des nazis, des programmes d'épuration à caractère surtout symbolique5, du début de la guerre froide, aussi, qui supposait un bourrage de crâne dont la résolution du Parlement européen ci-dessus illustre l'efficacité jusqu'à nos jours.

Exemple éclatant que l'aventure du livre de Kurt Vonnegut, Abattoir 56. Témoignage romancé de ce qu'il a personnellement vu lors de la destruction de Dresde, en tant que prisonnier de guerre: il n'a pas osé le publier avant 1963 (près de vingt ans après les faits). Savoir que, de retour aux États-Unis, il s'était aussitôt rendu dans une grande bibliothèque pour voir ce que les journaux avaient écrits sur ce bombardement apocalyptique7. Réponse: rien. Pas une ligne. Vonnegut en tira la conclusion logique: il y a des choses que le public ne doit pas savoir.

Ce "black-out" va durer jusqu'aux années soixante. Il sera rompu, entre autres, par le biais d'un déploiement du discours partisan centré sur l'holocauste, qui lui aussi demeure jusqu'à ce jour une vache sacrée de la pensée dominante. Ajouter à cela un regain de la littérature "historique" révisionniste disculpant l'Allemagne. Et bien d'autres productions de toutes sortes, y compris honnêtes, dont le seul point commun est de correspondre à une offre commerciale (ou une demande, allez savoir). Mais, ça, c'est un autre sujet.

1Le Cepré organise régulièrement des rencontres avec des auteurs et autrices de livres récents. Voir via cette conférence: https://www.cepag.be/regionales/cepre-centre/2019/10/17/fureur-lire-autour-livre-ma-grand-mere-jeune-polonaise-morte

2Publié aux éditions La Boîte à Pandore (Paris), Ma grand-mère, cette jeune polonaise morte à Auschwitz de Dominique Delescaille, 176 pages, est vendu 17,90 euros. Pour le terme "morte", au lieu de "assassinée" ou "gazée", c'est because l'éditeur jugea le terme aseptisé plus vendeur.

5Voir, sorti ces mois, La non-épuration en France (1943-années 1950) d'Annie Lacroix-Riz, Armand Colin, 664 pages, 32,45 euros. Une somme. Lecture indispensable.

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6Pas lu? Faut lire, il est en poche Points Seuil.

7Sur le sujet, lire WG Sebald, De la destruction, Actes Sud, 2004.

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