Cancel culture et enseignement

L’avenir de l’école

Par | Penseur libre |
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Photo © Laurent Berger

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Lecture 6 min.

Je suis le passeur d’une littérature qui dérange, bouleverse, perturbe. Celle qui peut changer nos représentations du monde, celle qui présente des êtres humains singuliers, qui révèlent plusieurs appartenances. J’apprécie Zola pour avoir donné la parole au monde ouvrier avec une langue directe et crue. Orwell pour nous avoir montré que la langue peut exprimer le fascisme. Villon pour nous demander de l’empathie avant d’être pendu. Surtout, j'apprécie la littérature parce que elle ouvre les regards, les esprits, elle est à l'opposée de la myopie actuelle, elle se tient à l'écart des simplifications et des visions binaires.

Une élève me demande pourquoi il faudrait que la science-fiction nous avertisse nécessairement des dangers de la science dans un avenir proche. Une autre ne voit pas pourquoi les auteurs réalistes doivent être souvent pessimistes et ironiques, elle souhaite ainsi inventer elle-même un nouveau récit en effaçant ces caractéristiques qui la dérangent.

Aux États-Unis, un professeur qui a osé montrer des statues grecques nues, a été licencié. La sculpture n'est plus vue comme une allégorie, une représentation mais comme une réalité simplifiée. La fonction essentielle de l'art est ainsi perdue de vue.

Puis, je lis cette circulaire envoyée aux auteurs candidats afin d’écrire un récit aux élèves. Au début je pensais à une blague, mais la réaction des auteurs à juste titre révoltés dans la Libre Belgique confirme la présence de ces consignes envoyées par ceux qui administrent les épreuves soumises aux élèves qui ne peuvent plus être dérangés au nom de la bienveillance. Voici le précieux conseil donné :

« Ce texte devra éviter les sujets trop sensibles qui risqueraient de heurter les élèves concernés (harcèlement scolaire, convictions religieuses ou politiques, sexualité, mémoire collective, conflits géopolitiques … »

Cette consigne pourrait être bien intentionnée mais elle dévoile un phénomène américain qui rejoint le principe de précaution qui mène à une limitation de l’accès au rôle premier de la littérature qui est de nous montrer la complexité du monde qui nous entoure.

Donc, boycottons renforcés par le tribalisme, les réseaux sociaux, ostracisons, écartons, gommons tout ce qui soulève notre indignation. Suspectons le moindre écart par rapport à la norme admise. Comment cet auteur blanc ose-t-il inventer un personnage noir qui subit le racisme ? Comment ce romancier hétérosexuel ose-t-il se mettre dans la peau d’un homosexuel ? Comment ce professeur ose-t-il parler du Voyage au bout de la nuit alors que son auteur est antisémite ? Comment Camus ose-t-il permettre à Meursault de tuer un Arabe ? Tout ceci doit être effacé, gommé, détruit. En conséquence, nous pourrions tomber dans le piège d’un nouveau terrorisme culturel.

Est-ce que la littérature est née pour plaire, nous rassurer, uniquement nous détendre ? Comment étudier Voltaire lui aussi suspecté d’antisémitisme ? Comment aborder Rabelais considéré par certains comme trop vulgaire ! Et ce Villon qui vendait des armes ? Et Hugo qui trompait sa femme avec une actrice ? Et Goethe qui aurait poussé des jeunes à se suicider à cause de son Werther ? Non tout ça est à jeter à la corbeille ! Telle est l’attitude radicale qui se répand. Tel est le dogme de ceux qui sont du côté du soupçon permanent ! Qui découpent, qui isolent les phrases, qui les regardent à la loupe. Vous avez intérêt à vous tenir à carreaux en classe car les élèves pourraient vous enregistrer,  à vous jeter en pâture sur les réseaux sociaux pour détruire votre réputation et votre carrière. Rimbaud fait l’apologie de l’homosexualité, c’est contre notre religion ! Sans parler du roman Lolita qui ferait l'apologie de la pédophilie!

Il est depuis quelque temps déjà connu que certains professeurs n’osent plus enseigner la théorie de l’évolution, que d’autres ont renoncé à expliquer le libertinage du 18°S, que les tableaux des nus remarquables de Rubens ne soient plus analysés en classe, que les représentations du Prophète sur les tapis persans sont tombées aux oubliettes.

Les activistes et les influenceurs prennent des mots hors contexte avec leur vision étroite des choses, ils ne parviennent plus comme certains élèves à comprendre la signification plus large de ces mots. On pourrait parler ici d’une véritable myopie qui ne permet plus l’accès à littérature.

Par exemple, en 2019, des membres du gouvernement de l’État du New Jersey ont tenté de retirer Les Aventures d’Huckleberry Finn de Mark Twain des établissements scolaires de l’État, en invoquant l’utilisation de nombreuses insultes et stéréotypes raciaux. Ce roman est évidemment contre le racisme, mais faudrait-il gommer les personnages qui tiennent des propos sectaires dans cet écrit ?

Faudrait-il interdire les portraits d’Hitler, Staline et autres tyrans aux cours d’histoire. Faudrait-il rejeter toute la Révolution française sous prétexte que des têtes ont été coupées ? Le politiquement correct s’en prend aux récits et nous donne la morale à suivre.

Aristote qui était ouvertement pour l’esclavage est désormais à exclure! Tous les autres aspects de sa pensée doivent être effacées. Une élève se montre choquée quand je lui évoque le talent de Picasso parce que selon elle il était insupportable avec les femmes. Une jeune lectrice de la chanson College Boy d'Indochine lit la phrase au premier degré "j'ai le droit de te faire ça!" et pense qu'elle défend le viol! 

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Le professeur a dés lors intérêt à se surveiller, à se tenir à carreaux, car ses propos pourraient être enregistrés sortis de leur contexte, être mis sur les réseaux sociaux afin de ruiner sa réputation et sa carrière. Il devrait réviser tout son programme afin de ne voir que des auteurs concensuels, des philosophes aimables, des manifestants pacifistes, des policiers qui rendent service à la population, des récits réalistes optimistes, du divertissement en résumé, ou alors un monde doux et paisible!

Alors l'auteur et l'enseignant s'inquiètent de ce phénomène une fois de plus américain qui pourrait inciter au repli sur soi et effacer son rôle de passeur.

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