Eugen Drewermann : Comment retrouver la paix et comment la préserver ?

Les indignés

Par | Journaliste |
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Eugen Drewermann, théologien et psychanalyste jungien allemand, ancien prêtre catholique et pacifiste. Photo Pressenza.

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Le théologien, psychanalyste et auteur Eugen Drewermann est un défenseur radical de l’humanité, de l’amour et de la paix ; il est également une autorité morale reconnue par de larges cercles en Allemagne. Dans son discours, comme à son habitude émouvant et éloquent, délivré lors du congrès “vivre sans NATO – idées pour la paix “ (Ohne NATO leben – Ideen zum Frieden), il aborde tous les aspects et relie tous les points en un tout.

Nous en publions ici un extrait.

La totalité de son discours et les enregistrements se trouvent sur :

https://www.pressenza.com/fr/2022/08/eugen-drewermann-comment-retrouver-la-paix-et-comment-la-preserver/

La guerre est contraire à la culture de l’humanité

Le 3 avril, la ZDF (N.d.T.: La ZDF – deuxième chaîne de télévision allemande (Zweites Deutsches Fernsehen) est une institution indépendante à but non-lucratif) a diffusé en fin de soirée l’image d’une Ukrainienne qui avait perdu son fils à Boutcha, une femme en larmes et pleine d’amertume. Le garçon avait 27 ans quand il a été abattu alors qu’il voulait se rendre à son lieu de travail, à environ 500 mètres. Il est maintenant allongé dans la chambre de cette femme. Elle a étendu un tapis sur lui. Et elle crie désespérément : « Qu’ils aillent tous où va mon garçon, sous la terre ! » On ne peut que trop bien comprendre la détresse, la tristesse, la colère, l’impuissance de cette femme.

Mais que fait [suite à ces images] une politique qui utilise le désespoir et la souffrance des gens pour prolonger toujours plus une guerre insensée en livrant toujours plus d’armes ? Et comment un parti qui se dit chrétien en arrive-t-il à pousser le gouvernement à livrer enfin des armes lourdes en Ukraine, à mener une guerre d’usure contre la Russie, à “ruiner la Russie”, pour reprendre les mots de Mme Baerbock ?

Tout cela ne sert pas la compassion pour ceux qui souffrent. Seule la souffrance s’universalisera si cette guerre se poursuit. Il y aura alors d’innombrables images de ce genre. Elles ne diminuent pas ! C’est justement au nom de cette Ukrainienne endeuillée que nous devons demander que l’on cesse de s’armer, et que l’on entame des négociations de paix. La sympathie pour l’Ukraine ne doit pas servir à armer Zelensky pour une longue guerre sous le parrainage des membres de l’OTAN. Il doit être possible de s’entendre et de faire la paix. Ce ne sont pas seulement les victimes de la guerre qui sont à plaindre passivement, en tant que proches des morts. Ce sont aussi les soldats eux-mêmes.

Le 21 juin 1941, nous, les Allemands, avons attaqué l’Union soviétique avec 3 millions de soldats de la Grande armée allemande et nous avons dit au revoir avec 27 millions de morts. Environ 30 millions, c’était l’objectif prévu par les nazis afin de dégarnir tout le corridor en vue de stratégies démographiques germaniques. Apparemment, tout cela est comme oublié.

Mais le fils d’un soldat de l’époque m’a encore parlé ces jours-ci de ce que cela fait à des jeunes de 20 ou 25 ans : « Pendant quarante ans, mon père n’a pas dit un mot de sa vie, mais ensuite, sur son lit de mort, il m’a confié un secret sur comment était la guerre. Il avait été évacué de Stalingrad par l’un des derniers avions, amputé des deux jambes. Son récit : Dans chaque endroit où nous avancions, il n’y avait plus personne. Là, tout à coup, une porte s’ouvre, et un vieil homme en sort, tenant un petit enfant par la main. Mon camarade sort son fusil, et je lui crie : ‘Non !’ Mais il tire. Mon père n’a jamais cessé de pleurer ce jour-là. Quarante ans plus tard, le traumatisme d’avoir assisté à un meurtre restait là. »

Nous, les humains, nous ne sommes pas faits pour devenir des soldats. Si nous voyions ce que l’on nous ordonne de faire, nous ne le ferions pas. Harold Nash a participé en tant que pilote de bombardier de la Royal Air Force à l’attaque menée par le maréchal Harris en juillet 1943 dans le cadre de l’’opération Gomorrhe’ contre la ville hanséatique de Hambourg. En une seule nuit à Hammerbrook, plus de 40 000 personnes sont mortes, privées d’oxygène dans leurs bunkers par les bombes incendiaires de l’état-major.

Harold Nash décrit ainsi son impression : « c’était en dessous de nous comme un ruban de velours noir bordé de perles. Mais nous savions que ce que nous provoquions là en bas était pire que l’enfer de Dante. Mais nous ne voyions que des incendies, nous ne voyions pas les gens. Sinon, nous n’aurions pas pu faire cela. »

En un mot, ce que nous appelons la guerre, ce que nous appelons l’armée, c’est la subversion de tout ce que la culture signifie. Erich-Maria Remarque a pu décrire cela exactement 12 ans après ce qui a été appelé la première guerre mondiale dans son livre « Rien de nouveau à l’Ouest » :

Si cela – il entendait par là les tirs d’artillerie, les attaques à la baïonnette, les grenades, les gaz toxiques, les chenilles de chars, le typhus -, si cela a été possible, alors tout ce que nous avons appelé culture, de Platon à Schopenhauer, a été en vain.

L’armée est le contre-monde du monde civil. Tout ce qui vous est interdit de faire : mentir, tuer, piller, voler, assassiner, est pratiqué dans la guerre en tant qu’une stratégie ordonnée et est imposé à des garçons et même des filles de 18 ans tout à fait normaux et normales.

Et l’armée allemande ici à Berlin, fait de la publicité avec l’inscription sur les omnibus “fais ce qui compte vraiment” !

C’était le ‘body-counting’ (compter les cadavres) tous les jours en 1970 pendant la guerre du Vietnam sous le général Westmoreland. Quelle unité avait fait tomber combien de corps numérotables ? Il y avait des primes pour cela. Tuer efficacement parce que ça compte. Quel degré d’inhumanité faut-il atteindre pour accepter cette propagande ? Elle roule dans les rues de Berlin et mérite toute forme de contestation.

Remarque pouvait aussi dire comment on arrive à devenir soldat :

Six semaines de cours de caserne ont suffi pour que nous rampions dans la boue devant un ancien postier, uniquement parce qu’il porte les bonnes épaulettes, et pour que nous tuions tous ceux qu’il nous ordonne de tuer. Nous sommes devenus des bêtes, des assassins. Si ton propre père venait de l’autre côté, tu le déchirerais avec ta grenade. C’est ce qu’on a fait de nous.

Vous pouvez observer jusqu’à aujourd’hui comment cela se passe dans chaque manuel de chaque cour de caserne de chaque État du monde : l’âme est retirée du corps et le corps devient une simple marionnette. « Les yeux droit devant ! Pivotez à gauche ! Marche ! » Tout ceci est si insensé que le but de cet entraînement n’en est que plus évident : les candidats ne doivent pas penser. Ils doivent cesser d’avoir une conscience personnelle. Ils doivent cesser d’être des sujets responsables de leurs propres sentiments et décisions. Ce que leur a dit leur mère, ce que leur a dit leur père, leur professeur, leur pasteur, ce que leur ont dit les livres ne compte plus. Ce qui compte désormais, c’est ce que le sergent instructeur, le singe hurleur commande en arrière-plan, et uniquement cela. Le bien et le mal ne sont plus des catégories valables. Les candidats ne sont pas responsables des ordres eux-mêmes, mais seulement de leur exécution.

Même les Américains ont compris que c’était des principes inhumains lors des procès pour crimes de guerre de 1947. Les supérieurs nazis ont été accusés, et ils ont tous répondu :

Nous avons fait ce que font tous les soldats. Les ordres sont les ordres.

À l’époque, l’accusateur américain pouvait dire en substance : C’est pourtant là votre véritable crime. Vous avez revêtu l’uniforme et cessé d’être des êtres humains. Vous avez enfoncé le casque d’acier sur votre tête et avez cessé de penser. Vous avez attaché le baudrier sur votre ventre et c’était écrit dessus “Dieu avec nous”. Et vous n’avez pas compris à quel point vous blasphémiez Dieu lorsque vous croyiez ce que les nazis et le Führer, à la place de Dieu, imposaient à votre conscience. L’abandon de la personnalité est le véritable crime, la condition préalable à tout le reste.

Mais alors, nous aurions besoin d’êtres humains qui tiennent bon et ne se laissent pas transformer par les ordres. C’est là le véritable courage nécessaire pour avoir la paix dans ce monde : dire “non” en assumant sa responsabilité personnelle.

Hermann Hesse, lorsque la République fédérale d’Allemagne de l’Ouest s’armait en 1955, a pu répondre à l’un de ses lecteurs qui lui demandait ce que signifiait son roman “Demian” par l’exemple suivant : « Il est possible qu’ils t’enrôlent et te disent ‘prends le fusil ! Vise ! Appuie sur la gâchette !’ et tu le fais. Ensuite les journaux diront que tu es un soldat loyal et courageux. Ensuite, l’aumônier militaire te bénira peut-être pour avoir obéi aux ordres. Le monde civil sera d’accord avec toi pour dire que tu l’as défendu. Mais il est également possible qu’une petite voix s’élève en toi : ’tu ne tueras pas’. Alors tu prends le fusil et tu le brises sur tes genoux. Tu les as alors tous contre toi, la presse, les pasteurs, l’opinion publique. Tu es alors un anticonformiste, un fantaisiste, un pacifiste. Mais tu as dit “non” pour dire « oui » à toi-même. »

C’est le véritable combat auquel nous sommes confrontés aujourd’hui, plus que jamais. Il n’est pas possible de rester humain et de se laisser entraîner à devenir soldat. Les deux ne vont pas ensemble !

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Pas moins qu’Albert Einstein, dans les années 1920, l’avait déjà dit. Ce n’est qu’en éliminant l’armée que nous pourrons, sans cette société parallèle, ne pas toujours retomber dans l’âge de la pierre, dans une tuerie inférieure à ce que nous appelons la raison historique. Il ne peut y avoir civilisation qu’à la condition que nous disions “non” une fois pour toutes à la détermination à la guerre, préformée dans la politique, entraînée dans les cours des casernes, industrialisée dans l’armement.

(Texte paru dans Pressenza)

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