Henri

Allo, allo, quelle nouvelle

Par | Penseur libre |
le

© Serge Goldwicht

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Lecture 15 min.

Comme tous les jours, Delvoye est arrivé en retard au commissariat. La faute aux bouchons bruxellois et à ses difficultés à sortir du lit. L’inspecteur de service l’informa des évènements de la nuit. Un SDF avait été retrouvé mort dans une porte cochère à Uccle.

- Le froid ? il a demandé sans réfléchir alors que les nuits étaient plutôt douces ces derniers temps.

- Il est mort de faim ?

- Non, des violents coups à la carotide et aux yeux, fut la réponse. C’est un meurtre. Post mortem, l’assassin lui a fourré un billet de 100 euros dans la bouche.

- Le coup mortel a été donné avec un couteau ?

- Non, le coup a probablement été donné avec un tournevis, d’après le légiste.

- Que sait-on de la victime ?

- Le parcours habituel d’un SDF. La boîte où il bossait depuis toujours a mis la clef sous la porte il y a deux ans. Il s’est mis à boire. A cause de l’alcool, sa femme l’a quitté ce qui n’a pas arrangé ses problèmes d’alcool. Il vivait dans la rue depuis un an, environ. Toujours la même rue, sous une porte cochère, toujours identique qui l’abritait un peu. Pas de papier. Delvoye écoutait d’une oreille distraite.

Des histoires comme celle-là qui ressemblent à une noyade, il en avait entendu des milliers depuis qu’il était flic. souvent identiques, toujours désespérantes.

- Une bagarre entre clodos ?

- Son corps porterait des traces de coups. Or, à part la blessure mortelle à la carotide et les yeux crevés, rien.

Plus tard, on lui apprit que l’inspecteur Timmermans s’occupait de l’enquête de voisinage mais Delvoye n’en attendait pas grand chose. En général, les habitants des appartements et des maisons ne savent rien des SDF qui vivent dans leur quartier. Les vies sont juxtaposées, jamais mêlées. La journée s’est traînée de tasse de café en tasses de café. Un soleil implacable frappait les vitres des bureaux de la police judiciaire et figeait tout. Les heures s’écoulaient en conversations déjà entendues et en rumeurs mille fois répétées. Il ne se passait rien. Seul, le rapport du légiste est venu troubler la torpeur d’une journée trop chaude pour la saison. Le dernier repas du cadavre était probablement du gratin dauphinois. Son estomac contenait des restes de pommes de terre et de fromage. Comment et où un SDF peut-il se procurer du gratin dauphinois ?
Timmermans est revenu au bureau après son enquête de voisinage. Il tenait quelque chose. La victime n’était pas un SDF comme les autres. C’était un intello. Toujours en train de lire, lui avait dit une voisine qui loge au-dessus de la porte cochère qui enjambait le SDF tous les jours pour rentrer chez elle. Il était plus ou moins le maître à penser et le mentor d’un jeune type du quartier qui passait quelques heures par jour avec lui.

- Le jeune, il s’asseyait à côté du SDF ? Dans la porte cochère ?

- C’est ce que m’a dit la voisine.

A midi, ils prirent une voiture pour se rendre à Uccle. Delvoye voulait se faire une idée sur les lieux du crime.
Une rue comme il y en a mille à Uccle. Des maisons de maître, des appartements discrets mais luxueux et personne dans les rues. Seul un flic en faction devant la porte cochère indiquait qu’il s’était passé quelque.

- Une caméra de surveillance dans cette rue ? demanda le commissaire.

- Oui, une là, au carrefour, répondit l’inspecteur en l’indiquant du doigt mais elle ne couvre pas le lieu du crime.

- C’est chic par ici. Les gens qui habitent cette rue ont les moyens remarqua l’inspecteur au volant.

- Sauf la victime grogna le commissaire.

La porte cochère était vide. Pas de carton, pas de couverture pourrie, même pas une bouteille, rien. Le SDF n’avait laissé aucune trace ou les services de police avaient tout embarqué. Les murs et la porte avaient été nettoyés avec soin. On apercevait encore les traces claires d’une éponge à plus de deux mètres de hauteur. Le sang avait giclé partout.

- Henri ? Où est-il ? a dit une voix dans leur dos.

Il s’agissait d’un jeune homme, vingt ans, pas plus, habillé d’un manteau vert, et d’une écharpe en cachemire autour du cou.
Un jeune vieux, pensa Delvoye.

- Bonjour Monsieur. Nous sommes de la police.

- Quoi ! Vous avez embarqué Henri ? Qu’aviez-vous à lui reprocher ? De ne pas vivre comme les autres bourgeois du quartier ? De ne pas faire de sa vie une course à l’argent comme tous les autres ? Il n’a rien fait de mal. C’est un brave homme qui vit autrement et qui boit trop, c’est tout !

- Il est mort, Monsieur, lui dit Delvoye, froidement. En entendant la nouvelle, le jeune homme se sentit mal et son visage vira au gris. Delvoye pensa un instant qu’il allait s’évanouir et tomber à ses pieds, là, dans la rue, devant la porte cochère. Mais, non, le jeune homme se reprit finalement.

- Qui était cet homme pour vous ?

- Un ami proche ! Un homme avec qui je pouvais échanger, parler de tout. Il était très cultivé. Nous parlions littérature, il me conseillait des livres. Je lui en achetais.

Nous écoutions de la musique aussi. En musique classique, il connaissait tout. Il avait même assisté à un récital de Maria Callas, dans le temps.

- Vous lui apportiez à manger ?

- Oui, les restes de la maison.

- Du gratin dauphinois ?

- Oui, dimanche. C’était froid mais il a tout mangé.

- Comment vous appelez-vous ?

Jussieu. Thomas Jussieu

- 0ù habitez-vous, jeune homme ?

Il désigna une maison de l’autre côté de la rue.

- En face, au deuxième étage, avec mes parents.

- Qu’est-ce que vous faites dans la vie.

- Je suis étudiant en comptabilité…enfin, j’étais. J’ai arrêté.

Pendant un millième de seconde, Delvoye aurait juré qu’un rideau avait bougé et qu’une femme les épiait de la maison d’en face et puis, le rideau reprit sa place
Le jeune homme était mal à l’aise, très triste et pressé de s’en aller.
Il a quitté les deux flics en leur faisant un signe de la main.

- Il est bizarre ce type, a déclara l’inspecteur au moment où le jeune homme s’éloignait. Je le file, patron ?

- Oui et tu fais une recherche discrète sur la vie qu’il mène.

- Entendu, fit l’inspecteur en s’éloignant.

Delvoye patienta une bonne minute avant de traverser la rue afin d’être certain que le jeune homme avait quitté le quartier.
Dans l’immeuble d’en face, une sonnette portait le nom de Jussieu. Il sonna. On lui ouvrit et il gravit à pieds l’escalier qui mène au deuxième étage. Sur le palier, une femme l’attendait. Petite, maigre, la soixantaine. Elle avait été chez le coiffeur récemment.

- Vous êtes de la police ?

- Police judiciaire, oui, Madame. Je mène une enquête sur le SDF assassiné en face de chez vous.

- Mon fils n’a rien fait.

- Il n’est pas accusé pour le moment.

Elle observa longuement le commissaire et puis dit, :   "Entrez une seconde. Voulez-vous un café ?"

- Avec plaisir.

Elle le reçut dans la cuisine qu’elle était en train de nettoyer. Une pièce étroite bordée de placards et d’un réchaud à droite. D’une table et d’une chaise, à gauche. Sur la table, du courrier fraîchement ouvert et récemment lu. Le commissaire leva les deux pieds pour laisser de la place au torchon de la dame.
Delvoye s’assit à table pour boire le café que la femme lui servit.
Sur la table, le commissaire jeta un œil au courrier. Les enveloppes étaient adressées à tous les locataires de l’appartement mais, en maîtresse de maison, la femme, avait tout ouvert et tout lu.

- Votre mari est ici ?

- Il est au bureau comme tous les jours. Il travaille pour une grosse banque d’affaires.

Delvoye sirota son café qui était bon.

- Je ne comprends pas ce que vous faites ici, dit encore la femme

- Puisque le SDF est mort en face, c’est en face que vous devriez mener votre enquête.

- Un inspecteur s’en est chargé mais les gens qui habitent au-dessus de la porte cochère ne peuvent rien voir mais vous, de la fenêtre de votre cuisine, vous êtes aux premières loges. Je crois même que vous nous observiez tout à l’heure.

- Je m’inquiète pour mon fils. Surtout quand il est interrogé par la police. Je le vois de plus en plus rarement. Il est toujours fourré en face ou je ne sais où. J’espère que vous ne lui ferez pas d’ennui.

- Que pensiez- vous du SDF qui vivait en face de chez vous ?

- Il avait une mauvaise influence sur Thomas qui est encore jeune. C’est à cause de cet homme qu’il a arrêté ses études. Je détestais quand Thomas s’asseyait à ses côtés. Que pensaient les voisins ? Thomas se rendait ridicule. Et d’ailleurs, que faisait-il avec ce bonhomme ?

- Il parlait, je crois.

- Foutaises, ricana la femme. Thomas ne dit jamais rien. C’est un garçon secret et introverti. D’ailleurs, je pense que le SDF était ivre la plupart du temps.

- La nuit dernière, vous n’avez rien vu, rien entendu ?

- Rien. Mon mari et moi, avons regardé la télévision et nous nous sommes couchés tôt.

-Delvoye, debout, sur le point de partir demanda encore : « Vous possédez un tournevis ? »

- Oui, plusieurs. Ils se trouvent probablement dans le garage où mon mari range son matériel de bricolage.

- Quand je reviendrai, préparez-moi vos tournevis. J’aimerais y jeter un coup d’œil.

- Ce sera fait.

Une semaine s’écoula sans rien apporter de nouveau. L’assassinat du SDF avait quitté la une des journaux. La brigade s’occupait déjà d’une autre affaire quand l’inspecteur revint avec des informations.

- Le petit jeune loue une chambre meublée à Molenbeek.

-Avec quel argent ?

- Son argent de poche, je pense, puisqu’il n’a aucun autre revenu.

- C’est où ?

- Place des Etangs noirs à Molenbeek.

- Allons-y.

Le quartier des étangs noirs est bien différent d’Uccle. Plus de monde, plus de magasins et une foule originaire des quatre coins du monde qui s’affaire en tous sens.
Ils s’arrêtèrent devant un immeuble des années septante sale et déjà vieilli.
Ils ne trouvèrent pas le nom de Thomas Jussieu sur les sonnettes mais une voisine, une vieille femme d’origine marocaine, ridée comme une pomme sous son foulard, les renseigna.

- Le jeune et le vieux qui pue ? C’est au deuxième, je crois.

Au deuxième, ils ne trouvèrent pas la chambre tout de suite mais, dans le couloir, un homme leur demanda s’ils étaient là à cause de sa plainte.

- Ils sont insupportables, ils se querellent tous les jours surtout quand le vieux est ivre. Ils hurlent et cassent tout. Le calme ne revient que quand le vieux s’endort complètement bourré. La dernière fois, c’était tellement violent que j’ai appelé les flics et j’ai déposé plainte.

La chambre des deux hommes, c’est là, dit le voisin en montrant une porte.

- J’espère qu’on les expulsera, dit-il encore. J’ai des gosses, moi.

En quelques secondes, à l’aide de son passe, l’inspecteur ouvrit la porte en grand et invita Delvoye à entrer. Craac. Le pied droit du commissaire écrasait une boîte de CD jetée sur le sol. Dans la chambre qui puait le pauvre tout avait été jeté à terre et détruit. Des livres, des bouteilles, des disques et même la chaîne Hifi. Les baffles avaient été détruits à coups de pieds. On aurait dit que le lit à une place n’avait jamais été fait.

- Vous croyez qu’un voleur aurait tout saccagé ? commença l’inspecteur.

- Mais non, répliqua le commissaire. La porte était verrouillée. C’est l’œuvre d’Henri, notre SDF, en pleine crise, celui dont se plaint le voisin.

Quel dingue ! commenta l’inspecteur. Le jeune homme offre un toit au SDF qui détruit tout. Drôle de remerciement ! Je comprends les envies de meurtre du jeune homme.

- J’essaie de le comprendre aussi mais pourquoi le tuer à Uccle ? soupira le commissaire Delvoye qui s’assit sur le lit pour jeter un coup d’œil aux livres et aux disques répandus sur le sol. De la musique baroque et de la littérature classique. De Monteverdi à Stendhal. De la poésie aussi.

Delvoye était en train de feuilleter machinalement les livres quand une clé tourna dans la serrure de la porte qui s’ouvrit sur un inconnu.

- Thomas n’est pas là ? demanda l’inconnu, mal à l’aise.

- Non, il est absent. Qui êtes -vous ?

- Je suis son père. J’espérais le voir.

- Et vous avez pris ses clefs dans sa poche, sans lui demander son avis, bien sûr grogna Delvoye en se levant.

- C’est-à-dire non… C’est ma femme qui …

- Votre femme qui… Votre femme qui vous donne l’ordre de prendre des nouvelles du fils en volant sa clé et vous, vous obéissez !

- C’est-à-dire … oui … Nous sommes sans nouvelle de Thomas.

Le commissaire Delvoye ricana encore : « Votre femme connait cette adresse puisqu’elle intercepte et lit le courrier de Thomas

- Elle s’inquiète pour le petit, avança le père. Elle aimerait savoir s’il sait quelque chose concernant le meurtre du SDF.

Elle pense qu’il entretenait une relation homosexuelle avec le SDF ?

- Oui, elle ne croit pas comme il l’affirme qu’on peut rester des jours entiers à écouter de la musique et à parler littérature. Pour nous, cette histoire cache autre chose.

Delvoye nota le passage du Elle au nous. Il comprit combien cet homme était fragile et qu’il avait construit son pauvre échafaudage de vie sur les épaules de sa femme. Il tenta un coup de poker.

- Je suis au regret de vous dire que votre femme vous accuse du meurtre du SDF.

- Timmermans, fouille-le.

L’homme reçut l’accusation en plein visage. Il vacilla sous le choc comme un boxeur sonné sur un ring : Ce n’est pas moi, commissaire, je vous le jure. C’est elle ! Je l’ai vue !
Toute la soirée, elle a épluché le compte en banque du petit. Quand elle a découvert qu’il louait un meublé au SDF avec notre argent, elle est devenue comme folle. Elle est descendue au garage, s’est emparée d’un tournevis, a traversé la rue déserte et l’a tué.

- Quand elle est revenue, elle était pleine du sang de cet homme. Des vêtements jusqu’aux cheveux. C’était affreux.

- Il a cet objet sur lui, dit l’inspecteur Timmermans en exhibant quelque chose que Delvoye n’a pas vu tout de suite.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Un tournevis. Il a été nettoyé, ajouta Timmermans en l’observant à la lumière de la fenêtre.

- Vous croyez que c’est l’arme du crime, commissaire ?

- J’en suis certain. Voilà des parents qui s’inquiètent pour leur fils mais qui sont prêts à le faire accuser d’assassinat. Passe-lui les menottes.

- Vous m’inculpez ! Mais de quoi ? dit le bonhomme en se débattant, je n’ai tué personne. C’est Thomas qui …

- De complicité d’assassinat, et d’obstruction dans une enquête judiciaire. Emmène-le.

- Si Thomas voulait tuer le SDF, pourquoi ne s’en est-il pas pris à lui ici, dans ce meublé de Molenbeek pendant qu’Henri cuvait son alcool ? poursuivait Delvoye. C’était plus simple que l’assassiner en pleine rue à Uccle.

- C’est la mère qui n’a pas supporté de voir que l’amant de son fils vive à ses crochets et la nargue en face de chez elle. Dans une crise de colère, elle s’est emparée de ce qu’elle a trouvé, a traversé la rue déserte et l’a tué. Sous le joug de sa femme depuis toujours, le mari n’a rien dit. Pire, il a voulu la disculper en cachant le tournevis chez Thomas.

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Merci !

- Des parents aimants donc, remarqua l’inspecteur dans un sourire plein d’ironie. .

- Des parents persuadés de l’être, rectifia Delvoye.

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