Il y a un malaise…

Les calepins

Par | Penseur libre |
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Samedi 7 décembre

 Faut-il se plonger dans les écrits du philosophe Theodor Adorno (1903–1969) ?  Les intellectuels allemands semblent avoir recours à sa pensée pour contrer la (re)montée de l’extrême droite.  En 1967, il tint une conférence à l’Université de Vienne, invité par l’union des étudiants socialistes. L’extrême droite était occupée à recouvrer une popularité dans le pays natal d’Adolf Hitler. Le sujet de la conférence qui lui est proposé découle de ce constat. Malgré une bibliographie abondante, ce propos de Theodor Adorno était resté inédit. Le voici publié par les éditions Flammarion (« Le nouvel extrémisme de droite », coll. « Climats ») et plus de cinquante ans après, ce texte semble parfaitement adapté aux recrudescences que tous les pays européens connaissent désormais. Ainsi, la principale méthode des mouvements fascistes avancée par Adorno garde tout son sens : « Les nationalistes aiment agiter le spectre de la catastrophe (immigration de masse, perte d’identité, …) » Y trouve-t-on des solutions permettant d’éviter le retour de la bête immonde ? Ce serait diviniser le philosophe. Mais quand même, on peut épingler l’un ou l’autre conseil… Comme celui-ci : « Éviter les leçons de morale. » On comprend l’intérêt que la jeunesse progressiste allemande consacre à Theodor Adorno…  

                                                                        *

 Être né quelque part sur une terre qui n’existe pas. On est conduit à rechercher un ailleurs où l’on se sentirait mieux. Le nomadisme survient. On choisit les lieux les plus attirants, les plus attrayants. Les plus bruyants parce que les plus fréquentés. Á Paris, on vit l’expérience de la solitude dans la foule. Á New York, on perçoit des scènes loufoques. Partout, l’étrange côtoie l’insolite. Toutes leurs beautés n’effacent pas le mal du pays. Retour à Nazareth. Entretemps, le voisin s’est occupé du citronnier. La Palestine vivra, le cartomancien l’a dit. Et puis, on y vivra, parce que la poésie est immortelle. Á la manière de Buster Keaton et surtout de Jacques Tati, Elia Suleiman dissèque ses états d’âme. Son film (« It must be heaven ») semble capté, digéré ensuite assez brièvement. Qu’on ne s’y trompe pas : il est d’une délicate et discrète persuasion. Plusieurs scènes, passées inaperçues, reviendront plus tard à la surface de la mémoire, sans qu’on s’y attende. Comme pour se souvenir de la Palestine, cette terre que d’aucuns voudraient qu’elle n’existât point.    

Dimanche 8 décembre

 Et Lula da Silva marche. Il avance, de ville en ville. Il arpente son cher pays, ce Brésil qu’il dirigea pendant huit ans, deux mandats présidentiels durant lesquels il s’attela sans cesse à réduire les inégalités, à faire d’abord en sorte que tous les Brésiliens puissent manger à leur faim. Quand pareil dessein en est sa phase rudimentaire, il n’y a pas lieu de compliquer la méthode : il faut prendre aux riches pour donner aux pauvres. C’est ce que fit Lula, jusqu’au jour où les riches ont acheté la Justice afin de mettre Lula en prison, seule manière de l’empêcher d’être réélu. La Cour constitutionnelle a fini par le remettre en liberté sans toutefois lui rendre son éligibilité. Qu’à cela ne tienne, Lula continue son chemin, celui qui – comme disait le poète Machado – se trace en marchant. Il vient de recevoir une équipe du journal espagnol El Païs au siège du parti des travailleurs, à São Paulo. Bien entendu, il n’a pas manqué de souligner le fait que Jair Bolsonaro représentait « un risque considérable » pour son pays et qu’il faisait preuve d’ « un total mépris pour les questions sociales. » Car Lula marche, il avance, mais il parle aussi, Lula…

                                                                        *

 Au Royaume-Uni dans l’indécision que l’on devine, à quatre jours du scrutin, les sondages révèlent que les préoccupations premières des citoyens ne sont plus le Brexit mais l’avenir de leur système de soins de santé. On comprend. Mais celui-ci ne serait-il pas, indirectement, dépendant de la forme que prendra le Brexit ? … Ou plutôt de la manière dont l’État sera gouverné après le Brexit ?

                                                                        *  

 Observer les multiples failles et les errements vertigineux d’un monde qui se fait peur à chaque instant, quelque part.

 Méditer la fameuse formule d’André Breton : « L’œil existe à l’état sauvage. »

Lundi 9 décembre

 La glorieuse aventure du sport.

 Une affirmation de comptoir. Le dopage est partout mais moins subtil et moins discret chez certains que chez d’autres. Vrai ? Faux ?

 Pour l’heure, en tout cas, l’Agence internationale antidopage vient de pénaliser la Russie. Quatre ans d’interdictions de participer à de grandes compétitions. Á commencer par les Jeux Olympiques de l’an prochain.

 Une deuxième. La désignation du Qatar comme pays organisateur de la Coupe du Monde de Football en 2022 n’a pas eu lieu dans la clarté ? Vrai ? Faux ?

 Pour l’heure, une information judiciaire est ouverte à Paris « pour corruption active et passive » où il est beaucoup question de Michel Platini et de Nicolas Sarkozy.   

 D’autres faits douteux ? D’autres soupçons ? Sûrement. Mais cela n’empêchera point les terriens de s’époumoner, de nourrir un engouement planétaire entretenu par les médias chaque fois que des humains tenteront d’améliorer des records.

 Panem et circenses, et vogue la galère !

                                                                        *

 Au cours de son annuelle soirée de gala très suivie, l’excellente association Ciné Femme de Bruxelles a, comme chaque année, honoré un film choisi parmi les quelques centaines visionnés ces douze derniers mois. « Werk ohne autor » (« L’œuvre sans auteur », de Florian Henckel von Donnersmarck) a été primé. Fut ensuite projeté en avant-première « Official secrets », de Gavin Hood, qui raconte l’histoire vraie de Katharine Gun, qui révéla une note secrète démontrant le chantage que les États-Unis orchestraient sur les diplomates de l’ONU afin d’obtenir un vote les autorisant à déclencher la guerre en Irak en 2003. Construit au cordeau comme les bons films d’espionnage, le film est exclusivement axé sur la vie de l’héroïne. Ainsi, aucune scène, si minime soit-elle, ne conte les débats de l’ONU où de nombreux États restaient réticents à l’enrôlement de Bush, le plus opposé d’entre eux étant la France, laissant dans l’enceinte le discours historique de refus prononcé par Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères de Jacques Chirac. De même, si le recours aux journaux télévisés de l’époque montre Tony Blair entièrement complice de George Bush dans le mensonge éhonté quant à des armes de destructions massives détenues par Saddam Hussein, une impasse totale est faite sur l’implication coupable de deux autres chefs de gouvernement européens : l’Italien Berlusconi et l’Espagnol Aznar. Le gouvernement britannique souhaitant éviter d’être contraint à dévoiler des documents au procès, retira sa plainte et permit à Katharina Gun d’être libre avant même que ledit procès ne s’ouvre vraiment. Le film se termine sur cet étonnant rebondissement. Le générique de fin commence par des statistiques à propos des dégâts humains causés par cette guerre, lesquelles continuent en vérité à être grossies par l’instabilité qui continue de régner en Irak. On ne sait rien non plus de ce qu’est devenue l’héroïne, qui n’avait que 28 ans à l’époque, et qui en a donc aujourd’hui 45. Dommage.

Mardi 10 décembre

 Aux Musées royaux des Beaux-arts de Bruxelles, la Maison Sotheby’s met sur pied un colloque sur le thème « Le marché de l’art du surréalisme et de René Magritte ». Tout le programme paraît de haute tenue sur papier. Beaucoup d’anecdotes nourrissant des lieux communs sont hélas souvent épinglées. Une à deux tables rondes auraient mieux éclairé un public attentif et très intéressé. Des réflexions pertinentes manquaient à rebondir parce que personne ne les relevait. C’est ce qu’il advint notamment de la dernière séquence, consacrée à un entretien avec Isy Brachot, le dernier marchand de Magritte. Livré à lui-même par l’inconsistance de son interlocutrice, l’homme fut obligé de verser dans un monologue auquel il ne s’attendait pas. Le voici qu’il avance qu’à la différence d’autres tendances ou d’autres écoles, comme l’impressionnisme, « le surréalisme est éternel ». Quelle superbe affirmation qui n’aurait jamais dû être laissée à un triste plouf ! Éternel ! Le mot est sans doute inapproprié mais on perçoit bien la volonté de celui qui l’exprime. Il a tellement raison ! Le surréalisme n’est pas une école artistique, c’est un courant de pensée, un mode d’existence, une façon de vivre et d’agir, donc de créer, qui bouscule toutes les idées ainsi que les manières d’être. C’est donc évidemment par le biais de la création artistique et littéraire qu’il se révèle avant tout. Comment ne pas évoquer ici Walter Benjamin qui,  en 1929, signait un texte magistral : « Le surréalisme, dernier instantané de l’intelligentsia européenne » : « Ce qui a jailli en 1919 en France dans le cercle de quelques hommes de lettres – nommons tout de suite ici les plus importants : André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault, Robert Desnos, Paul Éluard – peut avoir été un mince ruisseau alimenté par l’ennui humide de l’Europe d’après-guerre et les derniers filets d’eau de la décadence française. Les je-sais-tout qui, aujourd’hui encore, ne vont pas au-delà des ’origines authentiques’ du mouvement et qui, aujourd’hui encore, ne savent rien en dire, sinon qu’une clique de gens de lettres a mystifié l’honorable public, sont un peu comme un aéropage d’experts qui, se trouvant devant une source, en vient après mûre réflexion à la conviction que le petit ruisseau qui coule là ne fera jamais tourner les turbines (…) » Une matière à débats, miroir de l’instant, qui ne pouvait pas être négligée.

 Par bonheur, Xavier Canonne, lui aussi spécialiste de l’œuvre de Magritte, sauva la journée en tirant des conclusions tout aussi magistrales dont on retiendra une citation qui devrait subsister : « On enseigne l’art moderne, on vend l’art contemporain. »   

Mercredi 11 décembre

  La France compte 42 régimes de retraites. Ainsi que l’avait exprimé Emmanuel Macron en campagne, l’heure est de les rassembler en un système universel, identique pour tous les citoyens. A priori, cette réforme est équitable. 70 % des Français la soutiennent. La quasi-totalité des syndicats y sont opposés. Des actions de grève et des manifestations bloquent le fonctionnement du pays. 70 % des Français approuvent ces actions. La conclusion s’impose : il y a un malaise.

                                                                        *

 En lisant le numéro de décembre de Philosophie Magazine.

  • Sollers et Kristeva. Faut-il prendre ce qu’ils disent et ce qu’ils écrivent pour argent comptant ou pour argent content ?
  • Bergson. Pourquoi n’a-t-il pas été apprécié post mortem ? Ses réflexions sur la durée, seyantes avec La Recherche de Proust, étaient fort judicieuses. Son livre sur Le Rire, le plus célèbre, prête à caution (« L’indifférence est son milieu naturel » Quelle erreur ! Quelle cécité ! )
  • La sélection de livres d’étrennes est superbe. On a envie de tout acquérir, et d’offrir. Entre autres : « Histoire du scepticisme », de Richard Popkin- éd. Agone, coll. « Bancs d’essai » - ; « Faire rêver », de Thomas Schlesser – éd. Gallimard - … Et d’abord, Michel Serres en poche si bien introduit par Martin Legros…
  • En illustration de la savoureuse chronique de François Morel, la photo de Jacques Chirac sautant au-dessus de la barre de contrôle des tickets de métro. Il voulait sans doute montrer son dynamisme. Mal lui en avait pris. On se souvient que Le Nouvel Observateur l’avait saisie, placée en couverture avec l’annonce du dossier : « La France qui triche ». C’était au temps où cet hebdomadaire alimentait la gauche et bousculait la droite avec la courtoisie de l’intelligence.
  • Retour à Kristeva : « C’est un juif athée, Freud, qui, en sondant les abîmes de l’inconscient, a fait du ‘besoin de croire’ un objet de connaissance. Sur lequel s’adosse – pour s’en détacher – le désir de savoir. Les religions se sont construites sur cet investissement nucléaire. C’est pour cela qu’elles tiennent, mais en bloquant et en réprimant le désir de savoir. Le lien transférentiel est aussi un investissement mutuel : le besoin de croire participe du processus analytique. »     

Jeudi 12 décembre   

 Aung San Suu Kyi, icône de la lutte pour la démocratie en Birmanie, prix Nobel de la Paix en 1991, comparaît devant la Cour internationale de Justice de La Haye afin de défendre son pays contre l’accusation de génocide des Rohingyas. Des inspecteurs de l’ONU ont constaté les faits, précisant que depuis août 2017, 740.000 Rohingyas avaient franchi la frontière afin de se réfugier dans les pays voisins. Le monde entier avait salué le combat de cette femme au siècle dernier. Son comportement actuel ne peut qu’occasionner la tristesse, survenue au fil des ans, après l’étonnement et la déception. La Birmanie, à majorité bouddhiste, rejette les Rohingyas, peuple musulman, de manière brutale, conduisant la junte à des actes d’extermination. L’attitude d’Aung San Suu Kyi, aussi incompréhensible qu’inacceptable, ne peut qu’être interprétée dans un désir effréné de conserver le pouvoir. L’on pense à la phrase de Malraux dans « La condition humaine » : « Il n’y a pas de dignité qui ne se fonde dans la douleur. » Et l’on se souvient de la félicité qu’avait déclenchée la décision du jury Nobel, qui doit aujourd’hui se poser des questions existentielles.

                                                                        *

 Quelques dizaines de femmes s’étaient plaintes de harcèlement, voire de viol, dus aux comportements pernicieux d’Harvey Weinstein. Quelques dizaines de millions suffirent à trouver des arrangements. Le diable n’est plus accusé d’être diable. Tout va bien. Ainsi fonctionne la Justice dans cette grande démocratie que l’on nomme États-Unis d’Amérique.

Vendredi 13 décembre

(C’est le jour de l’année où les mises de loteries seront les plus élevées)

                                                                        *

 Les Britanniques furent nombreux, hier, à se rendre dans les bureaux de vote afin de participer à des élections législatives dominées par la question du Brexit. La mobilisation des jeunes générations fut remarquable. Beaucoup de jeunes électeurs, favorables au maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne, ont voté pour des candidats dans lesquels ils ne se reconnaissaient pas nécessairement au plan idéologique mais dont ils les savaient adversaires du Brexit. Or, une évolution démographique est intervenue depuis juin 2016, date du référendum. Des électeurs âgés, favorables à la sortie de l’Union, sont décédés, tandis que parallèlement, des adolescents désireux de rester Européens ont atteint l’âge d’être en droit de voter. Malgré cette mutation, Boris Johnson remporte brillamment les élections et son parti dispose d’’une majorité absolue de sièges. Il y aura des effets collatéraux : les travaillistes doivent remplacer Jeremy Corbyn et revoir leur doctrine, l’Écosse tentera encore d’obtenir son indépendance et les deux Irlande connaîtront des tensions. Mais pour l’heure, un fait semble acquis : le Royaume-Uni est désormais en position idoine de quitter l’Union européenne.   

                                                                        *

 La vague des réseaux sociaux. Gaffe : on va bientôt éteindre les Lumières.

Samedi 14 décembre

 Pourquoi n’ose-t-on pas se demander si la crise de la migration n’est pas plutôt une crise de l’asile ? 

                                                                        *

 On connaît l’exigence de Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous, non par un. » Ce sont les Islandais qui appliquent le mieux l’injonction. Non seulement ils sont des lecteurs assidus, mais on estime qu’un Islandais sur trois aura au moins publié un livre dans sa vie. Et dans dix jours, sous le sapin, chez les riches comme chez les moins aisés, une seule catégorie de cadeaux dominera : des bouquins, encore des bouquins.

Dimanche 15 décembre

 Plus que des prolongations, il a fallu du rabiot  -  48 heures de palabres au-delà de l’horaire prévu – aux congressistes de la COP 25 pour parvenir à un accord a minima. « Une COP de rattrapage » est souhaitée, sorte de COP 25 bis, avant de préparer la COP 26. En attendant, c’est toujours la COP 21 qui fait office de référence.

 Parce que celle-ci pourrait s’empoussiérer, rappelons qu’elle s’est tenue au Bourget, du 30 novembre au 11 décembre 2015, à l’initiative de François Hollande, et qu’elle fut présidée par Laurent Fabius. Pour mémoire...

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 Les sommaires des journaux produisent parfois des voisinages cocasses quant aux sujets à informer. Il est cependant des cas où ces voisinages trouvent une complémentarité inattendue. Ce midi, après avoir commenté les embrouilles de la COP 25 à Madrid, les officiers des JT révélaient un chiffre ahurissant transmis par les agences de presse : cette année, la déforestation en Amazonie brésilienne a plus que doublé de surface.                                                                                                                                                                                                                             

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