La pluie, la police, les violences et l'hôtel de ville

Les indignés

Par | Journaliste |
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Photo extraite de la vidéo de © Zin TV

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Lecture 13 min.

Saint-Gilles - Place Van Meenen - jeudi 15 octobre 2020 – 20h.
Rassemblement de protestation devant la Maison Communale dans le cadre des interpellations sur les abus de la Police locale UNEUS par des collectifs citoyens.

Irruption dans le Conseil Communal

Soirée agitée à Saint-Gilles hier. Très édifiante et détrempée. Il n’est d’ailleurs pas impossible que la pluie ait joué un rôle déterminant pour pousser les manifestants à entrer dans l’hôtel de ville. L’interpellation du conseil communal ayant été officiellement refusée, les premières interventions devant quelque 150 personnes devaient se tenir au dehors, sur l’escalier monumental de l’hôtel de ville par un temps de chien.

J’y étais parce que je suis attentivement cette affaire depuis 3 ans, depuis que ça bouillonne au pied des tours d’habitations sociales et qu’un collectif de mamans s’est constitué pour protester et interpeller le pouvoir communal sur les abus, les harcèlements systématiques et les violences dont sont l’objet les jeunes issus de l’immigration par la brigade de proximité dite « Unéus ». Le mouvement de protestation a pris de l’ampleur au printemps dernier lors du « confinement », suite à plusieurs scènes de bavures policières à l’encontre de riverains sur la place Bethléem, dérapages qui ont suscité des gros remous, mobilisant désormais des franges élargies d’habitants et de militants du quartier. Au mois d’août, de graves faits de violences de la part de la Police ont été rapportés, sur la place Morichar, mais aussi sur le Parvis de Saint-Gilles, voire au commissariat même. On le voit le problème est endémique et la coupe déborde.

Après les premières prises de paroles, dont les masques anti-covid, l’averse de plus en plus drue et le rideau de parapluies empêchaient à la communication de circuler librement, le besoin s’est exprimé de trouver un cadre à l’abri. C’est donc très naturellement que de plus en plus de participants se sont dirigés vers l’entrée de l’édifice, d’autant que ce refus d’interpellation en avait énervé plus d’un. On s’est massés devant la porte, où après quelques palabres et une courte phase de tension avec les surveillants de l’entrée, se sont engouffrés les manifestants qui ont convergé vers le grand hall d’accueil, sur les escaliers duquel se tenaient les organisateurs munis d’un mégaphone.

Le théâtre démocratique

Ce grand hall marbré typique des hôtels de ville pompeux bâtis au 19e siècle est un cadre parfait pour ce qu’on pourrait nommer le théâtre démocratique. Évidemment l’irruption d’une foule débridée en ces lieux a quelque chose d’incongru face aux statues très dignes, aux plafonds immenses et aux lustres majestueux. Pourtant quoi de plus naturel quand on songe que cette commune et plusieurs générations d’élus locaux ont été portés par la rue précisément, là où du balcon de la « Maison du Peuple », Lénine a prononcé un discours en 1914 et où Jean Volders, un des fondateurs du Parti Ouvrier Belge a été choisi pour donner son nom à une des artères les plus fréquentées du quartier. Seulement voilà, la démocratie est une déesse fréquemment assoupie, il faut la secouer. Et le parti qui domine la vie publique ici depuis des décennies oublie souvent d’où il vient. De temps à autres des groupes contestataires se chargent de perturber cette léthargie. Quoi de plus sain ? Et pas de secousses efficaces sans un minimum de tintouin. Ce soir, l’ambiance y est, ça gueule pas mal et les hauts murs du grand hall amplifient ces ondes de cris, brisant la quiétude d’un conseil communal d’ordinaire très feutré.

Je suis à chaque fois très ému par ces prises de paroles de la part d’humbles habitants issus des milieux populaires. Latifa, leader du « Collectif des Madrés » est une de ces personnes très courageuses, qui pas du tout prédestinées à un destin d’activiste ni de pasionaria, s’est vue propulsée d’abord par le désir d’aider son fils et ses amis ensuite par sa révolte contre un type d’injustices dont on ne connaît que trop bien les réminiscences. C’est une femme de très petite taille ; enveloppée dans son foulard rituel, elle a ce profil des « gens de peu » dont on s’attend surtout à de la discrétion. C’est tout l’inverse ce soir, elle rayonne ainsi que chaque fois qu’elle a mené ces élans d’indignation, et je vois avec le temps combien cet engagement a accompli sur elle un effet profond, un effet d’émancipation. J’ai toujours constaté que l’action engagée génère aussi une cure de vitamines. J’ai vu Latifa tenir tête au bourgmestre devant l’ensemble du collège, allant jusqu’à élever la voix, excédée par la langue de bois du personnage qui se drape systématiquement entre condescendance et surdité tenace.

A présent quand Latifa se présente à ce genre de rassemblements, c’est un immense respect qui émane de l’assistance et le silence se fait malgré la nervosité générale :

...Nous sommes tous citoyens, quelle que soit la couleur de notre peau, nous avons droit à une justice et au respect de la police, nous rêvons d’une société plus juste à tous points de vue, où nous serons tous égaux, ensemble cela est possible pour un monde meilleur...

Binta lui a succédé au mégaphone et ce fut pour moi une grande et agréable surprise de retrouver ces deux femmes au coude à coude. Binta est immigrée du Burkina Faso depuis une dizaine d’années. Elle est mariée avec un ami à nous et cette union n’est pas anodine, puisque Daniel a été longtemps militant très actif au sein du mouvement contre les expulsions de sans-papiers. Binta est infirmière depuis peu, c’est également une personne habituellement très réservée, de cette réserve typique des êtres fragilisés par les aléas d’immigration. C’est donc avec étonnement que j’ai découvert sa voix puissante qui a porté le texte de 4 pages prévu pour l’interpellation du Collège.

...Le 25 juin dernier, ce conseil communal a voté la motion "Pour une commune qui soutient une politique de sécurité sans abus, sans racisme et sans sexisme, basée sur la prévention, la proximité et la justice". Cette motion, plus précisément son non-respect, fait l'objet de notre interpellation. Proclamer des principes louables, c'est déjà bien. Mais l'essentiel est de commencer à les mettre en pratique. Force est de constater que ce sont jusqu’à présent restés des mots creux….

Quand ce genre d’intervenantes élèvent ainsi la voix, la portée de leur propos est d’un poids incroyablement dense, bien plus que celui de tous les commentateurs, politiciens ou militants réunis dans cette enceinte. Ce sont de grandes dames, et je suis à la fois heureux et fier de les connaître.

D’autres voix se sont élevées ensuite, témoignant de la température ambiante ces derniers mois notamment de la part d’une déléguée du collectif « La santé en lutte », celles de 3 victimes d’un des dérapages policiers violent du mois d’août explicitement sexiste, des voix féministes aussi, ainsi que celles de jeunes idéalistes chez qui ce mouvement réveille le désir d’une grande tempête sociale. Et comment ne pas y penser ?

Il y eut aussi un leader, plus classique certes, Théo, au nom du collectif Droits & Libertés pour les minorités en Belgique, qui tentait d’orchestrer un tant soi peu la spontanéité générale. Sa présence forte, sa détermination sont d’un autre ordre, un ordre fédérateur. Il est plus âgé que la moyenne, cheveux gris, d’une haute stature et d’une voix de stentor. Son accent flamand prononcé et son français un peu approximatif lui donnent une truculence de langage et un caractère hors normes qui séduit. Il parle juste, il a de l’aplomb. Et il en faut pour tenir tête comme il l’a fait en juin dernier face à la sempiternelle loi de la bienséance léthargique des élus. Malgré son effort pour rester zen et pour respecter l’ordre imposé par la procédure des tours de parole, il était quand même sorti de ses gonds après la réponse lénifiante du Maïeur, et là son courroux tonitruant a roulé le long des belles moulures dorées, et les roulements de ses r néerlandais nous ont fait du bien.

Mais il est réaliste ce soir, demandant à présent à l’assistance de se retirer pour revenir « en force » dans un mois. Or la colère est forte. L’affaire de la Police Unéus dure depuis des années à présent et malgré des promesses, malgré un rapport très fouillé de la part du délégué aux droits de l’enfant et de la ligue des droits humains, malgré des interpellations répétées et les articles dans la presse, malgré de nouvelles bavures toujours rien n’a été fait. La colère est aussi exacerbée par une situation générale de frustrations et de brimades sanitaires permanente, sans parler du climat délétère qui enveloppe la plupart des corps de police ces derniers temps, que ce soit à Saint-Gilles, dans d’autres communes de Bruxelles, d’autres villes (...et d’autres pays !). La foule veut une confrontation et supporte mal le grand silence ronronnant qui émane de la salle du conseil au premier étage. Quelques uns gravissent lestement les marches, suivis bientôt par l’ensemble et nous nous retrouvons dans la grande salle lambrissée contiguë à celle du Collège. A travers les larges portes ouvertes on aperçoit la tribune des échevins, on devine certains des élus, on imagine les autres et on entend surtout ce grand calme feutré que nous venons troubler. Des cris fusent, des slogans sont repris ils sont un peu mal dégrossis mais la subtilité n’est sans doute de circonstance « Police partout / justice nulle part ! / On déteste la Police !, A bas l’armée, les flics et les patrons ! (alors celui-là m’a fait sourire, je ne l’avais plus entendu depuis 40 ans).

Qui confisque la démocratie ?

Certains représentants quittent la salle considérant que ce chambard ne permet plus de « travailler », le Conseil est en panne. Le chahut s’installe, la foule en veut, elle attend quelque chose, elle attend ne fût-ce qu’une réaction, mais rien ne bouge. Certains, particulièrement remontés, se mettent à hurler, tentant d’interpeller l’une ou l’autre tête des officiels qu’on reconnaît. La confusion est accentuée aussi par les masques sanitaires, vu qu’on distingue assez mal les propos. Deux conseillers manifestement plus mal à l’aise que les autres franchissent la portes, toisent la foule. Un échevin a franchi le pas de la porte mais semble tétanisé. Sa colère le submerge et il se borne à reprocher à un des manifestants sa propension aux invectives. Une déléguée Ecolo qui s’est risquée à l’extérieur se voit prise à partie. Elle tente de s’expliquer, mais on n’entend peu de choses dans le brouhaha. Elle paraît très perturbée par la situation, a les joues très rouges, elle est la seule qui a le cran de tenter de dialoguer avec les protestataires. Malgré la confusion on perçoit des phrases type qui font mouche mais dans le mauvais sens « vous confisquez la démocratie, vous empêchez la démocratie de faire son travail, un processus est en cours, il faut faire confiance et attendre des résultats, ça prend du temps... ». Même si c’est vrai, ce genre de formules n’est pas audible, surtout pas de cette façon et pas en ces circonstances. D’autant moins que ce discours a déjà été tant de fois entendu depuis 3 ans dans la bouche des responsables du pourrissement.

Une discussion plus décryptable s’enclenche sur le refus du collège d’accepter l’interpellation. La réglementation communale prévoit qu’on ne peut réaliser d’interpellation sur un sujet ayant déjà été mis à l’ordre du jour lors des 3 conseils précédents. Cet argument n’est probablement qu’un prétexte, car plusieurs « nouveaux » faits de violence ont été enregistrés, de plus c’est ne pas tenir compte du véritable mouvement qui s’est amplifié ces dernières semaines ni de la dégradation des relations avec une partie des habitants. Nous voilà donc au cœur de ce qui se joue et qui de tout temps s’est joué quand l’indignation ou la révolte débordent des digues de procédures. La scène est presque un cliché mais elle induit cette question de fond réveillée par l’actualité : notre démocratie a-t-elle encore la vitalité suffisante pour supporter le face à face avec l’intensité d’un mouvement social ? Nos élus sont-il encore à même de saisir la vie quand elle fait irruption dans leurs débats policés ? Sont-ils encore à même de nous parler vrai ? Je concède qu’il s’agit là d’une question complexe, car il est vrai que l’agitation n’est pas un contexte propice à une réflexion sereine. Mais le constat s’impose. Personne au nom de nos institutions représentatives n’était en mesure ce soir là de simplement venir s’expliquer, calmer le jeu ou proposer quoi que ce soit pour sortir de l’impasse. Et personne dans ce tumulte n’avait la volonté ni la carrure de surmonter le désordre au nom précisément du processus démocratique. On s’est borné, comme cela se produit si souvent, à attendre que l’orage s’effiloche par lassitude. Mais le manque laissera des traces, de celles qui peu à peu continuent à creuser la distance entre le politique et les citoyens.

Alain Lapiower - 15/10/20

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A voir aussi, un reportage de Zin TV sur l'interpellation précédente : https://zintv.org/video/interpellations-citoyennes-contre-les-violences-policieres-a-saint-gilles/

 

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