Mawda, un prénom qui fait honte à l'État belge

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Mawda.

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Hasard du calendrier, deux livres d’auteurs belges de facture totalement différente concernant le même sujet belge sortent simultanément en ce début d’année dans deux maisons d’édition françaises. Deux ouvrages de très grande qualité, entamés chacun en 2019, et qui se complètent. "Mawda, autopsie d’un crime d’État" (La Boîte à Bulles, 192 pages), bande dessinée du dessinateur engagé Manu Scordia, par ailleurs animateur pour enfants, évoque le tragique destin d’une enfant et l’attitude de l’État belge. "Mawda v. Medusa, donner un visage à la criminalisation des migrants en Europe" (Le Bord de l’eau, collection "L’atelier du chercheur", 192 pages) est un essai de "philologie politique" où la philosophe Sophie Klimis analyse scrupuleusement et commente sans langue de bois tout ce qui touche à l’affaire Mawda.

"Mawda". Il suffit de prononcer son prénom pour la voir, bob enfoncé sur la tête, yeux rieurs et doigts devant la bouche. Même six ans après sa mort. Le matin du jeudi 17 mai 2018, la Belgique s’éveillait comme d’habitude. Sans savoir que ce jour serait à jamais teinté de noir: durant la nuit, près de Mons, une fillette de deux ans a été tuée par la police belge. Mawda était Kurde et sans papiers. Elle, son frère, leurs parents et d’autres migrants avaient pris place dans une camionnette pour tenter de rallier l’Angleterre. Vu le décès de Mawda, la famille Shamden-Phrast a modifié ses plans. Elle a finalement obtenu sa régularisation en Belgique. Afin de pouvoir se recueillir au cimetière d’Evere où repose la petite. Aujourd’hui, Ali et Amir, les parents de Mawda, et leurs deux fils – un bébé est né en Belgique après le drame – souhaitent tourner la page et aller de l’avant. Après ce qu’ils ont enduré, comme on les comprend.

Par contre, tout démocrate se doit de savoir ce qui s’est passé en cette nuit du 17 mai. La traque organisée, qualifiée de "course-poursuite" police-migrants dans la presse, est le drame qui dénoncera de trop nombreuses lacunes à tous les niveaux, révélées au fil des jours et des mois par l’avocate Selma Benkhelifa et le journaliste Michel Bouffioux. En vrac. Une mère empêchée d’accompagner sa fillette mourante dans l’ambulance. Une vingtaine de migrants dont le chauffeur de la camionnette braqués par la police, arrêtés, mis en garde à vue puis relâchés avec un ordre de quitter le territoire. Une famille restée plusieurs jours avec ses vêtements tachés du sang de Mawda. Ce jour-là, des policiers ont pu mentir, le parquet les couvrir, raconter n’importe quoi: enfant-bouclier, enfant-bélier, enfant jetée d’une voiture en marche, balles multiples, tir d’origine inconnue…

Le jeudi 17 mai 2018 et les jours suivants, les médias ont failli à leur devoir d’informer. Immédiatement, la société civile de Belgique s’est levée, s’est rassemblée, s’est insurgée pour dire non. Pour interroger, questionner, détricoter les imbécillités officielles. Elle a manifesté. Elle a partagé l’information principale: "Mawda a été tuée par une balle policière dans le cadre des opérations Medusa". Elle a organisé des funérailles dignes pour la petite fille. Elle a soutenu les parents endeuillés et leur petit garçon de quatre ans traumatisé.

L’"affaire Mawda" a été le lamentable révélateur des failles de l’État de droit et des discrètes campagnes anti-migrants. On a pu prendre connaissance de ce qui s’est réellement passé cette nuit grâce à la formidable et minutieuse contre-enquête du journaliste Michel Bouffioux, écœuré par les mensonges officiels. Elle a été publiée sur le site belge de "Paris-Match" et dans le livre "Deux ans et l’éternité" (Ker éditions), introduite par une fiction de Vincent Engel (lire ici). Elle a été portée par la magnifique pièce de théâtre de Marie-Aurore d’Awans et Pauline Beugnies "Mawda, ça veut dire tendresse". Mais ce drame accablant ne fait toujours pas l’objet d’une commission parlementaire, faute de signatures suffisantes. Par contre, le procès en appel s’est achevé en novembre 2021, condamnant le policier qui a tiré à dix mois de prison avec sursis et levant son amende de 400 euros, le présumé chauffeur écopant, lui, de quatre ans de prison ferme. Toutefois, assigné par l’ONG DEI (Défense des enfants international), l’État belge n’a pas été débouté. Maigre victoire, il sera condamné en février 2023 à payer un euro symbolique et à modifier légèrement la formation des policiers.

Une société raciste et malade

Le récit graphique de Manu Scordia est basé sur les témoignages des parents de Mawda, ceux de proches de l’affaire et la contre-enquête de Michel Bouffioux. Il donne toutefois une dimension littéraire aux différents éléments de l’affaire. Allers-retours dans le temps, couleur différente quand Mawda s’exprime à la première personne, choix de mise en page, interventions de l’auteur-illustrateur, le procédé n’est jamais mièvre ou gratuit. "Mawda, autopsie d’un crime d’État" s’ouvre sur les mots que la maman de Mawda a prononcés au procès à Mons, le 24 novembre 2020, dessinés dans leur contexte historique. "Cela fait précisément 2 ans, 6 mois, 8 jours et 8 heures que c’est arrivé (...)". On voit la nuit, les arbres de l’aire autoroutière, les policiers, l’ambulance, le drame, un premier article de presse. L’album se terminera sur les mots d’amour de Mawda aux siens lors de la poursuite qui lui sera fatale.

En chapitres successifs, Manu Scordia compose le parcours de ce jeune couple originaire du Kurdistan irakien. D’abord leur histoire, mariage refusé, fuite du pays, naissance de leurs deux enfants, parcours migratoire entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne, rêves et déceptions, arrivée à Grande-Synthe (France) en mars 2018. Ensuite, leur séjour dans le camp soutenu par le Refugee Women’s Centre britannique et les tentatives de passer en Angleterre dont celle de la nuit fatidique. Passée une page noire, le drame surgit en une seule grande illustration présentant Mawda: "Il y avait une fontaine de sang". Ses parents expliquent les heures terribles, horribles, du drame. En face, d’autres articles de presse relatant des informations non vérifiées. En contrepoint, les réactions au gymnase de Grande-Synthe.

Après une page blanche cette fois, l’auteur évoque sa rencontre avec le journaliste Michel Bouffioux. Il rappelle combien la minutieuse enquête de ce dernier a pointé les incohérences de l’enquête, a débusqué les mensonges officiels, a rétabli les vérités, a pointé l’inhumanité de la Belgique officielle et l’humanité de la Belgique non officielle. L’avocate Selma Benkhelifa, défenderesse de la famille, a immédiatement placé l’affaire Mawda sur ses vrais terrains, celui de la politique avec les opérations Medusa, celui du racisme d’État. Manu Scordia retrace aussi la vie des parents de Mawda après la mort de leur fille. Comment survivre dans tant de détresse? Comment résister aux reconstitutions des événements? Comment s’exprimer quand le traducteur du sorani s’exprime en néerlandais et que le régime linguistique est francophone? Comment entendre le policier qui "n’avait pas d’autre choix que de tirer"?

Les chapitres suivants dépeignent le procès fin novembre 2020, en temps de masques à cause du Covid, si douloureux par la répétition des mensonges policiers, les manquements et les ratés de l’enquête, les contacts avec le comité P et cette satisfaction d’une "opération bien menée", la plaidoirie de l’avocat du policier tireur, etc., etc. Par son récit graphique très dense et fort bien construit, porté par un efficace dessin réaliste et complété de notes informatives en finale, Manu Scordia démontre magistralement combien l’affaire Mawda est accablante pour l’État belge. On est soufflé de ce qu’on y découvre, petite pointe d’un iceberg nommé racisme.

Criminaliser les migrants

Philosophe issue de l’immigration (le livre est, entre autres, dédié à ses grands-parents, dont les uns s’exilèrent de Grèce pour fuir la misère et les autres durent fuir l’Ukraine et la Géorgie suite à la Révolution bolchévique), Sophie Klimis dit avoir été sensibilisée à la cause des migrants en 2009, lorsque Saint-Louis, l’université bruxelloise où elle travaille, a été occupée durant neuf mois par une soixantaine de personnes "sans-papiers" qui feront finalement une grève de la faim au finish pour exiger des critères clairs de régularisation. Lors de cette "vie commune", elle a écouté les histoires de vie des personnes. Elle a notamment été marquée par la rencontre d’un jeune homme arrivé en Belgique après avoir fait des milliers de kilomètres accroché sous un camion. Elle dénonce l’hypocrisie entourant les "sans-papiers" car elle sait évidemment que le secteur du bâtiment par exemple les utilise à vingt euros la journée de dix heures, sans aucune protection sociale ou même physique.

Celle dont le domaine de recherche est l’antiquité grecque en a perçu des échos dans ce qu’on a appelé l’affaire Mawda, notamment dans la dimension émotionnelle de la politique. Elle analyse: "Dans l’Antigone" de Sophocle, c’est un élan, une pulsion ("orgè"), qui est représentée comme étant à la racine de la loi. On peut penser à l’indignation qui peut mener des citoyens à contester une loi jusqu’à la faire abroger, s’ils la trouvent injuste. Or, face à l’affaire Mawda a d’abord surgi une émotivité inverse, inversement proportionnelle au drame : les parents de Mawda ont été rendus responsables du drame, les victimes transformées en bourreaux! Le sens commun est malade aujourd’hui. On préfère de fausses vérités en ignorant tout des contextes."

Pour Sophie Klimis, ce livre de réflexion se veut une prise de température de l’opinion publique. "J’ai voulu retrouver le pouvoir de captation des mots. Montrer la dissociation entre le dire et le faire. On dit pourchasser les passeurs mais on ne fait rien contre les véritables réseaux mafieux et on criminalise toutes les personnes migrantes. Quid aussi des réfugiés climatiques, des réfugiés pour échapper à un crime d’honneur, des réfugiés économiques? Les gens viennent ici pour survivre. Ce qu’on leur fait subir sans discernement est très inquiétant."

Dès la page "Avertissement", l’auteure pose les questions nécessaires. Pourquoi la solidarité européenne unanime envers les réfugiés ukrainiens et l’octroi de l’asile immédiat et pas pour ceux qui viennent par exemple de Syrie et sont qualifiés de migrants avec en corollaire l’épineux parcours administratif organisé par la Belgique? Ou désorganisé: 27 842 dossiers (33 913 personnes) en attente au CGRA en mars 2024, dont un arriéré de 21 342 dossiers.

Des questions qui dérangent, la chercheuse va en poser tout au long des pages, confrontant les couvertures médiatiques et les réactions du public lors de divers événements. Oui à l’incendie de Notre-Dame, très peu à la mort de Mawda, banalisée par la suspicion qui lui a été tout de suite accolée. Un sujet auquel elle s’est intéressée dès la parution du deuxième article du "Soir", avançant l’hypothèse de l’enfant-bouclier. Hypothèse aussitôt reprise par Bart De Wever (président de la N-VA et bourgmestre d’Anvers) qui brandit la faute des parents, comme, à son grand effroi, de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux. "Cette affaire n’a pas eu l’ampleur qu’elle aurait dû avoir. Comment le sort d’une petite fille n’émeut-il pas plus ? Pourquoi cette apathie?"

Dans "Mawda v. Medusa", elle interroge cette indifférence générale. Certes, elle fait un pas de côté par rapport à ses "antiquités" mais pas tant que ça. La Grèce ancienne apparaît régulièrement en éclairage de notre présent. Dans un langage clair et accessible, en posant les faits et en détaillant le plan Medusa, l’auteure questionne la démocratie directe. Elle interroge la place de la justice en Belgique. Rappelant qu’une loi de 2014 rend le judiciaire dépendant de l’exécutif, elle se demande ce qu’il en est de l’État de droit et de la séparation des pouvoirs. "Le rôle du philosophe est d’accompagner la réalité sociale en l’élucidant, de l’analyser pour la rendre compréhensible."

Elle n’est pas la première. Elle souligne que, dans "La République", Platon considérait de manière critique la construction de la situation démocratique athénienne de son temps à plusieurs niveaux. Aristote le Métèque faisait des enquêtes sur toutes les constitutions des cités de son temps afin d’élaborer des questions politiques réfléchies. Marx s’est aussi basé sur des enquêtes pour écrire "Le capital".

Pour Sophie Klimis, la philosophie politique, de nos jours, est souvent prise entre deux écueils: soit c’est une sorte de métaphysique cachée, soit elle se dissout dans les sciences sociales comme la sociologie. L’auteure revendique quant à elle une philosophie politique qui parviendrait à cerner la forme générale d’un événement en se basant sur l’étude de ses détails. D’où l’importance de la mise en œuvre de la méthode qu’elle qualifie de "philologie politique". C’est ainsi qu’elle analyse les traits généraux du cas Mawda, dans le sillage croisé des travaux de Hannah Arendt et de Cornelius Castoriadis, pour rendre pensable l’impensable.

Extrêmement riche car il scrute de près tous les mots en lien avec l’affaire Mawda, l’essai applique superbement son sous-titre. Il donne un visage à la criminalisation des migrants en Europe. Il nous l’explique noir sur blanc. Il ne s’agit plus de déclarations sur des "migrants", des "transmigrants", des "trafiquants", mais d’une famille prise dans les rets d’une politique appliquée sans discernement, par racisme et soin électoraliste. Sophie Klimis fait ainsi remarquer qu’on contourne la question des véritables responsabilités politiques, lorsqu’on parle du destin tragique, ou horrible, de Mawda plutôt qu’on ne nomme l’homicide de la petite.

Le premier chapitre, "Dire l’affaire Mawda", analyse scrupuleusement les discours de la presse, "Le Soir" et la RTBF principalement, "La Meuse" et "Le Peuple" accessoirement, et les confronte à la contre-enquête de Michel Bouffioux qui, soit dit en passant, n’a été mise en cause par personne. C’est éclairant et sidérant. Viennent ensuite l’analyse des paroles des magistrats, leurs contradictions, leurs oublis, leurs failles, souvent mises en lumière par l’avocate Selma Benkhelifa, défendant la famille de Mawda. Si on n’était pas dans une affaire réelle, on s’amuserait du rapport du comité P de la police consacré à cet "incident de tir" qui évite durant cinquante-neuf pages les mots "Mawda", "enfant", "fillette", "mort". Là aussi, Michel Bouffioux apporte des informations. C’est éclairant et sidérant. Les choses sont tellement exceptionnelles, au sens négatif du terme, que les onze recteurs des universités belges, soit tous, ce qui ne s’était jamais produit, feront part de leurs préoccupations au Premier ministre de l’époque. La réponse ne viendra pas de Charles Michel (MR) mais de Theo Francken (N-VA), alors secrétaire d’État à l’asile et à la migration. Et l’auteure de rappeler que la matière étant fédérale, la politique mise en place lie tout le gouvernement. C’est éclairant et sidérant. D’autres mots viendront encore de l’université comme la fiction de Vincent Engel évoquée plus haut (lire ici).

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L’autre important chapitre, "Instruire le cas Mawda", examine le procès à Mons, les 23 et 24 novembre 2020 ainsi que son verdict, prononcé le 12 février 2021, dont le simple énoncé suscite déjà des questions. Vraiment, un "homicide involontaire"? C’est éclairant et sidérant. Dans ce second chapitre qui est une montée en généralité où elle passe de "l’affaire" au "cas", Sophie Klimis pointe combien le cas Mawda a aussi été instruit dans la société. Les débats de la Zin TV, les démarches artistiques, les collectifs citoyens "Justice et vérité pour Mawda" ainsi que "#Justice#Mawda", autant de voix qui se sont fait entendre, constituant "l’élan-Mawda".

Après avoir donné son journal détaillant le procès avec la même rigueur, l’auteure entreprend en tant que philosophe de déconstruire "l’effet-Medusa". Soit, ce que les mises en scènes et les discours officiels ont habilement masqué, travaillé à rendre "impensable", des périls pour la démocratie dont le citoyen ne se rend guère compte. Comment l’espace public a été transformé par le tir policier en zone de non-droit, comment les instances politiques belges ont pu établir les plans Medusa, comment les mythologies grecque et romaine ont été réappropriées pour nommer des opérations de traque aux migrants, en Belgique mais aussi par Frontex, aux frontières de l’Europe. C’est éclairant et sidérant. "Mawda v. Medusa" présente encore la menace pour notre humanité que représente l’anesthésie de l’empathie et de l’esprit critique, à l’opposé de l’élan vital que sont l’indignation et la colère. L’antique "orgè" qui a pris place lors de la marche blanche lors des funérailles de la petite Kurde. Pour peu qu’on veuille s’y intéresser, et c’est essentiel, le cas-Mawda est le miroir de ce que la Belgique est devenue.

<p><strong>Les trois premières pages du récit graphique de Manu Scordia,

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