L’après sera passionnant

Les calepins

Par | Penseur libre |
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Lundi 16 mars

 C’était vraiment une étrange soirée d’élections que les trois principales chaînes françaises offrirent hier soir pour livrer les résultats du 1er tour des élections municipales. L’on évoquait la progression du coronavirus, les mesures de restrictions qui s’imposaient, on saluait le travail des personnels soignants, et de temps en temps, on commentait les chiffres qui apparaissent en bas d’écran. Ceux-ci révélaient un taux d’abstention dépassant les 50 %, une poussée des écologistes, un bon score des socialistes (avec un carton de 30 % à Paris pour Anne Hidalgo, qui relègue la deuxième, Rachida Dati, à 8 points…), un tassement des Républicains et une faible implantation locale des macronistes. Jusqu’où l’abstention a-t-elle pu influencer le résultat ? Il est fort probable que les personnes âgées furent moins nombreuses à gagner les bureaux de vote. Les bons chiffres de la gauche et des verts dégageraient-ils un succès par défaut ? Peut-être, mais c’est un pan d’analyse à laisser au placard. On sait combien les considérations autour du « pays légal » et du « pays réel » (Maurras en France, Degrelle en Belgique…) ont pu causer comme dégâts. Le suffrage universel intégral est la loi, et il est inutile de convoquer Churchill pour savoir que l’on n’a encore rien inventé de mieux et de plus juste.

 Un autre sujet dominait les échanges : faut-il, vu la gravité de la pandémie, organiser le second tour ? Si la réponse est négative, elle reposera sur un casse-tête constitutionnel dont on imagine que le palais de l’Élysée mesure les effets. Elle entraînera aussi des commentaires à l’infini et, a fortiori, des mouvements d’humeur et des recours. Quid des élus du premier tour ? Quid des scores acquis au premier tour ? Quid des regroupements vers des listes communes que l’on devrait déposer demain au plus tard ?

 Le président apporte une réponse au 20 heures. Sa réponse, la sienne seule, donc celle qui compte. Toujours ferme, direct face à la caméra et presqu’en gros plan, il tient un discours de conviction mêlée à la prière. Il énumère des mesures très dures et demande aussitôt, sur un ton de confiance voire de compréhension partagée, d’accepter leur nécessité. Ce n’est pas, reconnaissons-le, un exercice facile. Macron l’accomplit par devoir. Sa responsabilité est engagée dans l’évolution de la pandémie. Le souci de précision et d’exhaustivité le pousse, comme jeudi dernier, à être trop long. Vingt-cinq minutes de message, ça lasse. Dommage. Sa répétition « Nous sommes en guerre » qui scandait sa communication sera le socle des commentaires.

 Les confinements seront encore plus rigoureux, virant à l’interdit avec sanction à la clef. Le second tour des élections municipales est reporté au 21 juin. Pour les modalités d’organisation eu égard aux résultats du premier tour, faudra voir l’intendance…

Mardi 17 mars

 Joe Biden prend de plus en plus le large sur Bernie Sanders. Les démocrates paraissaient indécis ; ils seront très tôt en ordre de marche, unis derrière un candidat expérimenté pour affronter Donald Trump.

 Cette précocité ne peut que renforcer la préparation du favori. Le voilà d’ailleurs qu’il se sent déjà dans l’épreuve suivante. « Je désignerai une femme comme vice-présidente », déclare-t-il. Bien joué !

 Aussitôt les observateurs se tournent vers Hilary Clinton. Hum… Encore une septuagénaire, d’une autre époque… Et puis, en aurait-elle encore envie ?

                                                                        *

 Les économies fonctionnent désormais au ralenti en Europe de l’ouest. Bien des entreprises ferment. Alors leurs dirigeants, le premier d’entre eux en tête, en appellent à l’aide de l’État. C’est toujours la même chanson avec les privés. Laissez-nous investir, ne nous taxez pas trop, ne vous mêlez pas du marché, etc. Mais dès que celui-ci vacille, on est bien content de faire appel aux fonds publics. La « main invisible » est souvent celle d’un manchot.

Mercredi 18 mars

 Á présent que le confinement quasi total est bien respecté au nom d’un civisme exemplaire (sans doute motivé aussi par la peur), le paramètre de la durée devient encore plus décisif. Deux autres mots pourraient découler du repli au domicile : « claustrophobie » et « promiscuité ». Car il s’agira aussi de réapprendre à vivre ensemble en famille 24 heures sur 24. Plus on se rapprochera des premiers jours d’avril, plus l’impatience de sortir et de recréer des convivialités deviendra prégnante. Surtout si le printemps continue, comme aujourd’hui, de se déployer. Les chiffres seront déterminants. Les chicanes restent en éveil : va pour les sacrifices, à condition que l’on en perçoive les résultats ! Rien n’est simple.  

                                                                        *

 Les musées avaient gardé portes closes. Les grandes expositions n’étaient plus visibles. Tous les théâtres se résignaient à la relâche forcée. Les salles de concert étaient inaccessibles. Les cinémas ne projetaient rien. L’expression artistique et l’inventivité privaient la collectivité d’une échappée imaginaire vers un monde à repenser, une jouissance esthétique indispensable à l’équilibre cérébral, à la nature d’un comportement d’élévation humaine. Tout n’était pas perdu. Restait à la disposition du quidam en quête d’épanouissement l’attente d’une joie intense, celle que lui procurerait le Grand Prix eurovision de la Chanson. Á 15 heures, la radio signalait que cette immense fête de l’esprit serait annulée. Cette annonce traduit un arrêt considérable dans la progression de la conscience des peuples européens (sans compter celui d’Israël qui, dans l’enthousiasme de l’intelligence partagée, s’était joint à eux). On ne mesure pas encore le drame que risque d’engendrer cette décision qui entraînera, cela est déjà certain, un dépérissement de l’élan poétique destiné chaque année à enivrer les ardeurs de la jeunesse. 

                                                                        *

 « C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté. » (Albert Camus. La Peste, 1947) Malgré la civilisation de l’image incrustant son étendue dans les esprits grâce aux smartphones et autres instruments à « petites poucettes » (comme disait Michel Serres), c’est un livre qui symbolise les épisodes dramatiques vécus par la société. En 2016, l’année qui suivit les attentats (7 janvier Charlie-Hebdo, 13 novembre Le Bataclan) le « Traité sur la tolérance » de Voltaire fut l’ouvrage le plus vendu en librairie. Cette année, il ne serait pas étonnant que le chef-d’œuvre de Camus – qui connut d’ailleurs un grand succès dès sa parution – ne connaisse lui aussi des ventes exceptionnelles.   

Jeudi 19 mars  

 En commençant sa neuvième décennie, Picasso traçait des perspectives de créations pour vingt ans. Á 82 ans, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik s’applique à dessiner les contours des temps nouveaux, dès que l’homme aura vaincu le virus. Après avoir eu l’occasion de s’exprimer sur France Inter, le voici sur la RTBF, fidèle à sa théorie de la résilience, annonçant une autre manière de vivre. Et de vivre ensemble. Sa formule, qui n’est pas neuve, prend un sens inédit. Il parle de « révolution culturelle » en notant combien, après chaque épidémie, les survivants changent considérablement leurs conditions d’existence. Il confirme donc ce que l’on pressentait déjà : l’après sera passionnant.

                                                                        *

 Christine Lagarde sort les tout grands moyens : la Banque centrale européenne libère 750 milliards d’euros afin de racheter la dette publique. L’Italie en sera le principal bénéficiaire mais la Grèce ne sera pas oubliée. C’est une opération colossale. Et Lagarde appuie son geste afin de prévenir les marchés : « notre attachement à l’euro est illimité ». Fort bien. L’Europe ne disparaîtra pas avec cette crise sanitaire, mais elle devra se reconstruire. Différemment sans doute. Passionnant disions-nous…

                                                                        *

 Avant que le Coronavirus-Covid 19 n’occupe quasiment l’intégralité des journaux tant imprimés qu’audiovisuels, l’actualité montrait une autre détresse, celle de ces migrants qu’Erdogan dirigeait sur l’Europe et qui s‘agglutinaient à Lesbos ainsi que sur d’autres rivages grecs. Que deviennent-ils ces pauvres gens. Les confiner est aisé puisqu’ils le sont déjà, mais les confiner en les isolant les uns des autres, c’est une autre affaire …

Vendredi 20 mars  

Le Soir consacre une page aux principales épidémies que l’humanité a connues tout au long de son existence. William Bourton, qui est chargé de cette tâche, expose très judicieusement les étapes nombreuses de ces maladies sociétales absentes (ou presque) des cours d’histoire, tellement axés sur le parcours des rois et les conséquences des batailles. Ainsi en fut-il de la grippe espagnole qui, en 1918 et 1919 a peut-être causé plus de victimes que l’horrible guerre qui se terminait. Guillaume Apollinaire fut de celles-là. Il mourut, atteint par le virus grippal, le 9 novembre 1918. Picasso s’arrangea par l’image pour démontrer le patriotisme de son ami, révélant qu’il avait succombé à sa blessure de guerre, touché par un éclat d’obus. Il est quand même fort probable que cette blessure le rendait fragile, contraint de se laisser attaquer par le virus à cause d’une condition physique défaillante.

 En hommage à ce somptueux poète, mort à 38 ans, quatre vers extraits de son fameux « Guetteur mélancolique », qui conviennent si bien à cette époque de confinement généralisé :

« Les meurt-de-faim les sans-le-sou voyaient la lune                                                    Étalée dans le ciel comme un œuf sur le plat

Les becs de gaz pissaient leur flamme au clair de lune                                                   Les croque-morts avec des bocks tintaient des glas. »   

                                                                        *

 Réflexions pour l’après-Covid-19 (suite). Christine Lagarde a donc débloqué 750 milliards d’euros ! Ah bon ! Il y avait donc des réserves importantes dans le coffre-fort européen ?...

Samedi 21 mars

(Bienvenue au printemps !  Le soleil luit pour tout le monde. Vraiment ?)   

 Le Soir publie un supplément de témoignages quant au vécu de différentes personnalités en période de confinement. Tandis que tous les textes évoquent des situations particulières plus ou moins encombrantes, contraignantes mais porteuses d’expériences neuves à méditer, Jean-François Kahn choisit le contrepied. Sa chronique « Le virus déteste la déconnade » est une manière décalée d’observer la situation inédite sous ses aspects les plus divers, et d’en imaginer les conséquences ou les tracas pour toutes les communautés de pensées, toutes les chapelles, toutes les corporations.

 Comme toujours avec ce guilleret hardi, chacun a son paquet, et le bon sens de la réflexion n’a d’égal que la malice qu’elle renferme. Quelques perles : « Aucune forme de protection ne devrait être interdite. Plus question, donc, d’interdire le port de la burqa » ; « Paris est telle qu’on l’imagine en juin 40 quand la population fuyait un autre virus. Rues vides. Comme une salle de cinéma où l’on projetterait un film de Bernard-Henri Lévy » ; « Les écolos ne savent plus s’ils doivent rire ou pleurer : recul de la pollution, chute de la circulation automobile, écroulement du productivisme, fatalité de la décroissance. Que va-t-il leur rester à revendiquer ? » ; « Á quoi joue Dieu ? Cherche-t-il à mettre en garde contre les exploiteurs fanatiques de son nom ? »…

Un jour, on le regrettera, le festival de Kahn !...

                                                                        *

 Réflexion pour l’après-Covid-19 (suite). « Quand la civilisation n’est pas soin, elle n’est plus rien. » (Cynthia Fleury)

Dimanche 22 mars

 Dans les années trente, à l’initiative d’André Gide, Gaston Gallimard créa « Les tracts de la NRF », brochures de prises de position sur des sujets d’actualité où excellèrent Jules Romains, Thomas Mann et Jean Giono, entre autres. Il y a quelques mois Régis Debray rappela cette initiative éditoriale à Antoine Gallimard qui saisit l’opportunité de relancer le procédé. Ainsi naquit la collection « Tracts » que Debray inaugura avec « L’Europe fantôme » en février 2019 et qui en est à son 15e titre, le 13e étant hors-série,  avec Debray à nouveau, qui signe « Le Siècle vert ». Comme au temps de Gide, des noms réputés (Danielle Sallenave, Sylviane Agacinski…) ont déjà laissé leur empreinte dans cette collection qui, au fil du temps, constituera un miroir de l’époque entre le récit journalistique et la perspective visionnaire. Qui plus est, chaque volume coûte 4,9 €, une dépense qui autorise l’acquisition mensuelle d’un engagement, couvert par la littérature. En cette période de confinement, Antoine Gallimard veut conserver le rythme de ses parutions et coller davantage encore à l’actualité. Il a donc lancé des « Tracts de crise » en version numérique et en lecture gratuite. C’est tout naturellement à Régis Debray qu’il a demandé d’inaugurer cette tranche-là. Cela nous vaut un « Quitte ou double » enlevé, réflexion basée sur le « Nous sommes en guerre » d’Emmanuel Macron, et quelques belles tournures : « Il n’y a qu’une catégorie de gens qui méritent ce beau nom [de soldat] et exposent chaque jour leur vie, ce sont les médecins, les infirmiers, les urgentistes et tout le personnel des hôpitaux. Les soldats du virus, comme il y a des soldats du feu. Ce sont eux qui auront droit demain à la croix de guerre, et à notre admiration (…) » (https ://tracts. gallimard. fr/fr)

                                                                        *

 Et de « Quitte ou double », l’inévitable réflexion pour l’après-Covid-19 concernant l’Europe :

 « Il était entendu, jusqu’en mai 1940, que l’armée française était la meilleure du monde ; en juin, nous sûmes ce qu’il en était.

 Il est entendu, depuis 30 ans, que l’Europe est notre avenir, les frontières un odieux archaïsme, et l’intérêt national, une funeste vieillerie. Ouverture, libre circulation des personnes et des biens, respect des règles de Bruxelles. Nos classes dirigeantes nous l’ont répété sur tous les tons. Fini le pognon de dingue pour les derniers de cordée ; privatisations à tout crin (aéroport, services publics, chemin de fer), levons les barrières ! Et voilà qu’on parle de nationaliser. De mettre au rancart la règle sacro-sainte des 3 % et de retrouver les solidarités anciennes. L’Europe fantôme s’esbigne, blablate et communique, et c’est la Chine qui vient au secours de l’Italie, non la France ni l’Allemagne. N’était-il pas temps d’appeler un chat un chat, et l’Union européenne, avec son corset libéral, un pieux mensonge ? »  

 Lundi 23 mars

 De même que l’on applaudit (Ô combien !  Á juste titre…) les médecins et tous les membres du personnel soignant à 8 heures du soir, on devrait applaudir tous les journalistes et les envoyé(e)s en reportage à 8 heures du matin.

 Leur mission, qui peut paraître moins fondamentale, revêt un caractère de plus en plus essentiel dans un confinement qui s’allonge et qui risque de durer.

 Soigner les corps, certes, mais garder également les esprits en éveil de solidarité autant que de responsabilité.

                                                                        *

Réflexion pour l’après-Covid-19 :

Journalisme

« Celui qui répond à la place de l’invité, qui oriente et infléchit ses questions, qui ne s’efface pas devant l’autre avec une curiosité éperdue et soumise – doit renoncer au métier.

 Celui qui n’éprouve pas l’irrépressible besoin de traduire, relater, exprimer ses émotions et qui peut se contenter de les vivre – doit renoncer à ce métier.

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 Celui à qui le présent donne le vertige s’il ne peut aussitôt lui trouver un sens par le passé ou l’avenir – doit renoncer au métier. »

(Jean Daniel. « Avec le temps. Carnets (1970 – 1998) », éd. Grasset)

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