Les espérances de Jean Ziegler

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Par | Journaliste |
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Jean Ziegler, professeur émérite de sociologie à Genève. Photo DR © Coopération ULB.

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Etonnant et infatigable « indigné » : Jean Ziegler (82 ans) se raconte et trace les « Chemins d’espérance » pour les jeunes (et moins jeunes) qui sont venus l’écouter à l’ULB.

Où l’on apprend que le jeune Hans Ziegler, né en Suisse, militant communiste, a été révolté dès ses quinze ans à la vue d’enfants victimes de la pauvreté dans une Suisse calviniste où l’on ne conteste pas l’ordre établi par dieu. C’est la guerre d’Algérie qui le mobilisa et il collabora au réseau Janson de soutien au FNL. Vu le nombre de passeports suisses qu’il « perdait », il s’est éloigné quelque peu de son pays natal. Après un  doctorat en droit et en sociologie, il fut un jeune fonctionnaire des Nations Unies lors de l’assassinat de Patrice Lumumba au Congo et s’engagea dans le soutien aux mouvements de libération africains. Là, il fut confronté à l’extrême pauvreté des enfants et des femmes à qui des soldats indiens des Nations Unies jetaient de la nourriture comme à des chiens. Il découvrit le racisme, rencontra de méchants Noirs et de bons Blancs et se jura de « ne plus jamais être du côté des bourreaux ».  

« Les révolutionnaires sont des opportunistes qui ont des principes », dit-il et il entra dans les institutions pour la subversion. Mais avant cela, il rencontra Sartre à Paris, dans le cadre du Réseau Janson. Le philosophe écrivait une préface sur la pensée politique de Lumumba et discutait avec ce jeune Ziegler qui revenait avec une intéressante connaissance du Congo. Il lui conseilla d’écrire cela pour la revue Les Temps Modernes où il fut sévèrement corrigé par Simone de Beauvoir qui le baptisa « Jean » pour le reste de sa carrière. Son premier livre, « Sociologie de la nouvelle Afrique » fut publié par Gallimard en 1964 et obtint immédiatement un grand succès… Grâce à Sartre dont il ne cesse de louer le courage, la générosité vis-à-vis de ces petits jeunes révoltés et critiques.

L’autre rencontre déterminante pour Ziegler fut Che Guevara qu’il guidait et pilotait à Genève lors des négociations sur le sucre et qu’il aurait voulu suivre en Amérique latine afin de lutter avec lui contre l’impérialisme américain. « Il m’a sauvé la vie. S’il avait accepté, je serais certainement mort dans une guérilla au Guatemala ou ailleurs. Il m’a dit de rester à Genève pour me battre au cœur du monstre. Ainsi, il a sauvé la vie du petit objecteur de conscience que j’étais en l’insultant ! »

Le Che, un héros ? « Malheur au peuple qui a besoin de héros » écrivait Brecht dans « La Vie de Galilée ». « Plus que de héros, explique jean Ziegler, nous avons besoin d’échanges, de dialogues, de transmissions. L’homme est relations. Un bon père est un père mort dont on n’a plus besoin. L’autodétermination de l’homme concrétise sa liberté, elle ne se fait pas par imitation : « on ne connaît pas les fruits de l’arbre qu’on plante » dit un proverbe wolof du Sénégal. »

Même chose pour les idées, « comment deviennent-elles force matérielle ?, se demande Jean Ziegler. J’ai écrit beaucoup de livres mais j’ignore totalement l’effet des idées ainsi véhiculées. Je suis fasciné par le fait que se succèdent depuis des générations 82 milliards d’êtres humains, tous différents, il n’y a jamais la même empreinte digitale. C’est la même chose pour la liberté individuelle : faire avec ce qu’on a fait de nous. »

Et si Jean Ziegler décrit le drame vécu par le Congo, entre autres, victime d’une exploitation néocoloniale terrifiante avec la complicité de ses dirigeants, il souligne la formidable conscience nationale du peuple qui a évité l’éclatement de ce gigantesque pays comprenant tant d’ethnies et de langues différentes. « Lumumba est toujours présent dans l’esprit des Congolais : indépendance, autodétermination, trans-ethnicité sont toujours des valeurs actuelles. Un pur miracle de survie, alors qu’il y a des millions de morts à cause du pillage des ressources du pays qui est encore accentué à présent par la corruption totale du régime de Kabila. En réalité, il n’y a pas d’Etat congolais mais un pays pillé par l’impérialisme, sans la moindre idéologie légitimatrice comme ce fut le cas lors de la colonisation, avec un cynisme et une violence inouïe», souligne-t-il.

L’ordre cannibale des multinationales

C’est bien cela « l’ordre cannibale du monde », titre de cette rencontre à l’ULB : un exemple de la prédation de quelques dirigeants de multinationales qui mettent le monde en coupe réglée, disposent d’un pouvoir jamais vu auparavant et échappent à tout contrôle. « Il s’agit d’un système de violence structurelle, explique-t-il. Ces grandes firmes doivent absolument faire du profit sinon elles sont éliminées. Et pendant ce temps, des enfants meurent de faim chaque seconde, s’indigne-t-il. Et de rappeler que, selon la FAO, l’agriculture mondiale pourrait aujourd’hui nourrir normalement 12 milliards d’humains, presque le double de l’humanité. Un enfant qui meurt de faim est assassiné. »

Contre cette exploitation de notre terre, contre cette « démocratie simulatrice où en réalité les riches décident, et renforcent le marché mondial, il faut une insurrection des consciences, sinon notre démocratie, notre civilisation va disparaître. Déjà, 11% des enfants espagnols sont gravement sous-alimentés. Même en Allemagne, des enseignants doivent apporter de la nourriture à des enfants qui viennent à l’école sans avoir consommé un petit-déjeuner. On compte 36 millions de chômeurs permanents en Europe et qui n’auront jamais de travail. Beaucoup ont moins de 25 ans ! La jungle progresse sur l’Europe : ce que le tiers-monde a vécu, nous le vivons maintenant. L’ennemi est le même et contre lui, la solidarité internationale est indispensable. »

Réformer les Nations Unies

Les Nations Unies sont-elles encore le rempart des droits de l’Homme ? « Le grand rêve de Roosevelt et de Churchill était la création d’un monde radicalement autre, contre le fascisme et contre la guerre, grâce à la sécurité collective et donc une armée internationale, l’élimination de la misère dans le monde et le respect de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. A présent, le rêve est par terre. La misère est effroyable. Sur 193 Etats, 77 pratiquent la torture systématique (dont les USA où elle est légale !). Quant à la sécurité collective : voyez la boucherie qui se déroule en Syrie où l’on ne voit pas un casque bleu, pas de couloir humanitaire… Tout cela à cause du droit de véto des grandes puissances. Les Etats-Unis, la Russie, mais aussi la Chine qui, parce qu’elle avait besoin du pétrole soudanais, a empêché l’intervention des Nations Unies dans le Darfour où un dictateur fou massacrait les populations. Et que dire du martyre du peuple palestinien et surtout de la population de Gaza régulièrement bombardée : l’ONU est absente à cause du véto américain. » 

Un espoir ? « Oui, dans son « testament », Kofi Annan a indiqué qu’il fallait réformer le Conseil de sécurité sinon les Nations Unies allaient mourir. Il faut interdire le droit de véto dans les cas où se produisent des crimes contre l’humanité. Or, cinq membres permanents du Conseil de sécurité ont voté contre cette proposition ! Aujourd’hui, la proposition est reprise par le Quai d’Orsay à Paris et par le State Department à Washington. Avant Trump…»

« L’espoir est que le conflit syrien, qui a généré des drames au cœur des grandes puissances à cause des attentats du monstre djihadiste, démontre qu’aucune démocratie ne peut venir à bout du terrorisme total : il faut amender les Nations Unies, protéger les populations, le monde civilisé  contre les nations dominatrices, contre ce monstre dont il faut couper les racines en mettant fin au conflit syrien. »

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« Le seul moyen, conclut Jean Ziegler, c’est l’insurrection des consciences, celle des sociétés civiles. Il n’y a pas d’impuissance.  Les lois sont des armes et avec celles-ci, on peut mettre en œuvre la réforme du Conseil de sécurité. Che Guevara le disait : « Les murs les plus puissants s’effondrent par les fissures ».

 

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