Les « nécro-politiques » migratoires : des crimes contre l’humanité

Zooms curieux

Par | Journaliste |
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Un jury international et citoyen. Photo © Gabrielle Lefèvre

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Lecture 9 min.

La session parisienne du Tribunal permanent des peuples (TPP) (1) a déroulé un réquisitoire long et précis contre les politiques migratoires menées par l’Union européenne et ses Etats membres. Il a été confirmé par de nombreux témoignages de représentants de diverses associations d’aide aux migrants et de défenseurs des droits humains et par des récits de migrants et demandeurs d’asile eux-mêmes, rescapés des enfers désertiques, maritimes et des camps de rétention en Grèce, en Libye, en France. (2)

Des frontières « externalisées »

Tous ces témoignages concordent : les Etats européens et l’Union elle-même ont « externalisé » leurs frontières afin d’empêcher les migrants et les demandeurs d’asile de poser le pied sur le territoire européen. Pour cela, tous les moyens sont bons. Exemple, l’accord UE-Turquie : « La décision de renvoyer vers la Turquie tout migrant « irrégulier » parvenu sur les îles grecques a été le point d’orgue de la politique de refoulement choisie par les autorités européennes » déclare le rapport de l’AEDH (Association européenne pour la défense des droits de l’Homme) au Tribunal. La Turquie a ainsi bénéficié de 6 milliards d’euros sans oublier les forces supplémentaires déployées : garde-côtes et garde-frontières à travers Frontex. Pas moins de 3 millions de réfugiés ont été « retenus ».

Grâce à un travail remarquable d’une ONG, on a appris ce que les autorités voulaient garder le plus secret possible : la détention de demandeurs d’asile syriens, afghans, pakistanais, égyptiens dans d’abominables conditions de dénuement dans des « hot spots » sur des îles grecques comme celles de Lesbos, Leros, Chios, Cos. A Chios, des dizaines de demandeurs d’asile sont confinés dans des containers sous un soleil de plomb, sans eau, sans nourriture en suffisance, sans soins de santé faute d’argent alloué aux équipes d’assistance officielles ou autres. Même le HCR se dit démuni devant l’ampleur du problème. Et bien entendu, pas d’informations, pas d’assistance juridique aux migrants. Les malades, les blessés, les femmes enceintes sont privés d’accès aux médicaments. Les personnes vulnérables sont victimes d’agressions, de viols, les enfants n’ont pas droit à une quelconque scolarité. Le désespoir de ces demandeurs d’asiles et migrants est total. Des humanitaires ont porté l’affaire en urgence devant la Cour européenne des droits de l’Homme au motif que le droit à la vie de ces personnes était en danger. L’urgence n’a pas été retenue par la Cour, par peur du flux de migrants en cas de jugement condamnant l’UE ou les Etats membres responsables de la situation.

Mers et déserts : cimetières de migrants

Le cimetière que représente la Méditerranée a englouti plus de morts encore depuis le déploiement de Frontex et Sophia (l’opération militaire européenne contre les passeurs), et la délégation de contrôle aux garde-côtes libyens. Le refoulement de ces malheureux migrants vers l’enfer carcéral libyen est criminel : mauvais traitements, esclavage, prostitution sont le triste sort des victimes. Tout cela a été maintes fois dénoncé par les plus grandes ONG et même le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a reconnu la réalité du nombre de morts par naufrages. Rien n’y fait. Les politiques d’externalisation des frontières et de refoulement se poursuivent avec l’aval des Etats membres. C’est bien cela, la « nécro-politique migratoire », qualifiée ainsi par Brid Brennan du Transnational Institute.

D’autres témoins ont détaillé « Des accords biaisés liant aide au développement, sécurité et migration, le G5 Sahel en est une illustration, mais l’accord le plus emblématique est celui passé entre le Niger et l’UE. Selon la déclaration de l’UE du 24 avril 2017, le Niger recevra 108 millions d’euros pour faire de la ville d’Agadez la nouvelle frontière de l’UE, en Afrique de l’Ouest. Cet accord viole le droit à la libre circulation des biens et des personnes (…). »

Pour financer ces mesures odieuses, l’UE et des Etats membres concluent avec certains pays des accords mêlant sécurité, développement et migration. Un chantage à l’égard de certains pays africains, qui constitue « une violation de leur droit à la souveraineté et pénalise les populations les plus vulnérables dépendant de l’aide au développement ». Cela a été détaillé par la députée européenne, Marie-Christine Vergiat, « qui a indiqué que 90% des fonds fiduciaires alloués par l’UE pour endiguer les flux migratoires à partir du sol africain proviennent du budget naguère réservé aux projets de développement, notamment en milieu rural ». Des budgets ainsi soustraits au contrôle du Parlement européen !

Une Cour mondiale des droits humains

Au vu des nombreux témoignages allant dans ce sens, il n’était pas étonnant que l’acte d’accusation soumis au jury de ce TPP (3) mentionnait la responsabilité des dirigeants de l’UE et des Etats membres pour complicité de crimes contre l’humanité ». Il précisait : « Est aujourd’hui établi au-delà de tout doute possible l’existence d’actes inhumains – privation de liberté, meurtre, viol, réduction en esclavage, disparitions forcées… - commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique visant spécifiquement et délibérément une population civile : celle des migrants ; les auteurs en sont à la fois les agents d’Etats tiers et des membres des organisations non-étatiques – milices ou mafias – qui multiplient les actes détaillés à l’article 7 du Statut de Rome fondant la Cour Pénale internationale) – maintien en détention, meurtres, viols, disparitions forcées…- en lien direct avec le trafic de migrants. »

« Les dirigeants de l’Union et des Etats et leurs agents contribuent à la commission de ces crimes contre l’humanité, en fournissant une aide substantielle et déterminante à ces organisations criminelles, étatiques ou non étatiques, et ceci en connaissance de cause. Ils engagent donc leur responsabilité pénale dans les termes de l’article 25,c du Statut de Rome. »

Saisir la Cour Pénale Internationale serait donc envisageable sur base de l’article 7. Mais il est difficile de départager les responsabilités de l’UE et celles de certains Etats membres. De plus, la CPI ne juge que des personnes physiques, selon son art. 25. Les dirigeants suspectés d’être responsables ou complices de ces faits criminels devraient être attaqués individuellement.

Pour pallier cet imbroglio juridico-politique, Mme Monique Chemillier-Gendreau, professeur émérite de droit à l’Université de Paris VII et présidente d’honneur des juristes démocrates propose la création d’une Cour mondiale des droits de l’Homme et d’une Cour constitutionnelle internationale en vue de combattre « l’espace international de non-droit à l’égard des individus et contre les Etats qui dérogent aux droits par des législations et des pratiques violant des droits humains ».

Avec cette proposition, le TPP pourrait rencontrer un de ses objectifs : créer une nouvelle convergence des peuples en lutte avec les défenseurs des droits humains et le droit international. Ainsi, on peut espérer mettre fin à l’impunité des responsables politiques qui se soumettent aux exigences populistes et racistes plutôt qu’à leur rôle premier de défense des droits humains.

En attendant, le jury du TPP demande notamment la révision immédiate de tous les accords passés entre l’UE/Etats membres et pays tiers, en particulier avec la Turquie et dans le cadre du Processus de Khartoum. Il exige aussi que les Etats membres de l’UE signent et ratifient la Convention de l’OIT du 18 décembre 1990 sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, sur la Convention 143 sur les migrations dans des conditions abusives et la n°189 sur les travailleuses et travailleurs domestiques.

Une sentence d’un tribunal d’opinion n’a de portée que morale, mais elle légitimise l’action essentielle à la démocratie des nombreuses associations de citoyens qui, depuis des années, viennent en aide aux migrants, respectant ainsi le principe millénaire d’accueil de l’étranger.

Le TPP se veut « être un instrument au service d'un futur où les peuples seront reconnus comme sujets de droits, et non plus comme victimes de la violence des acteurs publics et privés, qui ont privilégié les droits des capitaux sur les droits des êtres humains. »

(1) https://www.entreleslignes.be/humeurs/zooms-curieux/un-tribunal-des-peuples-pour-d%C3%A9fendre-les-droits-des-migrants

(2) http://www.liberation.fr/france/2018/01/07/tribunal-citoyen-sur-les-migrants-la-france-et-l-ue-condamnees-pour-complicite-de-crimes-contre-l-hu_1620847

(3) Le jury du TPP : Souhayr Belhassen (Tunisie), Mireille Fanon Mendès-France (France), Pierre Galand (Belgique), Luis Moita (Portugal), Madeleine Mukamabano (France-Rwanda), président : Philippe Texier (France), Sophie Thonon (France).

Infos et suivi du TPP sur : https://www.facebook.com/TPPParis2018/

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