Strip-tease d'avril

Zeitgeist

Par | Penseur libre |
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Le cruel mois d'avril a figure de roman noir. Signé Manchette. Donc introverti avec furie monacale: c'est fois signé Hölderlin. Et implacablement anti-establishment: ah, mais! signé de lettres de sang épousant le tracé halluciné - Strindberg, évidemment.

1. Jean-Patrick Manchette (1942-1995), Lettres du mauvais temps - Correspondance 1977-1995, La Table Ronde, 2020, 540 pages, 27,20 euros, impression Normandie Roto (Lonrai). Le 18 décembre 1994, Manchette écrit à un ami que les médecins l'ont rassuré en disant que son poumon "n'a rien de bien grave mais que - damnation! - il faut que j'arrête de fumer." Moins de six mois plus tard, le 3 juin 1995, ce cancer du poumon pas-bien-grave l'emporte. Ah! la médecine... Manchette, un des grands du polar noir français, aimait à voiler ses références: dans son vénéneusement délicieux Fatale (refusé par une Série Noire bien mal inspirée), lit-on ici, il s'est amusé à "démarquer" incognito J.-K. Huysmans, Flaubert, Engels, Hegel et Sade - excusez du peu! Ce, donc, dans un roman qu'il résume ainsi: "le sujet anecdotique de Fatale, c'est aussi, pendant que le prolétariat dort encore, l'affinité qui existe entre une déclassée nihiliste et un rejeton de l'ancienne classe dominante, face à la classe actuelle dominante". Si après ça les 1001 liserons de cette chronique ne se ruent pas sur le bouquin, c'est à manger son havane sans ketchup et tout cru. Dans une de ses lettres, autre perle, il raconte comment "son pote" Hegel, "mis en présence des Alpes, les considéra longuement et méditativement, puis déclara: «C'est ainsi.»" Pourquoi avoir fait le choix du polar? Primo, parce que le roman étant cliniquement mort, il n'a vu de l'intérêt que "dans la littérature de 2e classe" et, secundo, vu que Chandler et Hammett "disaient non à la sagouinerie générale triomphante." Lui, idem. Ça se tient.

2. Manchette, bis, Fatale, 1977, Folio, 1983, 150 pages. Forcé, j'ai extrait de ma bibliothèque (rangée A7 dans le couloir d'entrée) ce petit morceau de bravoure féministe vantant les vertus de l'extermination de tous les sales petits cons bourgeois - et l'ai relu pour la troisième fois, ajoutant que je l'ai chroniqué déjà (juillet 2020). J'en reprends sans honte l'envoi venant clore la chose: "Femmes voluptueuses et philosophes, c'est à vous que je m'adresse." Je ne connais rien de plus beau.

3. Giorgio Agamben (né en 1942, tiens! comme le ci-devant), La folie Hölderlin - Chronique d'une vie habitante 1806-1843, 2021, Armand Colin, 2022, 236 pages, 23 euros, trad. Jean-Christophe Cavallin, impression Chirat (Saint-Just-la-Pendue, féerique village https://www.saint-just-la-pendue.fr/). Hölderlin, c'est un cas, comme diraient les psys. Poète et enfant prodige du panthéon allemand du 18ème tardif, dont il fréquentait le vivier, Hegel, Schiller, Schelling, amant malheureux d'une déesse que le sort avait fait mère et épouse d'un autre, donc inaccessible sinon dans un amour élégiaque sublimé (sa chère Diotima), Hölderlin - revoilà les psys - fut aussi un toqué. Comme le note Agamben, sa vie "se divise exactement en deux, trente-six ans de 1770 à 1806 et trente-six ans de 1807 à 1843, ces derniers passés comme fou dans la maison du menuisier Zimmer." Ce livre éclaire-t-il le mystère? Très modérément. Mis à part une exégèse méta-poétique d'Agamben trop acrobatique pour moi, c'est principalement une chronologie documentée de la seconde période (par exemple via l'arrière-plan napoléonien, bonhomme dont on apprend que, en 1808, il abolit droits féodaux et tribunal d'inquisition en Espagne - les voies des Lumières sont mystérieuses): ce sont donc ici les petites dépenses de Hölderlin (raccommadage de chemises, de souliers) que chicanent ses tuteurs (mère et frère), l'unanimité des connaissances et visiteurs pour le déclarer mentalement dérangé, alors que pourtant sa correspondance indique une ferme maîtrise de la pensée et du langage, de même qu'en témoigne l'élévation intellectuelle des livres contenus dans la bibliothèque de sa retraite (liste donnée en annexe), etc. Peut-être, par son comportement effectivement insolite (affublant tout visiteur d'un obséquieux Votre Grâce ou votre Excellence) voulait-il juste qu'on lui fiche la paix et éviter tout commerce avec un monde jugé intégralement perdu à la Beauté. Un passage, une anecdote nous fait baigner dedans, celle où son biographe Waiblinger le montre lisant et récitant son Hypérion du matin au soir, interpellant son visiteur, d'abord, d'un "Très beau! Très beau! Votre Majesté!", puis par cet ajout "Regardez, mon bon monsieur, une virgule!" Fou à lier? Ou taquine ironie? À chacune et chacun d'en juger.

4. Mikhaïl Boulgakov (1891-1940), Récits d'un jeune médecin, 1925-26, éd. L'Âge d'Homme, 1986, tirage hors commerce offert "par votre libraire pour tout achat de trois volumes des collections «Points»", 120 pages, 2 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), trad. Hélène Gilbert, impression Brodard & Taupin (La Flèche). Frais émoulu de la Faculté de médecine de Kiev (URSS, à l'époque), sans expérience aucune, Boulgakov se voit bombardé médecin-chef d'un hôpital qui n'en compte qu'un, de médecin, lui-même, dans un bled perdu de l'immense territoire russe. Équipement médical: quasi zéro. Du camphre pour atténuer les douleurs, des pinces hémostatiques pour éviter l'hémorrhagie et une sacré dose de courage. Car il lui faudra ouvrir la trachée d'une fillette menacée d'asphyxie, faire accoucher en introduisant la main jusqu'à modifier la mauvaise position du bébé, amputer une paysanne à la jambe broyée par une machine à préparer le lin et bien pire que ça. Devant la catastrophe, on se débine ou on fait face. Auteur de l'inoubliable Le Maître et la Marguerite, Boulgakov n'hésitera pas longtemps. Cela donne ce genre de récit, scintillant. On commence à lire et on lâche pas.
Sa notice sur SovLit: https://www.sovlit.net/bios/bulgakov.html

5. Olof Lagercrantz (1911-2002), Eftertankar om Strindberg (Pensées après-coup sur Strindberg), 1980, FörfattarFörlaget, 128 pages, 1 euros (bouquinerie August à Stockholm), impression Rahms (Lund). Auteur d'une biographie de Strindberg, Lagercrantz embellit son sapin littéraire de vignettes aux reflets sphériques d'une chatoyante scintillance bigarrée, comme à Noël. Peu étant susceptible de lire son bouquin dans le texte, on ne peut ici que recommander d'aller aux nombreuses traductions, notamment en Folio, du grand homme. Rappelons néanmoins qu'il fut contemporain et admirateur de La Commune, poursuivi en justice pour atteinte aux bonnes mœurs (par son attaque blasphématoire de l'institution religieuse), peintre, alchimiste (il s'est abîmé poumons et mains à fabriquer de l'or), rebelle du début jusqu'à la fin (mais aussi misogyne), auteur - trempé au vitriol - d'un Petit catéchisme à l'usage des classes subalternes, un classique parmi les "petits livres rouges". De Lagercrantz, épinglons cet aperçu de l'enfant terrible: la fidélité, disait-il, est une vertu douteuse, appréciée chez le domestique, lui-même préférant définir ce choix de comportement comme "un commerce de dépendance continuée avec quelqu'un". Être son épouse ne devait pas être jojo, la plupart l'ont aussi quitté. Bah!

6. August Strindberg (1849-1912), Köra och vända (Aller et revenir), éd. Phaeton, 2020, 150 pages, impression Alma Pluss (Riga). Pas plus que le précédent, ce choix de notes volantes consignées entre 1884 et 1899 n'existe en traduction française. C'est d'un intérêt plutôt académique: griffonnages au fil d'études et esquisses de pièces de théâtre, souvent sur le mode télégraphique ou du mot-clé pense-bête, c'est passablement décousu et frustrant, surtout sans appareil critique. Dans la botte de foin, cette pépite: "Je doute de tout. Tout se répète. Il y a cohérence, mais point d'ordre dedans." Le grand bonhomme était un grand bonhomme.

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Le Musée Strindberg établi dans la dernière demeure de l'écrivain propose une visite "virtuelle" de ce qui fut son appartement, laissé intact, jusqu'au mégot de cigarette dans le cendrier sur sa table de travail: https://www.strindbergsmuseet.se/

7. Heinrich Zille (1858-1929), ...und sein Berlin, Das Neue Berlin Verlag 1949, une centaine de pages non numérotées, 4 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje). Un livre d'images, ça compte? Dans cette délicieuse petite chose, il n'y a que ça. Avec des légendes, bien sûr. Sous le portrait vu de dos d'un couple déambulant enlacés, lui en chemise joyeusement fripée et des pantalons qui ont connu des meilleurs jours, elle en robe de mousseline légère, enfants du peuple savourant l'instant qui fait tout oublier, c'est légendé "Depuis que je connais l'amour, j'ai tourné le dos à l'alcool." (La preuve? Sa bouteille de gnôle pend sur son dos.) C'est de 1905. Un autre instantané crayonné montre une bande de petiots attroupés dans la cour poisseuse réservée aux classes dangereuses et l'un des morveux (5 ans) qui interpelle son voisin (4 ans): "Tu es un «de», toi?" et, zou, la réponse fuse: "Ah ouais - ya juste la mère qui sait pas de qui!". (Avec le von nobiliaire allemand, ça coule évidemment mieux.) Et c'est de 1911. Avec sa patte caustique, son gros cœur pour les "gens d'en bas", son trait croquant sur le vif, Zelle était un grand reporter, dans un genre dont on aurait bien aimé aujourd'hui un retour.
Pour se faire une idée vi-su-el-le, taper Zille dans Gloglog en optant pour Images. Facile.
 

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