Tenter l’été
demain il fera grand soleil
et les chants d’oiseau brilleront dans le chapeau bleu des villes
des milliers de passants traverseront les rues
comme des dauphins dans l’eau claire des jours
la tête prise dans des nuages à la hauteur des yeux
sans rien voir du ciel pur par-dessus les murailles
qui tranchent le chemin d’ici à la mer
au bord des étangs glisseront les jeunes filles
presque nues singulières et pensives
que les garçons épieront de derrière les bocages
il faudra arroser les fleurs dans les cours
et penser aux voyages que nous ferons sans bagages autres que nos illusions
on ira prolonger les rêves d’été sur les plages dans les pays du Sud
dans des trains bondés d’enfants qui dormiront
souvenirs d’été randonnées pleines de rires sur le sable dur
c’était en 1936 sur la côte entre Ostende et La Panne
c’était il y a quelques années seulement mais
après la guerre
souvenirs de la saison sèche aux femmes droites dans la pâleur du vent
entre Dakar et Gorée
souvenirs oblongs des cantines et des musiques à Santiago du Chili
dans le bel éclat des jours d’avant septembre
souvenirs des blés levés à la force des joies et des chants paysans
dans l’Estrémadure des derniers jours de la République
souvenirs des Premier Mai où le soleil tapait
entre les drapeaux et les fanfares rousses près des boulevards luisants
et sombrait rouge dans les guinguettes le soir aux environs de Paris
souvenirs de fête des villages poussiéreux et dorés dans la savane
du Burkina entre le 4 août 1984 et le 15 octobre 1987
souvenirs adolescents sur la prairie d’un parc public ouvert aux étoiles
dans le cœur d’une nuit d’ivresse et d’espoirs
nous pensions que le monde entrerait bientôt dans un perpétuel été
nous rêvions les yeux ouverts des histoires à dormir debout
souvenirs des vieillards éblouis par leurs propres rêves du temps passé
les souvenirs d’été cela ne change pas
cheveux au gré du vent qui volent et font du visage
une aube rose et précise
même si cela se broie sous les pas de l’histoire
combien d’enfants ont ainsi disparu dans les fumées l’angoisse
sur les plaines de Pologne
parce qu’ils étaient juifs enfants des bords d’Europe
devenue noire d’un sang d’encre
combien de femmes se sont noyées au large
pour donner à l’enfant qu’elles portaient un autre futur
combien d’hommes ont porté le deuil d’un sourd renoncement
rasant les murs des métropoles blêmes
combien de militants ont péri sous les balles des fantassins d’un pouvoir glacé
des militants qui buvaient qui dansaient qui discutaient passionnément
dans les bistrots quelques instants plus tôt
je me souviens pour eux des étés où tout semblait possible
je me souviens des familles qui sortaient en kyrielles de rires dans les jardins
je me souviens des poitrines gonflées d’espérance
offertes aux tirs réels de la réaction
je me souviens pour eux des étés remplis de poussière d’or et de champs
où les herbes piquantes et les fleurs blanches caressaient les hanches
et j’ai le cœur qui se déchire
un violon qui m’accompagne depuis ma plus tendre et claire jeunesse
vient chanter à mon oreille les refrains lumineux du genre humain
cela parle de rivière et de bord de mer
cela sent le café frais la lavande et le désir d’aimer
cela prend les routes des pays où l’avenir s’est levé
cela ondoie dans l’air chaud comme une danse espagnole
cela vient de Grèce où l’on ne traque plus les migrants hâves
dans les rues du port
où les travailleurs depuis peu regardent dans la direction du soleil
ce sont les voix ouvertes et longues des chœurs d’enfants
qui égrènent les raisons de vivre et de croire que
demain sera plus doux qu’hier
interminables cohortes de poètes et de combattants bercés par les chants
par les blessures chantantes du violon
paysans sans terre ouvriers aux mains noires
fillettes enfouies dans les ateliers les caves
enfants soldats perdus dans les brouillards du meurtre
femmes aux flancs ouverts par le mépris et le viol
hommes baissés pour ramasser les escarbilles de la faim
ainsi depuis longtemps saignent les rêves de l’été
ainsi depuis toujours reviennent
tenaces et fauves
fragiles et puissants comme des oiseaux marins
malgré les coups d’Etat les crimes les mensonges et la haine
les rêves que l’on fait en été
d’un monde de danse de violon et de vin blanc
d’un monde affranchi où les jardins seront le secret de chacun
d’un monde où les poèmes dits en public seront partagés comme des mangues
dont le suc coule comme du vent bleu au détour des fenêtres grandes ouvertes
et l’on entendra les voix des femmes qui dans le matin chantent
on entendra les cris dans l’air jaune du jour
des enfants qui mêlés s’enchanteront toujours
jouant aux jeux permis du bonheur et d’aimer
aucune maison vide ou hantée ou fermée
pas de chiens dans les rues affamés et perdus
dans les forêts refaites aux clairières limpides
la biche viendra prendre un peu d’ombre rendue
plus douce par les herbes et les buissons humides
pour eux tous qui n’auront pas connu
cet univers fait d’hommes et de rêves
pour eux tendres miséreux succombant dans les camps
en enfer
et sous les balles des tyrans au cuir de bête obscure
pour eux je me souviens des étés et des rêves dans l’air sec
où dansaient les pollens et les abeilles blondes
où s’enlaçaient les corps bleus les corps
aux peaux mates aux yeux noisette ou noirs
aux yeux de ciel et de mystère qui avouaient les rêves amoureux
combien de fois ai-je rêvé
combien de fois me suis-je réveillé dans l’air froid et gris d’un jour d’hiver
combien de fois me suis-je rendormi un sourire de miel sur les lèvres
certain de retrouver mon rêve de retrouver mon chant
de retrouver le violon qui vient du fond de l’histoire du fond des villages
du fond des ruelles noires
chanter la rengaine increvable des jours d’été
pour eux toujours
et pour le chant
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