Le renard libre dans le poulailler libre

Poing de vue

Par | Journaliste |
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La stratégie du coucou, c'est bien joli, mais là au moins, Google a payé les murs... Photo © Jean Rebuffat

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Ainsi donc, cette semaine, le Parlement européen, en fait l'expression de la seule entité qui essaie de faire quelque chose pour réguler ces monstres que sont devenus les Gafa, à savoir l'Union européenne (n'en déplaise aux eurosceptiques), a franchi le premier pas important qui permettrait de financer les fournisseurs de contenu jusqu'ici allègrement pillés à la suite d'un dévoiement de l'esprit internet initial. Le tout gratuit n'a de sens qu'en dehors de tout commerce et de toute monétarisation.

Il est temps de se rappeler les origines de ce média englobant tous les autres dont qui s'en est mêlé depuis le début comprenait aussitôt sinon tous ses développements du moins que ceux-ci étaient potentiellement considérables. On parlait à l'époque de netétiquette. Les lieux, appelées autoroutes de l'information, faisaient penser à un sentier muletier en Corse ou en Albanie. Nés de l'improbable union entre la nécessité militaire américaine de relier ses centres de décision et ainsi de les délocaliser pour les rendre invincibles (le premier cloud!) et de l'hyperlien, c'était charmant, en ce temps-là. Yahoo essayait encore de recenser et de classer tous les sites: on n'avait pas dépassé le stade fœtal que déjà se posait la question du financement. Les fournisseurs de contenus d'information (les journaux) hésitaient entre deux voies qu'ils ont fini par rendre parallèles: le tout gratuit et le tout payant. Aujourd'hui, les sites d'information ont pratiquement tous – exceptons quelques pure players – un accès gratuit, qui assure une information basique, et vendent leurs archives, leurs enquêtes et leurs réflexions à leurs abonnés, numériques ou complémentairement à un abonnement papier, par exemple. Le gratuit a un coût que ces entreprises, y compris publiques, espèrent compenser par la publicité. Je simplifie, ils réduisent les coûts en se basant aussi sur la notion d'unité marginale: cela ne coûte pas très cher dans la mesure où par l'activité historique, on dispose des matériaux.

C'est là où le pillage fait le plus mal. Car il y a déloyauté. Que s'est-il passé? Quelques petits malins ont vite compris qu'il y avait moyen, à partir de l'agrégation gratuite de contenus qu'il fallait payer théoriquement, mais que des moyens techniques élémentaires permettaient en fait d'obtenir gratuitement, de se constituer des empires financiers.

Le problème est double. Non seulement cela asphyxie la production d'information indépendante, avec tout ce que cela suppose comme menace pour la liberté, pour les libertés, même, mais encore la moitié des internautes ne s'informe plus qu'en lisant les morceaux d'info qui circulent sur les réseaux sociaux et pratiquement tout le monde estime au fond normal de ne pas payer tout ça. En réalité, c'est payé à la base (les sociétés de télécommunication vous remercient) et a posteriori (les Gafa s'enrichissent des flux qui naissent et dont les sources ne viennent pas d'eux, mais des gens eux-mêmes ou des fournisseurs d'information, ce qui en prime rend floue la notion même de journalisme: n'importe qui, désormais, peut devenir source et mettre en ligne un texte, une photo, une vidéo ou une opinion, fût-elle illégale, d'ailleurs).

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Parlons un peu de nous dans ce contexte. Nous figurons, en Belgique francophone (et nous sommes lus au-delà), dans le top 20 des sites d'information. Qui paie? Eh bien c'est un problème qui nous ligote depuis toujours. Au départ, avec la naïveté des pionniers, nous avons essayé de faire un blog de congrégation rassemblant des professionnels issus du monde de la presse, des journalistes écrivant, photographiant ou dessinant, parce que nous avions envie de nous exprimer. Nous avons pu le faire pour deux raisons: cela ne nous coûtait pas très cher et nous le faisions gratuitement; nous avions ailleurs (la plupart du temps par nos pensions de retraite) assez de revenus pour ne pas devoir vivre de ce site. C'est un modèle économique militant. Mais il a ses limites et nous nous y heurtons sans cesse: les contributions sont volontaires, soit, donc parfois un peu aléatoires, mais pour nous, il est impossible de rémunérer des journalistes, ce qui nous bloque dans l'idée de pérennité. Notre relative notoriété de départ nous ouvre un public dont la moyenne d'âge est relativement élevée. Sans collaborateurs jeunes, nous savons où nous finirons: au cimetière des éléphants.

Alors nous faisons très sporadiquement appel à nos lecteurs; certain.e.s y répondent. Nous essayons de trouver de ci de là un bout de subside, un avantage en nature, une collaboration extérieure,... Mais si nous voulons survivre, et a fortiori nous développer, car nous croyons que le «slow journalisme» a son utilité et qu'il est très peu pratiqué, il faut toujours un peu plus de moyens financiers. Alors quand nous voyons les fortunes qui se construisent sur notre dos comme sur celui de tous ceux qui fournissent un contenu de qualité, oui, nous pensons que les lois du marché sont celles de la jungle et que dans ce domaine comme dans les autres, la liberté n'est pas celle du renard libre dans un poulailler libre.

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