Un monde euphémique

Quelle image l’histoire gardera-t-elle au XXIIème siècle de Vladimir Poutine? Celle d’un héros, d’un chef d’état hors-pair – ou à l’inverse celle d’un tyran digne de celles et ceux qui dirigèrent jadis et naguère toutes les Russies? Car il ne faut pas confondre jugement de l’histoire et analyse de l’ instant. D’ailleurs les jugements de l’histoire eux-mêmes sont fluctuants et sujets à révision. Or l’être humain aime les westerns: d’un côté les bons, de l’autre, les mauvais. Prenons l’image de Léopold II, roi bâtisseur, créateur d’empire colonial, ami des sciences et du capital triomphant, à présent tortionnaire colonialiste lubrique et vaniteux. Ce qu’on peut toutefois dire à propos de Vladimir Poutine, c’est qu’il fait de violents efforts pour trouver sa place dans la cohorte des très méchants. Non seulement son parcours prouve-t-il que la démocratie ne préserve de rien mais encore va-t-il toujours plus haut toujours plus fort, comme si la géopolitique était un jeu télévisé, un Fort Boyard où il y aurait de vrais tigres et où les impudents et les imprudents se feraient dévorer.

C’est bien mis en scène, en général. L’annexion de la Crimée? Elle a suivi immédiatement une déclaration d’indépendance bidon. C’est qu’il s’agissait de se conformer aux formes du droit international, même si on violait allègrement celui-ci. La guerre en Ukraine? La veille du déclenchement de l’opération militaire spéciale – déclarer la guerre, aujourd’hui, l’usage en est perdu car nous vivons dans un monde euphémique – on entendait le petit-fils Tolstoï, vice-président de la Douma, jurer dans son meilleur français qu’il n’y aurait pas de conflit. La mort d’Evgueni Prigojine? On le voit sur une photo prétendument quelque part en Afrique puis dans un avion qui vrille dans le ciel, quelque part entre Moscou et Saint-Pétersbourg, et qui s’écrase au sol entraînant dans la mort (l’ont-ils vu venir durant cette chute de huit kilomètres?) la fine fleur du groupe Wagner et accessoirement, l’équipage d’un avion privé.

Que voulez-vous? Les dégâts collatéraux, ça existe, et ça compte peu pour rétablir l’autorité d’un chef ébranlé deux jours par quelqu’un qui est mort dans ce qu’on appellera sans doute un regrettable accident, à moins qu’on en dise que des missiles ukrainiens l’ont causé.

Pendant ce temps-là, la guerre de 14-18 se poursuit. Des experts sérieux estiment qu’il y a eu environ 200.000 soldats, russes et ukrainiens, qui ont déjà payé de leur vie ce conflit interminable, comme on disait en 1915.