Assange: le coup de jarnac suédois

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Photo de Jan Myrdal illustrant l'article ici traduit.

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Il y a, dit le rapporteur spécial des Nations unies Nils Melzer (voir plus loin), un lien direct entre la procédure judiciaire intentée en Suède contre Julian Assange et son 'statut' actuel de quasi moribond extradable aux États-Unis. Procédure ouverte le 13 août 2010. Refermée en 2019, elle avait rempli son office: mission accomplie, la Grande-Bretagne a pris le relais. Ci-après, encore une pièce à verser au dossier.

En publiant les Écrits polémiques du publiciste suédois Jan Myrdal (éditions LitPol), rien ne laissait supposer que cet empêcher à penser en rond serait à la pointe de l'actualité. C'est qu'en effet, ces jours, un des sites critiques remarquables de Suède remettait en mémoire le rôle déterminant de ce pays dans la persécution quasi féodale - une lettre de cachet après la lettre - du fondateur de Wikileaks, en attente aujourd'hui dans une prison de haute sécurité d'une décision sur la demande d'extradition des États-Unis. Pour quel crime? Celui d'avoir rendu public la vérité. Comme indiquait dans un entretien récent le rapporteur spécial des Nations unies et professeur de droit international à Genève, Nils Melzer1 (Proletären, 18 novembre 2021), de mémoire de juriste, la charpente de collusions vindicatives entre appareils d'État bâtie pour détruire Assange, eût-elle été observée en Iran ou en Arabie saoudite ne l'aurait guère étonné, mais venant d'Angleterre et de Suède... Faut-il parler de conspiration, de complot? Non, dit-il, fort d'une montagne de documents officiels étayant ses suspicions, c'est, chez toutes les autorités publiques concernées, un esprit de corps qui leur fait dire "Nous sommes du même camp et il nous faut neutraliser la menace que représente Assange". Assange a montré, sous crue lumière, les jardins secrets de l'hyperpuissance étatsunienne. Cela ne pardonne pas.

Mais venons-en au coup de jarnac suédois que dénonçait en 2014 Jan Myrdal, sorte de cri dans le désert tant la stratégie de démolition d'Assange l'avait là-bas transformé en pestiféré infréquentable. Le texte qui suit est la traduction littérale de celui publié en Suède2 le 27 novembre 2021; les caractères italiques, ici et dans les notes, signent mon apport.

 

Myrdal et l'affaire Assange

par Stefan Lindgren, 27 novembre 2021

Le 11 décembre 2014, l'écrivain Jan Myrdal adressait un courrier à la Commission [parlementaire suédoise] de la Constitution. Depuis, le 30 octobre 2020, il est mort. À notre connaissance, il n'a jamais eu de réponse de la Commission.

Dans sa lettre, il accusait le [politicien de droite suédois) Fredrik Reinfeld de s'être rendu coupable, en 2011, étant Premier ministre, d'un abus de pouvoir flagrant, au détriment de Julian Assange.

Nous savons aujourd'hui que le traitement suédois du dossier a conduit à ce que Julian Assange soit ensuite détenu à la prison de Belmarsh, en Grande-Bretagne, encourant un grand risque d'être extradé aux États-Unis et d'y subir la menace d'un emprisonnement à vie.

Sept ans plus tard: qu'à fait la Commission de la Constitution? Quelle est sa réponse à Myrdal?

 

L'affaire Assange

par Jan Myrdal, 11 décembre 2011

Je pense à Assange à un moment où se fait un silence assourdissant autour de lui, cependant que Snowden, à juste titre, se voit célébré.

On a agi avec Assange comme on le fait avec des chiens qui chassent les poules. On a fait de sa vie sexuelle une corde pour le pendre. À gauche, ils ne sont pas les derniers à être saisis d'une panique morale.

Le cas Assange relève pourtant de l'inouï dans l'histoire judiciaire de Suède. Qui veut en savoir plus n'a qu'à aller sur la Toile. Tout y est: protocoles et décisions, avec des photos si on souhaite. À l'heure actuelle, il se trouve à l'ambassade d'Ecuador à Londres. Le procureur refuse de s'y rendre pour l'entendre. Il n'ose pas lui-même venir en Suède si le gouvernement ne déclare pas clairement qu'il ne sera pas extradé aux États-Unis où il risque de connaître le même sort que Chelsea/Bradley Manning.

Ses craintes ne manquent pas d'être fondées. Le gouvernement suédois est réputé extrader lorsque les grandes puissances l'exigent. Au temps du gouvernement d'union nationale [1939-1945] et que le Reich allemand était puissant, des déserteurs de l'armée allemande ont été extradés et il en a été de même avec Martin Rasmussen Hjelmen3, remis à la Gestapo, qui va le torturer et puis le décapiter. Aujourd'hui, ce sont les États-Unis qui sont puissants et Anna Lindh4 (sanctifiée après avoir été assassinée), par l'entremise de leur CIA, a renvoyé en Egypte Ahmed Agiza et Mohammed Alzery5 pour y être emprisonnés et torturés. Julian Assange serait plus con qu'un balai s'il ne demandait pas au gouvernement suédois l'assurance de ne pas être extradé.

Cela n'empêche que tant le précédent gouvernement d'alliance droitière que l'actuel de coloration social-démocrate/vert se disent incapables de ce faire, et pour les motifs de droit les plus élevés et idéalistes.

Ce disant, ces gouvernement mentent. Ils mentent quels que soient leurs ministres des affaires étrangères, de la justice ou Premier ministre. Ils mentent comme par une seconde nature ainsi que l'ont fait les gouvernements précédents.

Voilà qui peut être prouvé. Grâce aux documents rendus publics par Snowden qui ont été publiés en Suède et donc accessible à tous. À la page 230 du livre de Glenn Greenwald sur Snowden aux éditions Leopard en 2014 (ISBN 978-91-7343-528-4), on a le fac-similé "(U) MANHUNT Timeline 2010".

On y lit ceci: "(U) Le 10 août, les États-Unis prient les autres nations disposant de troupes en Afghanistan, dont l'Australie, le Royaume-Uni et l'Allemagne, d'envisager des poursuites contre Julian Assange..."

On aura noté la date! Le 10 août, les États-Unis invitent d'autres nations disposant de troupes en Afghanistan - ce qui est le cas de la Suède - à considérer la mise en branle de poursuites contre Assange. Ce sera le cas le 13 août 2010.

Je n'ai pas connaissance d'un seul collègue faisant état de cela dans les médias suédois. Je pense que c'est à mettre sur le compte de l'omerta dont j'ai parlé voici peu à l'Université de Caen sous le titre "La Suède et le mensonge officiel". Qui souhaite l'écouter en français peut le faire à l'adresse http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/forge/3065

Aux membres de la Commission de la Constitution

Au cours du procès en cours en Grande-Bretagne dans l'affaire Assange, le Premier ministre Fredrik Reinfeld s'est exprimé devant la presse suédoise et internationale en disant: "Nous disposons d'un appareil judiciaire indépendant qui, dans le cas présent, s'est en outre appuyé sur la législation suédoise."

La question sur laquelle il est débattu judiciairement à Londres porte cependant justement sur le fait de savoir si l'appareil judiciaire suédois "dans le cas présent s'est outre appuyé sur la législation suédoise". C'est là chose hautement contestée, non seulement par les médias mais aussi par les experts du droit.

Je me contenterai ici de renvoyer au "Expert report of Brita Sundberg-Wretman":

"4. Je suis d'avis que, sur la base de la loi suédoise et de la politique des poursuites de l'État énoncée dans la Manuel national des poursuites judiciaires de même qu'en d'autres manuels officiels, la procédure correcte n'a pas été appliquée et que le recours au MAE [mandat d'arrêt européen] dans ce cas-ci est disproportionné au regard de la législation européenne. Le traitement de ce dossier a été, à mon sens, incorrect à maints égards."

(On trouvera la version originale en anglais de cette citation et de la suivante en fin d'article.)

De même qu'au "Expert opinion by Sven-Erik Alhem":

"16. (...) Un recours au mandat d'arrêt européen sans avoir au préalable tenté d'organiser une audition en Angleterre dans le meilleur des délais par le biais d'une demande d'Assistance judiciaire mutuelle à l'Angleterre me semble être en contradiction avec le principe de proportionnalité. (...) À mon sens, ce n'est qu'au moment où il s'avérerait impossible d'entendre Assange en Angleterre au moyen d'une Assistance judiciaire mutuelle obtenue de l'Angleterre qu'une application du mandat d'arrêt européen devait être introduite. 18. J'entends que Ms Ny [procureur en charge du dossier] a dit que la loi suédoise l'empêchait de suivre cette voie. Il n'y a cependant, que je sache, rien dans la loi suédoise qui empêche un procureur d'avoir recours à l'assistance judiciaire mutuelle dans le but d'entendre une personne."

Ceci signifie que la déclaration du Premier ministre Fredrik Reinfeld devant la presse le 8 février 2011 n'est pas seulement une tentative grossière pour égarer l'opinion publique mais en outre un exemple flagrant de cet abus de pouvoir que le chapitre 12, 2ème paragraphe de la Constitution, vise à contrecarrer.

Je vais supposer qu'existe un député qui prendra son mandat avec sérieux, lui commandant de soulever cette question à la Commission de la Constitution.

Jan Myrdal

Expert report of Brita Sundberg-Wretman:

"4. I am of the opinion that proper procedures, according to Swedish law and stated policy in the National Persecution Manual and other official guidance, have not been followed and that the use of the EAW in this case is disproporttionate under European law. The handling of this case has been, in my view, improper in a number of respects."

"Expert opinion by Sven-Erik Alhem":

"16 /.../ To use the European Arrest Warrant without first having tried to arrange an interrogation in England at the earliest possible time via a request for Mutual Legal Assistance from England seems to me to be against the principle of proportionality. /.../In my view, only when it was first shown that it would be impossible to get Assange interrogated in England by using Mutual Legal Assistance from England should an application for an EAW have been submitted. /.../ 18. I understand that Ms Ny has said that Swedish law prevents her from taking this course. There is, however, nothing in Swedish law that I know of to prevent a prosecutor from seeking mutual legal assistance to have a subject interviewed."

1 Auteur, 2021, de "Der Fall Julian Assange - Geschichte einer Verfolgung" (München: Piper Verlag), traduit en suédois chez Leopard.

3Marin norvégien, militant communiste, arrêté en Suède en 1940 pour être remis à la Gestapo. Condamné à mort, il sera exécuté en 1944. C'est sur wiki.

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4Ministre social-démocrate des Affaires étrangères de 1998 à 2003, année où elle sera assassinée dans un grand magasin de Stockholm par un déséquilibré serbe. C'est sur wiki.

5Deux demandeurs d'asile égyptiens que la Suède a renvoyé vers leur pays en 2001 par l'intermédiaire des nervis du programme de "restitutions extraordinaires" (sic) de la CIA. Là, c'est sur Human Rights Watch.

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