Corona-Virus : nous sommes 15 millions de Kinois « spécialistes »

Les indignés

Par | Journaliste |
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Merveilleux exemple d’humour populaire à Kinshasa ! Photo © Véronique Vercheval

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Lecture 9 min.

Voici un bel exemple d’humour congolais et plus particulièrement de Kinshasa. Ces « Confidences du Chauffeur du Ministre » concernant le Covid 19 sont signées par André Lye Yoka. Il est aussi un chroniqueur attentif à la société congolaise. En voici un exemple, livré ce 10 avril 2020.(1)

Mon patron, le Ministre des Affaires stratégiques (chuut !à prononcer avec respect…), est un homme prévoyant ;  il avait déjà pris les devants, avant même les mesures de confinement de la commune de la Gombe, mesures décrétées par le gouvernement.

Notre Ministre nous avait ainsi convoqués, nous tous du personnel, en sa résidence. Son protocole avait tout prévu pour l’accueil et les dispositions sanitaires. A l’entrée de la résidence : lavage obligatoire des mains, mouchoir obligatoire à usage unique, masque sanitaire obligatoire, gants hygiéniques obligatoires. Mais pas de cocktail ; en revanche mise en place obligatoire de chacun d’entre nous les agents, à bonne distance d’un mètre obligatoire, et sous la paillote dans la cour.

Une fois la mise en place terminée, le protocole avait annoncé l’entrée du Ministre. Tout un spectacle !  Encadré par des gardes du corps à la mine de fauve et masqués, Son Excellence le Ministre avait porté une tenue, pour ainsi dire de circonstance : une sorte de scaphandre d’astronaute à la couleur blanche-clinique, avec des gants, masques et pantoufles assortis. Nous avions accueilli le Ministre debout, presqu’au garde-à-vous. Le Ministre avait annoncé le programme lui-même : une première partie de ‘’conscientisation’’ avec à l’appui, le visionnage en différé d’un reportage sur les exposés de médecins ‘’spécialistes’’. Deuxième partie : débats et échanges entre agents. Enfin, troisième partie : surprise, selon Son Excellence…

Nous avions eu droit, pour commencer, aux exposés de quatre spécialistes, tous la mine inspirée, le doigt et le nez pointés prophétiquement vers le ciel, tous tirés à quatre épingles. Il y avait là devant nous, à l’écran, si je me souviens : le Docteur Koussi-Koussa (diplômé de l’Université de Marseille), promoteur de la COLORO-KIN (colorants conditionnés à la kinoise, sur base, parait-il, des « ersatz ebolagènes ». Puis est passé le Docteur Etcetera (Professeur des universités congolaises de virologie-immunologie-épidémiologie), adepte du PIPI-KIN (vaccin expérimental   extrait, parait-il, d’urines mélangées et traitées à la fois du pangolin kongo et de la chauve-souris luba). Ensuite la parole a été cédée au Docteur Touchatou (tradi-praticien autodidacte), découvreur de la PANACE-TAMOL (panacée toutes-catégories, tous-virus, tous-terrains, à base, parait-il, de décoctions de safoutier et autres essences forestières). Enfin la revue a été clôturée par le Docteur M’Via-Gra (généraliste et chercheur en médecine tropicale), défenseur du PEPE-BIOTIC (solution hybride à base de divers aphrodisiaques pour, parait-il, le renforcement des capacités viriles antivirales des hommes du « 3e Age ») …  Entre ces docteurs volubiles, des échanges ont été d’autant plus houleux, énigmatiques et dispersés que tout ça a été sur-pimenté à temps et à contretemps par des intrusions et des témoignages polémiques d’un certain nombre de « Conseillers Spéciaux », de « Conseillers Principaux », de « « Conseillers-Chargés-de Missions », tous   issus de ministères fantômes mais, parait-il,  impliqués de près et de loin dans la guerre contre la pandémie  Covid-19…

Ma voisine de gauche, la secrétaire particulière du Ministre, s’est tournée vers moi et m’a soufflé à l’oreille : « Hé, pilote, je n’ai rien compris à leurs perroquetteries. Et toi ? »  J’ai répondu ‘’moi-non-plus’’.

Fin de visionnage. Est alors venue l’heure des débats entre nous les agents. Silence. Silence long, long.  Personne n’osait prendre la lourde charge de la parole devant le chef. Finalement, ma voisine de gauche, a témérairement levé le doigt (pas étonnant, d’après moi : c’était la secrétaire très-très-très particulière, et donc familière du patron de Ministre). Elle a prévenu qu’elle n’avait pas de question …particulière, mais une observation.  Son observation ?  Que les propos des fameux ‘’docteurs-spécialistes- scientifiques- inventeurs-promoteurs’’ n’étaient que blablablas ; qu’au lieu du serment d’Hippocrate, c’était  des … sermons d’hypocrites ; qu’à force de palabres similaires interminables, et de solutions-miracles déversées à profusion à la télévision,  dans la rue, dans  les marchés, dans les cours des partis politiques et des ministères, on avait l’impression que tous les 15 millions de Kinois s’étaient désormais convertis en ‘’super-spécialistes » ; que, hélas, nous avions fini par oublier les quelques rares    et vrais savants et praticiens qui eux, parlent peu, ne parlent qu’aux malades, les assistent de près malgré les dangers de proximité ; tout ça dans la discrétion des salles d’urgence  sombres  et sous le ronronnement asthmatique et toussotant de la seule bonbonne d’oxygène, à défaut des respirateurs à jour… Que ceux-là, véritables héros de l’ombre ainsi que leurs infirmières et autres personnels de santé, tous méritaient d’être connus et reconnus pour leur dévouement et leur abnégation. « Que… que… que… » … Le Ministre, manifestement impatient, a arrêté net les flux palabreurs de la secrétaire particulière. Interrompant du même coup les applaudissements approbateurs des collègues en faveur d’elle. Bien entendu le débat se termina faute de débatteur !

Retour du protocole, retour au programme. Et maintenant, la surprise ! Notre patron de Ministre est alors revenu sur scène, a repris la situation en mains, s’est efforcé de garder son sourire, et finalement a fait mander son épouse, « mère-ya-palais », « mama-ministre ». Applaudissements pour elle. Mama-ministre a pris la parole pour rappeler les consignes sanitaires : ‘’mains propres-nez masqué-gants stérilisés-postillons au creux du coude-distanciation respectueuse et respectable-confinement…’’

A ce moment précis, perfide et quelque peu jalouse, je crois, la secrétaire très-très particulière du Ministre s’est de nouveau tournée vers moi et m’a soufflé : « Oui mais à ton avis, pilote, à quelle distance se tient la patronne au lit avec le patron ? » J’ai évidemment esquivé la réponse.

Moi, la seule question que j’aurais posée, c’est de savoir si le confinement avait un prix, en termes de rétributions compensatoires. Comme si le Ministre avait lu la question et le désarroi dans mes yeux, il a aussitôt réagi : « Eau gratuite. Courant gratuit. Loyers gratuits’’ ; et d’ajouter : « Ah, j’allais oublier : marchés presque gratuits, à tarifs presque gratuits. Transport en commun presque gratuit. Communication presque gratuite, avec des unités de recharge presque gratuites ! »

Silence. Fin de partie. Applaudissements timides des collègues. Pas de ma part ; je ruminais encore mes deux soucis : souci principal, la rétribution compensatoire tout au long de ce congé technique et sanitaire forcé; et souci accessoire, la question insidieuse de la secrétaire particulière du Ministre, à savoir celle de la distance respectueuse et respectable par rapport au conjoint, par rapport à la conjointe. Comme si de nouveau le Ministre avait lu dans mes pensées, il se tourna vers ‘’mère-ya-palais’’ et, en son nom, proposa gracieusement des victuailles pour chacun des agents. S’agissant du point délicat de la distanciation en couple, et comme joignant le geste à la parole, le Ministre s’était rapproché de son épouse, l’avait serrée dans ses bras ; puis il avait annoncé : « En votre nom, je remercie notre « mama-ministre »’ ; et pour la dernière fois je l’embrasse avant d’appliquer définitivement les mesures prises par votre gouvernement de ‘’salut public’’. »  Et l’œil et la bouche attendris, le Ministre avait embrassé sa femme avec chaleur ; puis il l’avait repoussée à bonne distance, doucement et presque théâtralement, ce qui a eu comme effet de détendre quelque peu l’atmosphère. Mais encore une fois la secrétaire particulière du Ministre s’est rapprochée et m’a dit au creux de l’oreille : « Hé, pilote, il nous manque l’essentiel : des billets verts avec des chiffres ronds ».

De nouveau, Son Excellence Monsieur le Ministre des Affaires stratégiques (à prononcer avec respect…), toujours perspicace, avait semblé déchiffrer les mouvements somme toute familiers des lèvres familières de sa secrétaire familière et particulière.  Si bien qu’au moment où les agents se dispersaient, les bras chargés de provisions, notre patron de Ministre avait fait signe à la secrétaire et à moi. Une fois tout ce monde parti, le Ministre nous avait remis, à elle et à moi, un viatique consistant.

Mais après, aïe ! notre patron de Ministre a commis l’irréparable : il s’est maladroitement rapproché de sa secrétaire particulière pour l’embrasser, sans doute en guise d’au-revoir … confinatoire.  « Mère-ya-palais », épouse vigilante, a retenu brutalement l’élan impétueux et non moins imprudent du mari-ministre.

Ah ! quel ferme et beau geste de prévention de la part de l’épouse attentionnée, pour des raisons apparemment hygiéniques et confinatoires de … distanciation respectueuse et respectable !

(1) Homme de culture, de théâtre, écrivain, André Lye Yoka a assumé de nombreuses responsabilités dans la société civile, dans les milieux culturels. Il est aujourd'hui Directeur général de l'Institut National des Arts (INA), professeur émérite de l'Enseignement supérieur et universitaire, chargé de recherches à l'UNESCO (Bureau de Kinshasa), président de l'ONG : Observatoire des Cultures Urbaines en RDC (OBSCUR) et membre du Comité de rédaction de la revue Congo Libertés de la Maison de la Laïcité de Kinshasa.

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Le journal LE SOFT publia, avec grand succès, les chroniques d’André Lye Yoka, entre 1991 et 1993, la période " chaude" autour de la Conférence Nationale Souveraine, tour à tour enjouées et satiriques, austères et pathétiques. Elles prirent la forme de "Lettres d'un kinois à l'oncle du village". Le journal LE POTENTIEL publiera des chroniques analogues entre mai 2006 et décembre 2014 c'est à dire après les élections de 2006 avec les « ambiances » sulfureuses qui ont suivi. Ainsi, « Les confidences du chauffeur du Ministre », pendant une période de huit ans, ont donné aux kinois, avec irrévérence, les nouvelles de « La Cour » (prononcer avec respect).

 

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