Dix migrants condamnés à Bruxelles

Les indignés

Par | Journaliste |
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Photo © Jean-Frédéric Hanssens

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Criminalisation de la migration et des migrants...  une chambre correctionnelle néerlandophone de Bruxelles a lourdement condamné des migrants considérés comme des "passeurs"de 2 à 5 ans de prison pour sept des prévenus. Il faut savoir que pour des gens qui n’ont pas demandé l’asile, les peines de prison sont fermes. Ceux qui sont condamnés pour deux ans le sont pour appartenance à une organisation criminelle, or le rapport d’enquête de la procureure ne mentionne aucun détail concernant ce chef d’accusation. Voici la carte blanche rédigée par des citoyens hébergeurs, juste avant la condamnation.

“Il doit bien y avoir quelque part un endroit où la vie sera possible”, me dit O.

Quand il a quitté le Soudan à 18 ans, fuyant les emprisonnements arbitraires et la torture des services secrets, O. n'a jamais imaginé qu'il traverserait la Méditerranée dix mois plus tard, fuyant cette fois l'esclavage en Libye. Quand O. a atteint les côtes européennes après « avoir vu la mort en mer » comme il dit, il n'a jamais imaginé que ce ne serait pas encore la fin de son voyage. Il n'a jamais imaginé qu’un règlement dit « Dublin » ferait de lui un objet que les pays européens se renvoient les uns aux autres. Il n'a jamais imaginé qu'il lui faudrait se faufiler dans des camions pour se rendre en Angleterre. Il n'a jamais imaginé qu'il serait de nouveau persécuté en Europe, harcelé par la police (et le mot est faible au vu des expériences qu’il nous a confiées).

O. n'aurait jamais imaginé que le 26 juin 2020 ils seraient dix à attendre le verdict d’un tribunal correctionnel suite à une accusation de trafic d’êtres humains et de participation à une organisation criminelle.

Nous connaissons O. Nous l'avons hébergé ainsi que beaucoup d'autres réfugiés que nous accueillons chez nous depuis 2015 via, entre autres, la Plateforme Citoyenne de Soutien aux Réfugiés. Soudanais, Erythréens, Ethiopiens…, ils tentent par tous les moyens possibles de se rendre en Grande-Bretagne. Si nous nous faisons peu d’illusions au sujet du paradis migratoire que représente l’Angleterre à leurs yeux, nous avons néanmoins appris à leur contact à considérer les raisons de ce choix. Ces raisons tiennent dans ce qu’ils fuient. Et ce qu’ils fuient, malheureusement, se trouve ici aussi, en Belgique.

Le règlement dit Dublin délègue la compétence de traiter une demande d’asile au premier pays européen sur lequel un migrant a mis les pieds... Ou plutôt les mains: car ce sont les empreintes digitales qui posent problème. O., s’il demande l’asile en Belgique (ou bien qu’il y est arrêté), et qu’on retrouve le relevé de ses empreintes digitales en Italie, y sera renvoyé. À moins qu’il ne reçoive simplement un ordre de quitter le territoire (O.Q.T.), mais pour aller où? Un formulaire identique l’attend dans le pays voisin. Ils les collectionnent les O.Q.T...

Et en Italie (comme en Grèce), où l’on a renvoyé O., vu l’affluence des réfugiés, c’est simple: la vie est impossible. O., donc, est revenu vers le nord.

Il faut ajouter que les migrants soudanais n’ont plus confiance dans les intentions de la Belgique à leur égard, depuis que l’ex-secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, Theo Francken, a collaboré avec les services du gouvernement soudanais, ce qui a conduit à des expulsions.

À cela s'additionne la politique d’intimidation par la police et l’Office des Étrangers, menée sous le gouvernement Michel, efficacement dissuasive*. Sans informations, sans moyens et face à un « accueil » déplorable, beaucoup de migrants ont renoncé à leurs droits**.

Il reste dès lors l’Angleterre, où les migrants pensent, parfois avec raison, que les statistiques de droit à l’asile sont plus favorables.

Pour l’exemple?

Ce vendredi 26 juin 2020, à la chambre néerlandophone du tribunal correctionnel de Bruxelles, seront prononcées les conclusions du procès de 10 migrants. Les peines demandées par la procureure vont de 30 mois à 7 ans. Les accusations sont graves : « Trafic d’êtres humains et participation à une organisation criminelle ». C’est l’accusation type. Elle revient comme une formule magique dans chacun des procès qui impliquent des migrants. Le scénario est écrit à l’avance : il ne reste plus, semble-t-il, qu’à trouver les noms, les corps… N’est-ce donc qu’une question de casting ? Viendront alors les punitions : elles seront exemplaires.

Le but de ces condamnations « pour l’exemple » est-il de dissuader les migrants? Ou bien de rassurer des électeurs qu’on a abreuvé.e.s de peur ? O., qui devrait être reconnu « réfugié politique », se retrouvera-t-il « prisonnier d'une politique » ?

L’enquête porte sur la période du 3/1/2018 au 16/5/2019. Les éléments dont le rapport d’enquête fait état sont des images de caméra de surveillance et des photographies des prévenus que la police a prises dans les gares, ainsi qu’aux abords d’une maison mise à leur disposition par des citoyens. Leur présence a été localisée sur les parkings d’autoroutes via leurs téléphones et des écoutes téléphoniques. Tous ces éléments, s’ils attestent bien de leurs tentatives de migrer vers l’Angleterre, et du fait que ces personnes étaient en relation entre elles, ne démontrent en rien une activité de passeurs. Seize mois d'enquête de la police fédérale n'ont rien donné de conséquent. Lesdites tentatives de trafic portent, selon le rapport, sur des dates indéterminées. L’identité et le nombre des personnes qui en seraient les victimes est lui aussi indéterminé. Pas de plaignants. Pas d’argent retrouvé, pas de faits établis.

En ce qui concerne le chef d’accusation de « participation à une organisation criminelle » : pas de détails dans le rapport d’enquête non plus.

Ces accusations tiennent manifestement à une lecture du phénomène migratoire, à un problème d’interprétation.

Il va de soi que les migrants doivent s’organiser à minima entre eux en ce qui concerne la fréquentation des parkings et l’accès aux camions. Comment faire autrement ? Les conditions sont extrêmes, des groupes de nationalités différentes se disputent les places; l’attente de O. dans la nuit par tous les temps s’il ne trouve pas de camion, l’attente toute la nuit sans bouger dans le froid du camion s’il a pu monter dans l’un d’eux, en espérant qu’on ne l’en déloge pas et que ce camion, enfin, le mène à Calais ou Zeebruges… où l’attendent les scanners, les chiens renifleurs : toute l’ingénierie hi-tech de l’inhospitalité.

Un procès politique

“We go to chance” se disaient-ils chaque soir.

O. ne l’a pas eue, la chance. Ça fait un an, deux ans qu’il essaye. C’est un ancien à présent. On lui reconnaît une certaine expérience et sans doute a-t-il des conseils à donner aux nouveaux venus… C’est lui, en somme, qui accueille les nouveaux arrivants. O. est-il alors un chef de bande organisée ?

Ce procès sur lequel nous voulons attirer votre attention fait partie d’une série d’affaires dont beaucoup sont déjà conclues. D’autres sont encore en cours. La majorité de ces affaires sont menées dans des chambres de justice néerlandophones, et présentent la même disproportion entre l’importance des peines demandées et le manque de preuves justifiant les chefs d’inculpation. La réaction des avocats, quand nous nous sommes tournés vers eux afin qu’ils défendent ces migrants, a été immédiate : C’est un procès politique.

Il est à noter que la jurisprudence des condamnations va jusqu'à 8 ans de prison ferme sans possibilité de réduction de peine.

Les avocats plaident l’irrecevabilité des conclusions du parquet : violation du droit à un procès équitable et des droits de la défense. Ils soulignent les points suivants : pas de faits matériels mis à charge et sur lesquels puisse se fonder l’accusation.

Les États, dans leur impuissance à réguler la migration, font passer les migrants pour des « passeurs », justifiant ainsi leur politique répressive.

On peut se poser la question du coût exorbitant de ces enquêtes et de ces procès.

Les verdicts de ceux-ci doivent-ils justifier les coûts que font payer ces affaires à la société ?

Qui commande ces enquêtes? Elles semblent être au service d’intérêts électoraux plus qu’au service de la société.

La justice n’a pas vocation à devenir le bras armé d’une politique dont les pratiques sont pour le moins douteuses. L’arbitraire ne peut être institutionnalisé.

Nous voulons, au travers de cette carte blanche, rendre visible l’effort souvent peu estimé que représente le parcours des migrants et dire la violence institutionnelle et politique dont ils sont l’objet dans notre pays. De très nombreux migrants se retrouvent emprisonnés pour de longues peines, dans l’ignorance de tous, avec des avocats commis d’office qui, parfois, ne s’impliquent pas dans leur défense.

Nous demandons un vrai droit de regard de la société civile sur la politique des poursuites. Un choix doit être opéré : celui de remettre les êtres humains au cœur des préoccupations de la justice ***

Migrer n’est pas un crime.

*Le barreau bruxellois allume Theo Francken

**https://medecinsdumonde.be/actualites-publications/actualites/violences-policieres-envers-les-migrants-et-les-refugies-en

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***Citation de Selma Benkhelifa

Rédacteurs:

  1. Anne-Laure Detrait, travailleuse sociale, citoyenne hébergeuse
  2. Amir Borenstein, artiste-cinéaste, citoyen, hébergeur
  3. Benoît Félix, Artiste, enseignant, citoyen hébergeur
  4. Christine Volvert, psychologue, citoyenne hébergeuse
  5. Dominique Opdekamp, citoyenne hébergeuse
  6. Dounia Depoorter, chef de choeur, citoyenne hébergeuse
  7. Effi Weiss, artiste-cinéaste, citoyenne hébergeuse
  8. Martine Noschese, employée Maison Culturelle, citoyenne hébergeuse
  9. Roxane Hauzeur, styliste, bénévole à la Plateforme Citoyenne de Soutien aux Réfugiés
  10. Sylvie André-Dumont, kinésithérapeute, citoyenne hébergeuse
  11. Véronique Dockx, avocate
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