le beau monde (récit , épisode 1)

Le beau monde

Par | Penseur libre |
le

Place de l'Yser. Photo © Jean-Frédéric Hanssens

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Lecture 5 min.

Bruxelles, depuis deux siècles avait oublié ses rivières, dévié leur cours vers des canaux, des égouts ou des étangs artificiels. On avait détourné, asséché, endigué, voûté.

Le bateau-mouche chargé d’une poignée de touristes, rangés à la poupe comme dans un autobus, semblait déraper à la surface d’un bouillon nauséabond. Le guide s’efforçait de convaincre ses clients de l’ancienne splendeur des quais chargés de marchandises colorées et de débardeurs à la gouaille locale. Celle des mélangés des deux côtés de la frontière linguistique. Les Zinnekes, ceux de la Senne. Mais les yeux des passagers se heurtaient aux murs des quais. Leur imagination y restait en panne. Parmi eux, Léo, qui ne regardait que l’eau et les bulles flasques qui explosaient à la surface dans les remous de la coque. Il se laissait bercer par un rêve vague qui lui faisait voir les eaux anciennes, claires et vivantes, qui avaient tracé sa route au chenal. Il vit ensuite le glacier qui dans des temps immémoriaux avait façonné le paysage avant de se laisser boire par la mer. Puis il imagina la ville affalée sur le ventre. L’eau lui avait creusé les reins. La ville était une chair vivante. Il percevait les courants intimes qui la traversaient, la faisaient frémir. Quand il releva la tête, le bateau passait sous un pont. Celui qui marquait les limites de la ville. Les rives s’évasaient ensuite, donnant sur des prairies, des vergers aux fruits encore verts. Des saulaies bleu tendre. De longues lignes de peupliers et de trembles vastes et frémissants. La rivière remontait vers ses sources, mais le bateau vira de bord pour ramener ses voyageurs à l’embarcadère de la Place de l’Yser. A nouveau, il s’enfonça entre les murs des quais. Léo se demandait quoi penser d’une ville qui avait réduit sa rivière à un cloaque.

Léo rêvait de ruisselets gracieux aux parcours évanescents. De cascadelles pétillantes, de poudres argentées, de ressacs vaporeux aux berges des îles. Il ne restait en ville qu’un arbre , un seul qui fut encore fils de la rivière. Il montait droit dans sa majestueuse solitude. Le dernier à narguer le flux de la circulation automobile. On l’abattit en 2005 et la suite se passa comme si l’on avait ainsi défait le dernier point qui tenait closes les lèvres couturées de la rivière.

Quand le vaporetto s’embarda contre le quai, Léo fut brutalement arraché à son âme. Le soleil explosait sur le toit en plexiglas et ruisselait le long des vitres.

Il revint à pied par les derniers boulevards arborés du centre-ville pour rejoindre la place St Géry. Dans une cour intérieure se trouvait un petit pont sous lequel passait, disait-on, un dernier vestige de la Senne. Mais, même cela était faux. La vraie rivière était enfermée en-dessous. Dans les égouts.

Une certaine grogne se levait dans la ville depuis quelques mois. Les habitants du centre se plaignaient d’être réveillés la nuit par des grondements et des mouvements venant du sous-sol évoquant un tremblement de terre.

Dans les rues bordant les tunnels du métro, les experts constatèrent quelques torsions dans les murs des caves, et fissures montant du sous-sol jusque dans les étages.

Rien de grave, semblait-il. Les ingénieurs de la STIB furent chargés d’étudier les dégâts et d’y remédier. Cela coûterait quelques millions d’euros. Rien de grave, en effet.

Cependant, les Bruxellois dormaient de plus en plus mal. Les grondements s’accompagnaient dorénavant de mugissements et de rumeurs qui évoquaient des voix humaines, des plaintes et des mugissements. Les journaux parlaient de panique. De fantasmes collectifs. Le peuple à l’imagination si fertile. Il faut raison garder. Ne vous laissez pas aller aux rumeurs. Les experts veillent braves gens. Dormez. Tout cela n’existe pas, nous le savons de source sûre.

La vie continuait. Le peuple insomniaque devenait grognon. On ne comptait plus les accrochages en voiture. Les feux rouges brûlés. Les algarades. Les rixes avortées, trop fatigués, les combattants. On buvait le soir pour dormir mieux. On prenait du café toute la journée pour rester éveillé.

Quand une nuit, St Michel tomba du haut de la flèche de l’hôtel de ville, et s’écrasa sur la Grand’Place en démolissant au passage le revêtement du toit de l’auguste bâtisse, l’affaire prit une ampleur nationale.

L’archange tomba tête la première. On le trouva fiché dans le pavé, la jupette levée en entonnoir, la casaque d’or éraillée. Sous le choc, le bras de ‘T Serclaes se dressa brusquement, un doigt levé. Posture qui fit se tordre de rire les curieux qui se pressaient autour des barrières nadar montées sur les lieux depuis l’événement.

Les sismographes n’indiquèrent aucune secousse tellurique. Il n’y avait pas eu de tempête. Rien que les crachins habituels entre deux giboulées venteuses. Bruxelles respirait à peine sous son ciel dont les pluies ne trouvaient plus d’issue sur le miroir sans tain des rues.

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Comment cela avait-il pu se produire ? Qui étaient les responsables, voire les coupables de cet accident ? A combien s’élèverait le coût des restaurations ? C’était aux édiles et aux experts de répondre à ces questions. On créa les commissions ad hoc et la presse changea de sujet. Une énorme manifestation du secteur avicole à l’échelle européenne allait assaillir la ville dans quelques jours pour réclamer la prise en compte des déficits causés par une maladie des volailles.

Mais les gens s’en fichaient. Autre chose était en train de se passer. Depuis la chute de St Michel, beaucoup le voyaient tournoyer la nuit sur la ville, déployant ses ailes d’archange. Il était reconnaissable entre tous avec sa camisole d’or fin qui lançait des éclats sous la lune. Certains prétendirent entendre le son d’une trompette. La dernière prédite par l’Apocalypse, ou la première… (à suivre)

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