le beau monde (récit , épisode 3)

Le beau monde

Par | Penseur libre |
le

Photo © DR (publiée le 27 juin 2016 sur le site Écolo régionale de Bruxelles).

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Lecture 6 min.

Nina se promenait dans son jardin. Elle s’arrêtait souvent, la tête penchée vers l’avant elle observait tout. Une fleur nouvelle, une plantule en train de percer, la couche meuble du sol envahi de vieilles feuilles, de débris de brindilles, une trace d’escargot, une toile d’araignée abandonnée où des mouchettes immobiles étaient mortes pour rien.

Elle voyait tout, entendait tout, sentait tout. Elle leva la tête, le sommet des arbres vibrait, les feuilles frémissaient, mais il n’y avait pas le moindre souffle de vent. Elle posa sa main sur le tronc d’un érable, lui aussi vibrait. Bientôt la vibration gagna le sol. Nina pensa à un tremblement de Terre. Cela arrivait parfois ces petits mouvements sismiques qui se passaient à des dizaines de kilomètres sous ses pieds. La ville était dressée sur une faille enfoncée dans les profondeurs. Elle entendit aussi ce bruit qui ressemblait à celui d’un métro passant sous le jardin, sourd d’abord puis montant dans les aigus avant de s’éteindre. Les oiseaux s’étaient tus. Les poules s’étaient ruées en caquetant dans le poulailler. Un chat traversa le jardin ventre à terre.

Il faisait très beau, presque chaud en ce printemps. Le petit potager donnait déjà des salades à couper, et Nina avait replanté des haricots verts et quelques plants de tomates. Son bout de terrain n’était pas très généreux, elle jardinait par plaisir, pas pour se nourrir.

Elle voulait ne pas faire plus de bruit qu'un animal vivant dans la forêt et que l'on ne découvre que parce qu'on le dérange. Tout le reste du jour et de la nuit, il vaque à ses occupations discrètes. Pensant à vivre et a survivre dans un univers qui sans lui être hostile ne lui donne que la place qu'il se fera parmi ses congénères, ses prédateurs et ses concurrents. C'était une sorte de Sagesse qui lui évitait les questions et les confrontations dans lesquelles on épuise son énergie jusqu'à entamer sa propre vitalité. Les conflits d'intérêts et d'ego, n'avaient pour elle aucune importance, ni les mépris et autres récriminations aucune prise sur ce qu’elle savait d’elle. On finit par la haïr, sans autre raison que de la voir échapper aux inutilités dans lesquelles la ville entière se complaisait.

Nina dressa l’oreille, une rumeur montait de l’autre côté du canal, quelque chose d’inhabituel était arrivé. On entendait les sirènes par dizaines. Les camions des pompiers et de la protection civile devaient sortir de la caserne de l’Allée verte. On était habitué. Mais cette fois ils semblaient tous de sortie et leurs hurlements graves se mêlaient au hululements stridents des voitures de police qui elles aussi semblaient arriver de partout. On parlait dans les jardins, on s’appelait par-delà les murs et les haies. Nina attrapa quelques mots au passage, inondation, effondrement, catastrophe, émis par des voix angoissées. Elle rentra dans la maison et brancha la radio en attendant le bulletin d’information, puis sorti sur le seuil. Des gens courraient, d’autres discutaient par petits groupes. Du haut des étages les gens s’interpellaient, demandaient ce qui se passait : « Ma fille est en ville, quelqu’un l’a vue ? » . « Julien travaille-là , il va bientôt rentrer, il nous dira». Edition spéciale : « des inondations inexplicables au centre ville, il semble que la Senne aurait débordé. Le phénomène a été très brutal. Il y a des victimes. » La Senne ? se demanda Nina, ça n’a aucun sens, ce petit filet de rivière souterrain, dont les eaux sont détournées par le canal. On n’en a plus entendu parler depuis le voûtement, autant dire depuis des siècles.

Dans la soirée, Nina entendit un grattement léger contre la porte. Elle s’approcha, appela. Elle sentait une présence, un frôlement. Après un moment, une voix d’enfant altérée par la timidité ou l’inquiétude supplia : « Nina, s’il vous plaît ouvrez-moi, je suis toute seule ». Nina ouvrit. Une petite fille se tenait sur le seuil les yeux levés sur elle. Un regard noir, fiévreux, sur lequel tombait une mèche de cheveux bouclés. « Entre, dit Nina, qu’est-ce qui t’arrive Paula ? ». Hors de propos, l’enfant répondit : « C’est Magida-Paula, mon nom ! Personne n’est rentré à la maison ce soir, j’ai attendu ! ». Nina la fit entrer dans la cuisine. « Maintenant, j’ai faim… ».

Magida-Paula dormit là. Dès le matin, Nina se renseigna auprès des voisins. La maison des Bensaïd était fermée et personne n’avait vu personne de la famille, sauf la petite assise sur le seuil serrant son cartable contre sa poitrine. Le cartable était toujours-là. Nina l’emporta.

« J’ai des devoirs, dit Magida à peine éveillée en voyant son cartable, j’ai oublié de les faire ».

Nina ne savait comment aborder les vraies questions qui se posaient à elle et à l’enfant. « Prends ton déjeuner, on verra ça plus-tard ! ». « Il est quelle heure ? Je vais être en retard ! ». « C’est congé aujourd’hui » inventa Nina. Le visage de Magida s’assombrit, elle ne demanda pas pourquoi, ni ce qu’elle faisait là, ni où étaient ses parents. Elle but un peu de thé mais ne mangea rien. Puis elle alla chercher son cartable, s’installa sur un coin de table et se mit à faire ses devoirs. Elle avait une jolie écriture et des cahiers soignés.

La nuit avait été froide et hostile. Aucune lumière urbaine n’apparut sur le désastre. On entendit le silence, l’absence absolue des bruits humains. Seule la rivière en majesté et apaisée chantait comme des orgues somptueuses.

Les gens refluaient en masse vers les hauts de la ville ou au-delà du canal vers les faubourgs lointains. La ville était coupée en deux.

La rivière continua sa route vers Schaerbeek pour rejoindre son lit à l’air libre jusqu’au confluent de la Dyle.

Les blessés passèrent la nuit dans les couloirs des hôpitaux bondés espérant une aide que les personnels débordés essayaient de leur apporter. Ils distribuèrent des antalgiques et des couvertures, parant au plus pressé pour les plus gravement touchés.

Les réfugiés de l’Est et de l’Ouest de la ville qui n’avaient pu rejoindre leur domicile trouvèrent asile dans les écoles, les églises, les mosquées, les associations, aidés par le voisinage qui apportait nourriture et réconfort.

A l’aube, la rivière coulait toujours, gonflée et paisible, apportant des odeurs de mer et de sous-bois qui semblaient laver l’atmosphère vénéneuse de la nuit . Quelques cadavres remontèrent à la surface, balloté par le flux . Mais la plupart des noyés semblaient enfermés à jamais, perdus dans les tunnels du métro et le cloaque des égouts.

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Les militaires firent leur apparition sur les deux rives, armés et casqués.


Photo © DR (publiée le 27 juin 2016 sur le site Écolo régionale de Bruxelles).

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