Le rouge et le jaune : pompier à Bruxelles au temps de la covid

Les indignés

Par | Journaliste |
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Photo © Jean-Frédéric Hanssens

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Julien Charles et Samuel Desguin, membres tous deux du groupe de recherche Travail, Entreprise, Démocratie (TED-CRIDIS), ont coordonné récemment une enquête sur les conséquences de l'épidémie de COVID-19 sur les conditions de travail en période de confinement, qui mettait notamment en évidence les craintes et espoirs des confiné.es ainsi que le rôle d'amortisseur joué par le droit social dans cette crise. Alors que le rapport de cette enquête vient de paraître sous le titre de "Aux confins. Travail et foyer à l'heure de (dé)confinement" 1 , il nous a paru intéressant de proposer le témoignage concret d'un travailleur de première ligne.

Olivier V. est pompier-ambulancier professionnel au SIAMU, le service d’incendie et d’aide médicale urgente de Bruxelles,depuis une bonne vingtaine d'années, avec aujourd'hui le grade de sous-officier. Il y est salarié à plein temps,comme fonctionnaire statutaire de la Région bruxelloise. Il a été malade du Covid-19. Il nous parle en témoin de son métier face à la pandémie.

Les couleurs du métier

Comment décrirais-tu la réalité quotidienne de ton métier ?

Mon métier est reconnu socialement de façon très positive. Mais peu de gens savent qu’en Belgique, et à Bruxelles en particulier où je travaille, le métier comporte deux versants : le rouge et le jaune. Le rouge, ce sont les interventions pour incendies, le sauvetage des personnes ou des biens, les inondations, les fuites de gaz ou les odeurs suspectes, etc... A côté de ça, il y a la branche du jaune, liée à l'aide médicale urgente ; c'est le travail d'ambulancier,avec la prise en charge de patients vers les services d’urgences hospitaliers. Au niveau de la charge de travail, l'aide médicale urgente représente 85% des interventions. Les incendies, les interventions spectaculaires ne sont qu'une petite part de la charge de travail du métier, même si, dans les formations, elles occupent une part importante pour que nous apprenions à maîtriser les risques. Nous sommes tous pompiers et ambulanciers, nous avons un badge délivré par le ministère de la santé qui nous permet d'effectuer les transports d'ambulance agréés par les centrales d’appel 112. Au fil de la carrière et des positions hiérarchiques qu'on occupe, le contenu du travail évolue. Moi, du fait d’être sous-officier et chauffeur d’autopompe, cela fait au moins cinq ans que je n’ai plus transporté de patient en ambulance. C'est une mission qu'on confie trop souvent aux plus jeunes.

J'imagine que l'âge et la condition physique sont aussi des critères pour l'attribution des fonctions ?

Oui, mais il y a beaucoup d'actions spécialisées dans la profession. Des procédures d’interventions sont faites pour distribuer les tâches en fonctions très variées : chef de section, responsable sécurité, tenir la lance, chercher l'eau, faire du secours technique... Mais du côté des ambulanciers, il n'y a pas de progression hiérarchique possible.

Il est 9 heures du matin, tu as quitté ta caserne à 8 heures, après 24 heures de garde. De quoi cette journée a-t-elle été composée ? Pas trop fatigué ?

Cette nuit, on n’a reçu que quatre appels pour ambulance. Étant téléphoniste, j'ai donc pu dormir par à-coups. Mais parlons plutôt d'une journée type. On preste en caserne, par garde de 24 heures, suivies de 72 heures de récupération. On travaille donc à quatre compagnies. A 8 heures, il y a l'appel. Tout le monde doit être en tenue, prêt à intervenir, et on distribue les fonctions en différents équipages selon les véhicules de la caserne. La caserne d’Anderlecht où je travaille, associée au poste avancé d’Uccle, et au poste de l’hôpital St-Pierre, est la deuxième en importance sur Bruxelles. Nous sommes une équipe de 60 personnes, dont 44 de garde, pour assurer le service de 16 véhicules, dont 9 ambulances.

Uniquement des hommes ?

Chez nous, oui. Pour l'ensemble des pompiers bruxellois, on doit compter tout au plus une douzaine de femmes. Le principe de diversité dans la sélection du personnel est mis en avant, mais est difficile à concrétiser.

La journée commence par l'inventaire de tous les véhicules. Il faut s'assurer que l’équipement transmis par la garde descendante est opérationnel. L’étape suivante, c'est l'entretien du matériel, du poste, et, pour les sous-officiers responsables hiérarchiques, le travail administratif avec la gestion de personnel.

Dans notre groupe, on prépare nous-mêmes systématiquement les repas. Donc, on envoie quelqu'un faire les courses; certains sont désignés pour faire à manger. A midi, on passe à table, puis, jusqu'à 14 heures, on a quartier libre. L'après-midi, après les corvées de nettoyage, il y a régulièrement une séance de formation ou un exercice. Bien sûr, une demande d'intervention peut arriver à tout moment en provenance du 112. A ce moment-là, en fonction de l'équipage auquel tu es affecté, tu t’équipes rapidement pour partir en intervention.

En général, la préparation du repas du soir se fait aussi collectivement. Les obligations de la vie de caserne s'arrêtent là. Le soir, chacun est libre de vaquer à ses occupations, tout en restant disponible pour les interventions, qui se succèdent parfois à un rythme soutenu. Sur Bruxelles, on a des temps de trajet très courts pour les interventions, parce qu'il y a des casernes un peu partout. Un transport en ambulance peut durer entre une demi-heure et une heure et demi, en fonction des pathologies du patient. Pour les interventions rouges, le temps d’intervention varie aussi. Un gros incendie peut nous obliger à rester trois ou quatre heures sur place; dégager une personne bloquée dans un ascenseur demandera moins de temps.

Du côté médical, avez-vous reçu une formation qui vous permette d'évaluer l'état du patient ?

C'est un aspect des choses qui a beaucoup évolué. La formation initiale de secouriste ambulancier, qui est montée aujourd’hui, je crois, à 180 heures, nous donne les moyens de déterminer si nous pouvons prendre en charge le transport du patient jusqu'à l’hôpital. Si son état est instable, si présence d’une menace vitale, d’un trauma, …, on doit faire appel en renfort aux équipes médicales, les SMUR (Service Mobile d'Urgence et de Réanimation).

Alerte jaune

La pandémie a dû beaucoup modifier votre quotidien, non ?

Mon expérience est un peu particulière dans la mesure où j'ai été malade dès la mi-mars, au début de la pandémie. Au départ, la prise en compte de la maladie était négligée par les autorités et par notre direction.2 Entre l'arrivée de l'épidémie en Belgique et le confinement du 13 mars, on a connu une modification progressive des consignes données aux intervenants. La hiérarchie a été forcée par le personnel de prendre en compte les risques réels de contamination liés à l'épidémie. Cela fait partie du cœur du métier, chez les pompiers et les ambulanciers, de vérifier que les éléments de protection individuelle et collective sont vraiment efficients par rapport aux risques encourus. Il a fallu une demande pressante de tout un groupe de collègues qui se sont mis bénévolement en quête de solutions. Ils se sont inspirés des procédures déjà établies pour l'équipe HAZMAT, équipe spéciale d'intervention pour les produits chimiques et radioactifs, qui a des protocoles d’intervention spécifiques et une pratique des procédures de désinfection, des combinaisons de protection, etc.

Donc, au début, vous alliez chercher des personnes malades sans masque ni protection d'aucune sorte ?

Tout à fait. Mais cela n'a pas duré très longtemps. Et à ma connaissance, on n'a pas connu de pénurie de protections individuelles. La mise en place dans les casernes de toute la ligne de désinfection des ambulances ou du matériel médical représente un gros travail supplémentaire aux mesures d’hygiène classiques, tant au niveau opérationnel que logistique. Il a d'abord fallu roder les procédures, être sûr d'avoir les équipements et les produits nécessaires pour la désinfection.

Vous êtres nombreux à être tombés malades ?

Je n'en ai aucune idée. Même le service social et les organisations syndicales n'ont que peu d'infos. On est dans le cadre du secret médical. Officiellement, peu de cas de maladie ont été déclarés chez nous. Je me demande si les chiffres publiés par la direction reflètent la réalité, surtout qu'il n’y a pas eu de tests de dépistage, contrairement à ce qui été promis.

Moi, j'ai été malade au début du confinement, avec des symptômes grippaux légers, je suis resté en quarantaine quatorze jours par précaution, puis je suis retourné travailler. Deux jours après, j'ai de nouveau eu une poussée de fièvre qui m'a amené à reconsulter mon médecin traitant. Comme je faisais partie des catégories de personnels à risque, j’ai été admis aux urgences pour être testé au Covid. Après résultat positif je suis resté quelques jours à l’hôpital dans l’unité Covid parce que mon bilan sanguin et le scan pulmonaire inquiétaient les médecins, même si moi-même je ne ressentais rien d'autre qu'une grosse douleur cervicale avec fièvre. Après ma sortie d’hôpital, j'ai vécu trois semaines en quarantaine, à l'écart de tous, même de ma famille. Cette période-là a été la plus dure, psychologiquement.

Au boulot, pendant cette période, d'après ce que j'ai appris par la suite, tout s'est mis en place, en matière de protections et de lignes de décontamination des ambulances. Pour les transports en ambulances, le personnel a connu une surcharge de travail très importante, en ce qui concerne le nombre d’appels, où tout était suspecté Covid. Les collègues m'ont dit qu'il y avait eu des pics de transport en ambulance, avec un travail d'autant plus intense que s'y ajoutait le temps de l'habillage, avec des combinaisons de protection jetables, puis de la désinfection complète du véhicule après l'intervention.

Pendant toute cette période de confinement, le nombre d'interventions "rouges" a énormément diminué. Tout le monde étant chez soi, il y a eu beaucoup moins d'accidents et d'incidents. Le travail s'est uniquement concentré sur l'aide médicale urgente et sur la chaîne logistique. La décontamination du personnel et des ambulances après chaque mission nécessite la permanence d’une équipe vêtue d’une combinaison étanche et gants spécifiques; avec un sas d’entrée sur le parking à l’arrière de la caserne.

Quand je reprends le travail à la caserne un mois plus tard, le 25 avril, tous les collègues semblent rodés aux procédures, mais on sent que tout le monde est fatigué et accuse le coup. A aucun moment, il n'y a eu de pénurie en personnel ou en équipements de protections. Malgré l’activité croissante, on a toujours eu des masques, des gants et des combinaisons de toutes marques, grâce à certains qui ont estimé que c'était déterminant pour la profession. On est effectivement en première ligne, on entre chez les gens, on est en contact physique... Au niveau des procédures internes aussi, le changement était notable. Alors qu'un mois auparavant, on travaillait à l'inspiration, de façon un peu désorganisée, avec des notes de service lacunaires, il y avait désormais une gestion plus rigoureuse des risques de contamination au Covid-19, cela aussi bien au niveau de la direction, qui a fait un effort de communication, qu’au niveau des services opérationnels et du personnel, qui avait acquis les réflexes de protection.

Un corps solidaire

Et l’ambiance était comment ?

J'ai souvent ressenti une énorme capacité des collègues à mettre de la bonne volonté face aux difficultés. La vie de caserne, c'est une vie collective, 24 heures d'affilée. Ce qui a aussi rendu certaines choses compliquées. Même les distances entre les membres du personnel n'étaient pas faciles à instaurer. Pour les repas, on a écarté les tables entre elles, mais on n'a pas changé les dortoirs, qui comportent des lits pour 6 ou 8 personnes. On partage les mêmes sanitaires... Tous les collègues disent avoir eu des douleurs un peu inhabituelles, des sensations physiques inédites, même s'ils n'ont pas été déclarés malades. Tout le monde est persuadé d'avoir été en contact de près ou de loin avec le virus.

Les pompiers forment un corps de métier très soudé. Entre collègues, on peut compter sur la cohésion du groupe. C'est une vraie communauté de travail, même s'il peut y avoir des guéguerres internes. mais tout le monde est fier d'appartenir à cette profession. On a aussi un statut administratif d’organisme public régional qui fait que le service gère lui-même ses besoins financiers, avec un budget généreux en matériel et en rémunération du personnel, si on le compare à celui d'autres corps de pompiers du pays. Les besoins financiers supplémentaires dus à la crise ont été pris en compte. Donc malgré toutes les modifications de la vie sociale et économique imposées par la lutte contre l’épidémie, il y a eu une décision d'assurer la sécurité du personnel et d'en assumer les coûts.

Par rapport aux autres catégories de personnels qui ont fait face à la crise sanitaire, essentiellement les services d'urgence hospitaliers qu’on côtoie, on n'a pas du tout les mêmes contraintes de rentabilité. On dénonce aujourd’hui une gestion de type privé qui s'est imposée dans les hôpitaux ou les maisons de retraite. Pour le moment, les services incendie sont encore épargnés et conservent une certaine autonomie de gestion face aux situation de crise. Certains collègues pompiers qui ont travaillé auparavant comme infirmiers urgentistes sont très contents d'avoir changé de boulot. Chez nous, ils ont plus l'impression d'être encadrés et soutenus.

Une évaluation sera sans doute menée sur l'efficacité du SIAMU en temps de crise sanitaire. Dans l'ensemble, je pense que le bilan sera positif, entre autre grâce à notre esprit communautaire. Et même si des tensions devraient se faire sentir dans les différentes catégories de personnel (opérationnels, logistique, technique, administratif) en raison de la forte pression psychologique occasionnée par la crise sur certaines fonctions-clés dans l’organisation.

En ce qui me concerne, le confinement dû au Covid et l’isolement social des personnes malades, j'ai vécu ça difficilement. Se retrouver en quarantaine m’a donné l'impression d'être pestiféré. On se sent inutile, impuissant à profiter du repos alors que les collègues bossent. Quand, en plus, les symptômes de la maladie ne sont pas graves ou peu incapacitants, c'est difficile à accepter.

Dès le début de la crise Corona, la direction a refait le point sur l’incapacité de travail due, soit à un accident du travail, soit à une maladie professionnelle reconnue. Il a été promis que dans les deux cas, il n'y aurait aucune perte de salaire. La reconnaissance d’accident de travail doit être liée à une cause identifiée. C'est plus facilement objectivable. Et c’est pris en charge par l'assurance professionnelle collective. Moi je n'ai pas pu identifier dans mon travail un événement soudain, un contact particulier avec un malade. La maladie professionnelle doit être reconnue individuellement par l'Agence fédérale des risques professionnels (FEDRIS) sur base d'un examen du dossier médical. Je suis en attente. Je suppose que d'autres professions devront aussi se battre pour faire reconnaître leur exposition au virus dans leur travail.

Des clivages sociaux

Vous discutez de politique entre vous ?

Pas beaucoup. Mis à part lors des revendications sur le salaire... Et il n'y a jamais eu d’union entre les factions syndicales. Mais surtout, l’évolution de la société en général entraîne au sein du personnel des clivages de plus en plus marqués entre par exemple, ceux qui essaient de maintenir une certaine cohésion (corporatiste, communautaire,...) et ceux qui acceptent la diversité sociale urbaine, ou d'autres encore qui défendent surtout leur position hiérarchique ou leur paie...

La crise du Covid n'a fait qu'accroître le fossé entre les classes de la société, dont certaines se trouvent en demande de soutien de la part du service public. Mais impossible d’y répondre quand tu te retrouves ambulancier dans certaines maisons de repos où tu t'aperçois qu'il n'y a qu’une personne la nuit pour s’occuper des patients... Il y a un accompagnement différent en fonction des catégories sociales auprès desquelles les pompiers interviennent. Et tu te retrouves à contraindre pour raison de sécurité incendie, l’évacuation des locataires d’un immeuble, insalubre par déficience d’un propriétaire véreux. Alors bien sûr, des collègues domiciliés dans des communes rurales du pays se sentent plus tranquilles quand ils travaillent dans les secteurs paisibles des quartiers bourgeois.

A Bruxelles, les pompiers sont-ils parfois agressés par des jeunes des quartiers, comme dans les banlieues françaises?

On a connu des caillassages, mais qui ne sont pas très réguliers comme en France. On est effectivement associés au maintien de la Sécurité. C'est un sujet qui occupe de la place chez nous en période de Noël ou lors de confrontations avec la police. Même si les pompiers se gardent toujours bien d’intervenir auprès du public par la force ou la contrainte, certains collègues offrent un soutien inconditionnel aux services d’ordre, qui sont souvent à nos côtés en intervention.

Entretien réalisé par Carmelo Virone, le 5 juin 2020


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1  Julien Charles et Samuel Desguin (coord.), Aux confins. Travail et foyer à l'heure de (dé)confinement, Coéd. CESEP, TED, , UCLouvain- Saint-Louis Bruxelles, 2020, URL : https://cdn.uclouvain.be/groups/cms-editors-cridis/Aux%20confins%20-%20Travail%20et%20foyer%20%C3%A0%20lheure%20du%20(d%C3%A9)confinement.pdf

 

2   Sur ce point, on écoutera sur Radio Panik les témoignages de Pablo Nyns et Joachim, pompiers à Bruxelles et syndicalistes : https://www.radiopanik.org/emissions/radio-pandemik/radio-pandemik-41/

 

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