Les regards

Une édition originale

Par | Penseur libre |
le

© Serge Goldwicht

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Lecture 3 min.

Elle est vieille et se meurt. Les médecins s’empressent autour de son lit avec leurs grosses têtes pleines de science mais les médecins ignorent pourquoi elle meurt. Certains proposent une idée comme un mauvais coup aux échecs puis se rétractent. Elle, elle sait. Toute les connaissances scientifiques ne valent pas la compréhension intime de son propre corps. Elle meurt parce que plus personne ne la regarde. Les humains ne peuvent pas vivre sans le regard des autres et les œuvres d’art sont créées pour être regardées. Le regard des humains ressemble à la lumière du soleil que boivent les fleurs. Oui, les employés de la maison de retraite la regardent mais malgré leur empathie et leur tendre attachement, leurs regards gardent quelque chose de professionnel qui ne la sauvent pas. Les autres pensionnaires de la maison de retraite l’observent comme si elle était des leurs alors qu’elle n’est pas vieille, merde ! Le regard de son fils la sauverait, c’est certain, mais il ne vient jamais la visiter car il est trop occupé par son travail, ses amis et ses enfants. Elle comprend. Elle aussi a été avocate. Beaucoup de travail tard le soir. Des dossiers interminables à terminer. Quand elle plaidait, on la regardait, on l’écoutait et elle se sentait vivre. Son mari aussi la regardait quand elle se déshabillait mais son mari n’est plus. A cause d’elle ? Peut-être qu’elle ne le regardait plus avec le même amour qu’au début ? Puisque les médecins ne peuvent rien pour elle, elle va prendre ce qui lui reste de vie en main comme elle l’a toujours fait. Il lui reste deux, trois jours à vivre, pas plus. Il faut réagir. Elle a déjà pensé à différents stratagèmes pour sortir de la maison de retraite qui ressemble à une prison. Le meilleur est de mettre son manteau de fourrure, se parer de ses bijoux, collier, bagues et de sa toque en vison pour se mêler à une famille quelconque venue visiter un vieillard quelconque et s’enfuir de la maison de retraite en passant devant l’infirmière pointilleuse qui surveille la porte principale. Jouer à la grand-mère reste le meilleur plan pour tromper l’autorité car personne ne se méfie des grands-mères Elle a souvent rêvé de cet instant où elle retrouverait sa liberté mais çà fait longtemps qu’elle ne s’est plus retrouvée seule en rue. Des gens la saluent. Une petite fille, la main dans la main de son Papa lui dit ; « Bonsoir Madame ! ». Croiser des passants lui redonnent un peu de vigueur. Rien à dire, la maison de retraite sans visite, c’est le couloir de la mort. Des gens l’observent, elle est si élégante. Sur sa route, elle croise un SDF couché sur un matelas puant dans une porte cochère avec son chien. Elle s’assied en face de lui dans son manteau de fourrure. L’homme n’en revient pas de cette visite sur son matelas pourri. Personne ne le regarde jamais. Même les passants qui se débarrassent de leur monnaie ne lui accorde aucun regard. Il observe la nouvelle venue comme s’il s’agissait d’une apparition dans sa solitude. Deux solitudes et un chien dans une porte cochère, c’est la crèche de Noël.

  • Madame, vous êtes une reine. Vous n’auriez pas une petite pièce ?, lui demande l’homme en admirant l’apparition.

La reine n’a pas de petite pièce mais elle veut bien une goulée de bière qui est chaude, amère et dégueulasse. Elle ne peut s’empêcher de grimacer en rendant la canette à l’homme qui l’observe les yeux tonds : « C’est pas bon ? »

C’est très mauvais, répond-elle mais je survivrai.

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