« Démocrature » à la tunisienne (I)

Zooms curieux

Par | Journaliste |
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Même dans les beaux quartiers de Tunis, on constate une précarisation de la classe moyenne. Photo © G.L.

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A Tunis, slalomant dans la circulation automobile dense sous un soleil écrasant, un jeune garçon, gris de poussière et de fatigue, tente de vendre ses fleurs de jasmin. Une immense lassitude se lit dans ses yeux.

Il symbolise l’état d’esprit et la pauvreté de nombre de Tunisiens confrontés à l’angoisse du lendemain. Que va-t-il se passer au niveau politique après le coup de force du président Kaïs Saïed qui, le 25 juillet 2021, a levé l’immunité des députés, suspendu les activités du Parlement et révoqué le chef du gouvernement ? Depuis, il gouverne avec des technocrates, assurant mettre fin à la corruption et l’incompétence qui sévissent perpétuellement en Tunisie. Il s’agit en effet des souhaits essentiels de la population de ce pays qui a été le premier à lancer une révolution contre des élites autoritaires et corrompues. Souvenons-nous de ce qui fut qualifié de « révolution de jasmin » en 2011 (voir nos articles ci-dessous).

Une jeune femme nous raconte la violence dans la société et les familles, la fuite de mamans avec enfants vers l’Italie afin d’échapper à leurs maris brutaux, le désespoir des jeunes hommes qui embarquent vers l’Europe au risque de naufrage. Ce sont les malchanceux car des centaines de jeunes diplômés sont envoyés par leurs familles vers des pays comme la France et l’Allemagne qui embauchent immédiatement cette main d’œuvre bien formée et moins coûteuse. Ces pays compensent ainsi leur déficit démographique tout en instaurant une concurrence salariale à la baisse à l’encontre des médecins, infirmier.e.s, informaticiens européens… Ces migrants-là sont les bienvenus !

Tout au long des rues, des plages, des abords des hôtels, des chantiers de construction sont dispersés quantité de déchets ménagers, de canettes, de bouteilles en plastique non ramassés par les services de voirie sous-payés et en sous-effectifs. « Du temps de Ben Ali, c’était propre ! », murmure une dame, oubliant le caractère autoritaire et corrompu de ce régime. « La recette de Ben Ali était : pas de liberté mais des services publics généralement de meilleure qualité que dans les pays voisins, au prix de  beaucoup de corruption. A présent, nous avons un président ‘cause toujours’, je fais ce que je veux et vous ne recevez rien car il n’y a rien », nous résume un intellectuel révolté. Il n’y a plus de démocratie et plus d’argent, une crise économique grave, une absence d’aide de l’Europe alors qu’elle avait promis de contribuer au développement du pays, une politique présidentielle opaque, énumèrent nos interlocuteurs. Ils nous expliquent les hausses des prix de l’énergie, des denrées alimentaires, un système scolaire public sous-payé, des enseignants déprimés, des hôpitaux publics en manque de personnel médical et infirmier et pourtant confrontés comme chez nous à l’afflux de patients victimes du covid, de problèmes cardiaques et autres provoqués par la canicule, l’angoisse du lendemain, les mauvaises conditions de vie…  La sécurité sociale n’est plus effective partout. On assiste même à des cas de maltraitance de personnes âgées. Les mécanismes d’entraide montrent leurs limites : le désespoir et la méfiance des gens freinent les solidarités familiales et sociales pourtant importantes dans cette société.

Voilà ce que racontent des citoyens critiques. Ils nous disent aussi l’incertitude de la population : il n’y a pas de signe de révolte, de soulèvement populaire, la majorité semble soutenir ce président car elle est déçue par les innombrables débats politiques qui ont divisé la caste politique et qui n’ont pas débouché sur une gouvernance politique claire et sans corruption comme espéré. « Ici, il n’y a plus de gauche, comme en France ! », souligne l’un d’eux. Par contre, émerge une certitude : « jamais on ne reviendra sur l’égalité homme – femme, toute la population est d’accord avec cela. » On verra que cette certitude est bien fragile. Pour le reste, le sentiment le plus partagé est l’inquiétude face à l’incertitude.

Analyse d’un échec démocratique

La gauche existe cependant en Tunisie. Elle est incarnée par quelques hommes politiques, par des intellectuels, par des syndicalistes qui, depuis le régime de Bourguiba, poursuivent leur combat pour une véritable démocratie dans ce pays. On les retrouve au sein de la Fondation Mohamed Ali El Hammi, un « think tank » créé notamment par des syndicalistes de la CGTT (Confédération générale tunisienne du travail), qui ont généré un Mouvement Social Citoyen (MOSC) afin de créer des solidarités avec divers mouvements associatifs progressistes tunisiens.

Malgré l’augmentation de la précarité et de la pauvreté, ces militants continuent à analyser la situation politique afin de dégager des alternatives pour inspirer une meilleure gouvernance de leur pays. Pendant trois jours, ils ont tenu une « université d’été sur le devenir de la transition démocratique en Tunisie, 12 ans après. » Ils ont ainsi démontré que la liberté d’expression et d’opinion reste une réalité dans ce pays : la parole était libre, critique, argumentée, de très haut niveau d’analyse politique, sociale et économique.

A suivre la semaine prochaine.

Déjà publié sur ce sujet :

En décembre 2020 :

https://www.entreleslignes.be/humeurs/zooms-curieux/%C3%A9coutez-les-r%C3%A9voltes-des-peuples

En août 2019 :

https://www.entreleslignes.be/humeurs/zooms-curieux/tunisie-le-grand-espoir-de-la-soci%C3%A9t%C3%A9-civile

En août 2018 :

https://www.entreleslignes.be/humeurs/zooms-curieux/tunisie-exploration-en-d%C3%A9mocratie

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En septembre 2016 :

https://www.entreleslignes.be/humeurs/zooms-curieux/tunisie-la-qu%C3%AAte-d%E2%80%99une-%C3%A9conomie-sociale-et-solidaire

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