Joyeux Noël!

Zeitgeist

Par | Penseur libre |
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"Hodie Christus natus est". Et puis tout le reste. Tout le reste, rien que le reste.

Est-ce qu'un ivrogne a sa place ici? On va faire comme si.

Pour un bon début, je trouve que c'est un bon début.

Sur Twitter, un ami lointain (Malmö, Suède) avait publié un message le 23 décembre au soir consistant en un bref extrait d'une lettre que le diabolique écrivain August Strindberg avait écrite le même jour, en 1892, à un ami. Cet extrait disait ceci: "Demain, c'est le Réveillon de Noël! Détestable!"

Cela correspond assez bien à mon état d'esprit, alors comme maintenant comme dans les siècles à venir.

Pour éviter, et cela donne une vague idée de la situation quasi désespérée dans laquelle je me suis trouvé alors que partout les tambours commerciaux des "plaisirs d'hiver" appellaient au rassemblement œcuménique, pour trouver asile dans un ailleurs non "festif", donc, j'ai interrogé une série de connaissances: "Existe-t-il à Bruxelles un troquet où on peut s'enivrer tranquille un soir de Réveillon?" On est un ivrogne ou on ne l'est pas. Mais le résultat du "quiz" sera maigre.

J'ai même pédestrement mené l'enquête dans bon nombre des débits de boissons spirituelles de la Capitale, la réponse la plus représentative au sondage étant que, oui, ils seront ouverts le 24 mais pour fermer à dix-neuf heures afin que patron et loufiats puissent rejoindre leur famille à temps. C'est à se demander où vont tous les vieux cons monoparentaux sans enfants le soir du Réveillon pour ne pas rester à regarder d'un œil noir les murs de leur trou...

Quand je dis les vieux cons, c'est générique, cela englobe les vieilles connes. Ceux et celles qui, comme moi, ont été abruptement plaqués par leur compagnon de vie de la manière la plus imparable qui soit, en rendant l'âme, on imagine mal un truc plus vache et plus définitif pour claquer la porte. Cocufié par la mort! On a beau ne pas décolérer, ce séducteur-là est invincible et impitoyable.

Quoi qu'il en soit. Le 24 décembre au soir, dans ma vieille caisse sur la nationale 2 entre Maubeuge et Charleville, sous une pluie battante, le voyant m'alertant d'un manque d'huile s'est à nouveau allumé. J'avais fait l'appoint une première fois sur l'aire de Nivelles, un litre et demi. Rebelote, donc. Pas de très bon augure, ça. L'idée d'aller traîner dans le cimetière de Rimbaud, par pluie et nuit noire en risquant de cramer le moteur en plein bled, perdait quelque peu de son attrait. Donc, volte-face, retour sur Bruxelles. En outre, un peu stressé à la perspective qu'un jour pareil, pas loin de minuit, il ne soit plus possible de trouver à acheter de l'huile sur l'autoroute.

Eh bien, tout le monde ne réveillonne pas. Le type à la caisse qui a encaissé deux litrons de W5-30, pour lui, c'est pas Noël. Il tire ses heures dans son petit habitacle, pas festif pour un sou. Non plus que la jeune journaliste de la station radio Klara. D'une voix d'une irrésistible douceur claire et enluminée, elle enchaînait Mendelssohn et Stille Nacht. Son collègue du "nieuws" de minuit, idem. La semaine la plus chaude pour la saison depuis glin-glin, dit-il. Il ne réveillonne pas non plus. Ça donne un peu d'espoir pour la survie de l'humanité.

Les taximen, même chose, pourrait-on ajouter. Sauf que, là, quand je les vois patrouiller le macadam, à minuit passé, c'est d'un troquet de la chaussée d'Alsemberg à Bruxelles. Au bar, une jeune dame slave sapée un peu pute. Elle demande dans un français approximatif si je veux du citron dans ma vodka. Pourquoi pas une pastèque? Aux tables, quelques débris errants qui attendent je ne sais quoi. Une musique lobotomisée scande à plein volume les images d'un grand écran totalement introverti. Je me mets en terrasse en compagnie de la semaine la plus chaude. Mais, vide, la terrasse ne donne que sur des trottoirs où trotte encore du vide. Les façades crayeuses des maisons semblent attendre les bennes des démolisseurs. Pour qui veut du pas festif, c'est bonbon.

Cela ne dure cependant qu'un moment. Comme un chat à moitié assoupi, la bagnole attend l'instant magique où, par le sortilège d'un enchaînement mystérieux, l'introduction d'une clé (un petit bout de métal) met en branle la mise en route le moteur. On n'arrête pas le progrès.

Il est minuit et demie et, au Parvis, au Louvre, dernier résistant populaire du quartier (où tout le reste est d'ailleurs fermé), on se pousse des coudes. Plein à craquer. Un disc jockey que l'OCDE aurait depuis longtemps pensionné balance des tubes crevés sous des hourrahs trépidants: "Allez, Didier, allez Didier!" Didier porte cravate et cheveux argentés, dans le civil il est peut-être croque-mort. Au comptoir, c'est Laurel et Hardy. Un gros qui ne fait absolument rien avec la sagesse d'un bouddha qui contemple le monde comme émanation de la vacuité de l'éternité. Et un maigre sec survolté qui éructe les commandes avec la fébrilité d'une puce atteinte de burn-out. En pure perte, d'ailleurs, la serveuse mène très bien la barque solo. Donc, ma vodka part avec moi siroter à l'aise dans un coin valant poste d'observation. La faune est difficile à caractériser. C'est une sympathique populace mi-prol, mi-bobo, mi-robotisée, mi-un-peu-de-tout.

Il y a aussi une appétissante rousse moelleuse qui enlève son parka pour danser. Je la regarde en me disant: attirante. Mais ce n'est pas ici que je rencontrerai Ophélie, Béatrice ou Parvati. Donc: aller plus loin. Il faut toujours aller plus loin.

Plus loin, c'est le quartier Saint-Géry. Noir de monde. Dans les bars comme sur le trottoir. Cette fois, ce sont les Yuwwies, membres de la communauté du Young Urban Waste. Au fond du Mezzo, ça se trémousse sous éclairage stroboscopique, tam-tam électrifié aidant. Certains ont l'air d'être là juste pour se montrer (se montrer = exister), d'autres pour être ensemble (ensemble = exister), etc. C'est très narcissique et très vite lassant. On leur décernerait volontiers un bon point pour leur mépris envers l'Appel du Réveillon, sauf que, pour eux, c'est tous les jours Noël.

Un peu plus loin, à La Machine, j'introduit de la variété dans ma vie. Un Jack Daniel's No 7 au lieu d'une vodka. La diversité, il n'y a que ça. Deux heures du matin. C'est le même genre de public. Des orphelins qui s'ignorent. Mais la nuit est belle, en terrasse. Vivre seul dans la foule est un plaisir rare.

Je me demande quand même où August Strindberg serait allé, lui. Peut-être qu'il serait resté chez lui avec la porte fermée à double tour.

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Finalement, pourquoi non? De retour chez moi, un brasier dans le feu ouvert, un verre de vin à portée de main et un bouquin pour ronronner avec mes chats. À cinq heures du matin, j'abandonne à plus sage que moi de décider si un demi-échec peut être considéré comme une demi-victoire. Sur le Réveillon, s'entend.

Joyeux Noël!

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