Les juges, remparts de la démocratie

Zooms curieux

Par | Journaliste |
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Une manifestation du monde judiciaire belge le 20 mars 2019 à Bruxelles. Photo © RTBF. Reportage : https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_le-monde-judiciaire-s-arrete-de...

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A l’heure où s’ouvre à Bruxelles un procès exceptionnel, celui d’un Rwandais génocidaire présumé, le rôle essentiel des juges est mis en lumière : même un crime commis à l’étranger par un non belge peut être soumis à la justice nationale pour autant qu’il y ait des victimes belges. Une « compétence universelle » qui subsiste malgré de sévères restrictions imposées par le monde politique belge. (1) Ici, il s’agit du crime des crimes, un génocide.

Les juges symbolisent ainsi l’indépendance du monde judiciaire par rapport aux autres pouvoirs démocratiquement élus par la population : le législatif et l’exécutif. Ils sont le garant du bon exercice de cette démocratie, veillant à l’application stricte de la loi votée par les parlementaires. Mais ils veillent aussi sur les droits des gouvernés (nous tous), notamment par le biais des cours constitutionnelles qui vérifient si l’exécutif et le législatif se conforment bien au droit. Cependant le système de nomination des juges de la Cour Constitutionnelle est lui aussi controversé car soumis au fameux modèle « particratique » belge.  (2) De plus, la Belgique est entrée dans une phase cruciale de son parcours fédéral avec une volonté de plus en plus affichée par les partis politiques flamands de disposer d’une justice flamande, rompant ainsi l’unité du système judiciaire.

Cette indépendance est qualifiée par certains de « gouvernement des juges », critiquée parfois par les deux autres pouvoirs lorsqu’ils sont taclés par les juges, critiquée aussi par des citoyens qui considèrent que les juges ne font que servir l’ordre établi et surtout les intérêts des riches et puissants de ce monde.

Nos juges sont donc pris entre deux feux, un problème qui a été longuement analysé lors d’un colloque organisé par l’Association syndicale des magistrats, à l’occasion de ses 40 ans d’existence, et l’Unité de Droit Judiciaire de l’ULB. (3)

« Est-ce que vous comprenez que dans un Etat de droit comme le nôtre, les juges participent à l’exercice du pouvoir politique? Je veux dire par là que la Justice n’est pas seulement appelée à dire le droit mais aussi, de plus en plus, à dire ce que le droit doit être, dans une société dont beaucoup de points de repère vacillent. Nous sommes interpellés et invités, nous les juges, à nous prononcer sur des questions aussi variées que, par exemple, le port du voile islamique en entreprise, le maintien artificiel de la vie, les demandes d’asile, ou encore, en France, la compatibilité, avec le principe constitutionnel de fraternité, de la loi réprimant l’aide apportée aux étrangers en séjour illégal. On nous a même demandé de répondre à la question de savoir si, par hasard, une vie humaine handicapée n’avait pas moins de valeur que pas de vie humaine du tout. » Cet extrait du discours de Jan De Codt, premier président de la Cour de cassation, sur « L’exercice des fonctions régaliennes en Belgique », explique bien la fonction politique essentielle des juges d’aujourd’hui.

De plus en plus, les juges secouent le carcan disciplinaire qui leur est imposé et dénoncent vertement les conditions déplorables dans lesquelles ils doivent travailler. Les restrictions budgétaires et réorganisations des structures judiciaires décidées par nos gouvernements ressemblent plus à une reprise en main par l’exécutif sur ce monde judiciaire trop indépendant et interpellant. Une situation clairement démontrée dans des pays comme la Pologne ou la Hongrie où des gouvernants d’extrême-droite et de droite extrême ont muselé la justice et notamment les cours constitutionnelles. Le pire étant la Turquie où les juges dérangeants sont jetés en prison. Les avocats aussi, d’ailleurs, car l’œuvre de justice est exercée par les deux professions, cibles de toutes les réductions de la démocratie.

Les juges ne sont évidemment pas exempts de critiques, leur hiérarchie peut être faillible ce que ne manque pas de rappeler la Cour européenne des droits de l’Homme ou la Cour de Justice de l’Union européenne dans des cas précis, mais ils doivent aussi être protégés par les Etats et non pas asservis aux pouvoirs politiques comme c’est le cas en Pologne. (5)

Reste que notre Cour constitutionnelle veille à ce que nos gouvernements ne détournent pas des lois par des règlements, ainsi, elle a acquitté des personnes « coupables » de solidarité envers des migrants, elle a annulé l’obligation faite aux travailleurs sociaux de dénoncer des chômeurs fraudeurs. Aux Pays-Bas, l’Etat a été condamné pour non-répression de la pollution dangereuse pour la santé, en France le principe de fraternité a supplanté le « délit de solidarité ». Les cours constitutionnelles disent en effet ce que le droit doit être et empêchent la déconstruction de la démocratie. Et ce qu’il doit être c’est l’application des articles de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et leur déclinaison dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Ainsi, la justice est notre rempart ultime contre la déstabilisation démocratique à laquelle nous assistons avec la montée du racisme, de la xénophobie et surtout des inégalités sociales et l’angoisse des populations les plus atteintes par la précarité. Chaque juge est le gardien de ces promesses démocratiques modernes.

1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Comp%C3%A9tence_universelle

2. https://www.lalibre.be/debats/opinions/quelle-cour-constitutionnelle-voulons-nous-5d8a0fcb9978e25f6446e0e7

3. « Gouvernement des juges : une accusation, une vertu et une analyse critique », 10 octobre 2019 à l’ULB, sous la coordination scientifique de Manuela Cadelli et Jacques Englebert. https://asm-be.be/

4. https://asm-be.be/forum-cdh-saint-louis-intervention-de-jean-de-codt-sur-un-etat-sans-justice-un-etat-brigand-002/

5. https://fr.euronews.com/2019/11/05/un-nouveau-coup-de-griffe-contre-la-reforme-de-la-justice-en-pologne

« Radicaliser la justice »

Ex présidente de l’Association Syndicale des Magistrats, la juge Manuela Cadelli a détaillé longuement ce que peut devenir une justice moderne et indépendante dans son livre « Radicaliser la Justice. Projet pour la démocratie ». Elle retrace l’histoire de notre système judiciaire, détaille ce que signifient les concepts de justice, de vérité judiciaire, de service public, de pouvoir constitué, ce qu’est l’indépendance des juges, les vertus de la procédure. La deuxième partie est intitulée « L’hostilité des temps » où elle démontre ce système judiciaire soumis au néolibéralisme qui impose ses règles et en même temps l’appauvrit. Elle explique « l’excroissance du pouvoir exécutif », le gouvernement par la peur et les lois qui en découlent. La troisième partie conclut la démonstration par la nécessité de « radicaliser la justice pour incarner ses fondamentaux et ses promesses » : élargir les mentalités des juges, démocratiser les structures judiciaires, retrouver le capacité d’indignation, la libre expression, la mobilisation et enfin : revendiquer.

Il s’agit de revendiquer l’indépendance des parquets et le principe de la légalité des poursuites, fusionner les institutions judiciaires en un organe unique à savoir un Conseil Supérieur de la Justice retrouvant ses pleins pouvoirs de formation, de nomination des magistrats, il définirait les besoins et budgets et les répartirait vers la base des cours et tribunaux, il améliorerait le statut de la magistrature, contrôlerait ses dysfonctionnements et gèrerait les plaintes. Plus besoin donc de ministère de la Justice ! L’indépendance de la Justice serait enfin réalisée.

  • Manuela Cadelli. « Radicaliser la Justice ». 2018. Ed. SAMSA. 384 p.
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