« Parlez-vous le bête ? »

Les calepins

Par | Penseur libre |
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Lecture 18 min.

Lundi 23 décembre

 « Les héritiers des chantres de la liberté sont en train de devenir les pires ennemis de la liberté. » Cette phrase est extraite d’une tribune de Belinda Cannone parue dans Le Monde le mois dernier. On ne connait pas encore assez bien Belinda Cannone. Née en en Tunisie il y a 61 ans, elle est essayiste et romancière, professeure de littérature comparée à l’université de Caen-Normandie. Son combat féministe, tout en étant ferme, évite les positions belliqueuses et les paroles inutilement intempestives. Ses analyses pertinentes de l’évolution sociétale sonnent juste. Á l’heure où la bêtise nourrit les réflexions à travers la dictature de l’instant orchestrée par les réseaux sociaux, on la savait depuis longtemps spécialisée dans le domaine si bien exploré par Gustave Flaubert. Lors de l’été 2007 déjà, elle s’était distinguée dans un superbe dossier du Magazine littéraire consacré à « La Bêtise ». Son article, « Parlez-vous le bête ? » se terminait ainsi : « Possible d’ailleurs que la complexité du monde nous rende de plus en plus bête. Chacun de nous est susceptible, de temps en temps, d’ânonner le parler bête. Pas de meilleur remède que d’exercer son oreille à reconnaître ses sonorités banales. » C’était à plus de douze ans de distance.

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Si vous aimez les histoires sentimentales américaines à l’eau de rose et qui tournent mal, si vous êtes atteint de fièvre voyeuriste, si le trou de la serrure est votre observatoire de prédilection, si vous avez un penchant pour l’obscène, vous devez, toute affaire cessante, aller voir « Mariage story », le nouveau film de Noah Baumbach.

 Sinon, il vous est conseillé d’attendre que la Cinémathèque programme encore « Autant en emporte le vent ».

Mardi 24 décembre 

 Pierre Soulages a 100 ans. Et dire qu’il voit tout en noir depuis sept décennies !

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 Les manifestations du vendredi ne faiblissent pas dans les rues algériennes. L’élection bidon du 12 décembre n’a rien changé. Le peuple veut que la génération qui détient le pouvoir s’en aille. Abdelmadjid Tebbounne, le nouveau président élu, âgé de 74 ans, ancien Premier ministre de Bouteflika, ne peut pas répondre à cette aspiration. On sait aussi que derrière la nomenklatura aux affaires, l’armée veille. Or, le général Ahmed Gaïd, tout puissant chef d’état-major octogénaire vient de mourir. On peut parier que sa succession prendra des allures équivalentes à celle de la présidence ; on peut aussi se demander si une crise ne serait pas en train de pointer son nez dans les arcanes algériennes. C’est par une succession logique de décès que les gérontocraties finissent par tomber.  

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 Dans le premier tiers du film de Rian Johnson « Á couteaux tirés », le spectateur s’imagine en pleine adaptation du jeu de Cluedo. Dans le deuxième tiers, le détective qui accompagne les policiers, jusque-là très taiseux, entre en scène. Il est remarquablement interprété par Daniel Craig. Et au cours du troisième tiers, on vogue au-dessus d’une intrigue avec parts d’ombres et rebondissements imprévus dignes d’un des meilleurs Sherlock Holmes. C’est palpitant et toujours plaisant, hors angoisse. Quant à la méditation que provoque ce film (car il y en a une…), elle se situe sur l’utilité du mensonge et même, osons l’oxymore, sur sa véracité.

Mercredi 25 décembre     

 Noël.

Comment dire la beauté du monde ?

Jeudi 26 décembre

 Ancien membre des Brigades internationales ayant combattu en Espagne en faveur de la République, le poète Achille Chavée fit l’objet, dès son retour, d’une violente campagne de diffamation de la part des journaux rexistes Le Rouge et le noir et Le Pays réel. En conséquence, dès que la Belgique fut occupée par l’armée allemande, il dut entrer en clandestinité pour échapper à la Gestapo. C’est ainsi qu’il passa la plus grande partie de la guerre dans la cave de ses beaux-parents, à Houdeng-Goegnies (aujourd’hui La Louvière). Lorsqu’il racontait ces années d’ombres, il s’amusait à souligner qu’indépendamment des informations que sa femme Simone lui apportait – quelques rares journaux notamment -, il n’avait qu’un seul livre à lire en son repaire forcé : le journal de Julien Green. Les éditions Robert Laffont viennent de publier dans leur collection Bouquins le premier de 4 volumes de ce journal. Il s’agit d’une version qu’Achille Chavée ne connut point puisque l’édition originale était amputée des aventures pédérastiques et des amours homosexuelles de l’écrivain. Celles-ci prennent d’ailleurs une place considérable au sein de ce « Journal intégral » (1919-1940), le rendant finalement mièvre. 

 On épinglera néanmoins quelques éclairs ça et là ainsi que quelques témoignages à retenir pour l’Histoire.

Victor Hugo. On en parlait beaucoup dans les conversations littéraires. « 25 mai 1929. ‘Victor Hugo était un fou qui se croyait Victor Hugo.’ Ce paradoxe, Cocteau le développait hier devant nous de la façon la plus brillante. Comment redire ce qu’il nous disait ? Il faudrait la voix et le regard de Jean pour ranimer tout cela. Telles preuves de la ‘folie’ du grand poète nous mettent en joie : ‘Il écrivait trois cents vers d’un coup, avalait des oranges entières, engloutissait des homards dont il disait que c’était la carapace qui faisait passer la sauce…  Il faisait des meubles avec ses dents…’ Colette écoute et rit avec nous en ‘broutant’ des pommes. Elle apporte aussi sa contribution d’anecdotes et nous parle des fauteuils à secrets de Victor Hugo… »

Gide, que Green fréquentait assidûment, n’avait pas prononcé que son « hélas ! » tonitruant à propos de Victor Hugo. « 13 avril 1938. Á propos de Victor Hugo, il [Gide] me raconte l’histoire du coiffeur de Guernesey qui étendait un drap sous le fauteuil du poète, lui coupait les cheveux et les recueillait ensuite pour en faire un paquet que Hugo emportait. Il y avait chez Hugo une armoire pleine de paquets de cheveux et de rognures d’ongles. Fétichisme, croit Gide. Ongles et cheveux jouent un rôle important en magie et Hugo aurait voulu se mettre à l’abri de tout danger pouvant venir de ce côté-là. » Et Green ajoute : « Vieux, Hugo aurait couru après les petits garçons et fait les pissotières. » Étrange portrait d’un homme dont les appétits auprès des femmes se sont manifestés jusqu’à la fin de ses jours… Ces deux pédérastes homosexuels projetteraient-ils leur nature vers de grands personnages qu’ils ne sont pas ? Ainsi, de Madame de Sévigné : « 21 novembre 1929. Lu Mme de Sévigné. De toute évidence une lesbienne éprise de sa fille. Quels cris de passion ! Quel délire ! »

 Catholique américain écrivant en français, Julien Green fut admis à l’Académie française en 1972 au fauteuil de François Mauriac. Se souvint-il, en égrenant son éloge, de ce qu’il avait écrit en tant que diariste le 22 novembre 1929 ? : « Aujourd’hui, le pauvre Mauriac a téléphoné à Le Grix pour lui dire que si le roman de Gide passait à la Revue hebdomadaire, il lui retirerait sa collaboration. Incommensurable vanité de cette malheureuse tête bordelaise. Heureusement que le ridicule ne tue pas. »

 Green voyage beaucoup. Il laisse de belles descriptions d’églises ou de musées qui lui ont procuré des émotions. Il ne participe pas au mouvement des idées mais les années sont tellement marquées par l’arrivée de la guerre que même les plus éloignés de la vie politique sentaient la menace que représentait Hitler, dès 1930, alors que le futur dictateur ne fut élu chancelier que le 30 janvier 1933. En cette décennie trente, la bipolarisation domine tout. Gide l’avait prévenu : il devra se déterminer, communiste ou fasciste. Green lui avait rétorqué qu’il ne voulait être ni l’un ni l’autre et son ami avait répondu par une moue qui signifiait l’impossibilité de cette position, neutre parce qu’insatisfaisante, écartée de ses préoccupations. Ni Staline, ni Hitler. Ce choix du ni-ni paraissait invraisemblable. Il fallut la guerre et ses suites pour l’annihiler.

Vendredi 27 décembre

 Ken Fisher (San Francisco 1950) est un conseiller financier étatsunien, spécialisé dans la Philosophie de l’Investissement (oui, ça existe…) Cette qualité lui donne la possibilité de se transformer en prédicateur chaque année à la même époque. Les économistes adorent se transformer en Nostradamus au point que si les faits démentent leurs prévisions, ils font preuve d’une intelligence redoutable afin d’expliquer pourquoi, en fait, les choses ne se sont pas déroulées comme ils l’avaient annoncé. Maître Fisher tient tribune dans La Libre Belgique par laquelle il prévoit que 2020 sera un bon millésime pour la Bourse. Comme il croit toujours que l’Europe s’enrhume quand son pays éternue, il médite sur l’échéance électorale suprême de novembre. Si les démocrates « font la course en tête », la Bourse sera moins prospère à cause de « la rhétorique anti-business ». Mais si une victoire démocrate se confirmait, l’année 2021, elle serait excellente. Pourquoi ? Parce que « les promesses de campagne extravagantes se traduisent rarement en actes, ce qui constitue une bonne nouvelle pour les marchés. » On a bien lu : en cas du duel entre un ou une candidat(e) démocrate et Donald Trump, les promesses extravagantes seront émises du côté des démocrates. Pour essayer d’être heureux en 2020, on peut se ficher de Fisher.

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 Dans sa chronique du mercredi à la matinale de la RTBF, le très suivi et très apprécié Hugues Dayez avait omis d’évoquer, parmi les sorties de films, celui de Valérie Donzelli, « Notre Dame ». Comme le confrère-animateur lui fit remarquer, il répondit : « Bof ! Valérie Donzelli, elle doit essayer autre chose, la couture peut-être… » Hola ! On ne lui connaissait pas ce genre de réplique dont la franchise risquait d’être considérée pour de la grossièreté misogyne… ! Vérification faite, il avait raison.   

Samedi 28 décembre

 S’il y a bien une région du monde où la géographie révèle, à l’observation immédiate des cartes, des enjeux de pouvoir et, conséquemment, une instabilité violente, c’est bien la Corne de l’Afrique. Dès l’Antiquité, cette zone stratégique connut de graves conflits entre les différentes peuplades qui la composaient. Quatre grands États qui la dominent (la Somalie, le Yémen, l’Éthiopie et l’Érythrée) subissent encore la déliquescence de la colonisation. Et comme si la Terre était honteuse de son apparence en forme de grosse patère, il s’y produit souvent des catastrophes naturelles. Actuellement, l’Arabie Saoudite fait la guerre au Yémen tandis qu’al-Qaïda provoque des attentats très meurtriers en Somalie. Cet après-midi, au moins 100 morts à Mogadiscio. La « communauté internationale » et les autres (Russie, Chine…) ne s’en mêlent pas trop mais surveillent les évolutions d’une gâchette attentive. Á l’heure où la presse évoque les lieux à risques de guerre pour l’année qui vient, il serait souhaitable que les rédactions observassent les cartes de géographie du côté d’Aden, là où Rimbaud se baladait avec ses semelles de vent, par lequel Paul Nizan évoquait ses vingt ans et où Marius rêvait d’accoster, délaissant Fanny et le Bar de la Marine tenu par son père.

Dimanche 29 décembre

En ces temps de pudibonderie, il fallait que cela lui arrive. Gabriel Matzneff a  83 ans. Depuis un demi-siècle, il est connu pour séduire des adolescentes à la piscine de Saint-Germain-des-Prés ou ailleurs. Il évoque du reste ses fredaines dans plusieurs ouvrages de manière sincère et authentique, remarquablement narrées (son journal notamment, « Les amours décomposés » – masculin emprunté à Baudelaire). On en arrive même à reprocher à Bernard Pivot de l’avoir invité à parler de ce livre sur le plateau d’Apostrophes le 2 mars 1990, une époque où, comme le dit Pivot, « la littérature passait avant la morale », contrairement à aujourd’hui. Saisissant une occasion de se distinguer  - et d’enfin exister… - Adrien Taquet, secrétaire d’’État chargé de la Protection de l’enfance, annonce qu’il va examiner la possibilité de saisir la justice. La trêve des confiseurs est creuse par définition. Voilà une belle occasion de publier quelques articles croustillants. … Et d’exciter les réseaux sociaux qui n’attendaient que cela.

 Avant que l’affaire n’enfle, notons déjà une correction d’ordre technique :  contrairement à ce que l’on colporte, Matzneff n’est pas pédophile, il développe un goût prononcé pour les mineures. En clair, les jeunes filles qu’il séduit et qu’il emmène dans son lit sont pubères et consentantes. La plupart d’entre elles conservent d’ailleurs avec lui des liens d’amitié durables.

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 Le 6 janvier prochain le Rallye Dakar sera organisé pour la dernière fois en Amérique du Sud, autour de Lima, capitale du Pérou. Après 29 éditions en Afrique, l’épreuve avait dû changer de continent, menacée par les djihadistes. Mais à partir de l’an prochain, elle retrouvera le sol africain. La société organisatrice Amaury Sport Organisation (ASO) vient de signer un contrat de cinq ans avec l’Arabie Saoudite. Régis Juanico, député de gauche, dénonce cette association dans une tribune que publie Le Journal du Dimanche (JDD). Pour l’heure, il est seul à condamner cet arrangement qui mettra, comme souvent grâce une compétition sportive, un pays aux mœurs moyenâgeuses, aux premières loges médiatiques durant une dizaine de jours. Il serait souhaitable que des femmes participent à cette compétition. Les Saoudiennes viennent d’obtenir le droit de conduire une automobile.

Lundi 30 décembre

 L’intérêt du film « Le traître », de Marco Bellochio, et ce qui fait sa différence par rapport aux autres œuvres qui traitent de la mafia, c’est que l’on vit Cosa Nostra de l’intérieur. Toute l’histoire s’élabore – très souvent sur des faits réels – autour de celle de Thommaso Buschetta, qui brise l’omerta sans se considérer comme repenti, et qui, par ses dialogues avec le juge Falcone, provoquera l’arrestation de plusieurs dizaines de maffiosi dont Toto Riina, celui qui se trouvait au sommet de la pyramide, ce même Riina qui, indirectement, provoqua l’écœurement de « Massino ». Pendant 145 minutes palpitantes, on accompagne Buschetta dans toutes les péripéties de sa décision gravissime, jusqu’à ce qu’il s’éteigne dans sa retraite dans sa retraite en Floride.  

Mardi 31 décembre

 La troisième prestation de vœux est chez Macron d’un triste convenu. On sent le propos échafaudé afin que tout le monde figure dans les préoccupations présidentielles. Il y a un mot pour chacun, jeune ou vieux, pauvre ou riche, homme ou femme, de métropole ou d’outre-mer. C’est ce qu’il nomme « le besoin d’unité nationale » (le mot « république » ne semble pas beaucoup lui convenir). En fait, ses chers compatriotes ne l’attendaient que sur un point : la réforme des retraites dont le projet bloque la France depuis près d’un mois. Et là, il ne put que décevoir en plagiant la devise de Guillaume d’Orange (« Je maintiendrai ») par « La réforme sera menée à son terme. » Sans doute laisse-t-il à son Premier ministre une feuille de route un peu ouverte à quelques chemins de traverses pour la rencontre du 7 janvier. Sans doute n’était-ce pas le moment ni le lieu d’entrer dans la technique des négociations. Sans doute veut-il aussi démontrer qu’il reste ferme, à charge pour Édouard Philippe de prendre les coups, ainsi que s’applique la Constitution de la Ve République. Car si son intention était de faire face au conflit sans le décoincer, il pourrait le payer cher. On ne supprime pas un avantage social d’un revers de la main, même si c’est au profit d’un supposé rapport d’égalité, même si l’on s’appelle Emmanuel Macron.   

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 Une pensée pour la famille, les amis, l’entourage de Michel Legrand, de Dick Rivers, de Jean-Pierre Marielle, de Karl Lagerfeld, d’Agnès Varda, d’Anna Karina, de Jacques Chirac et de tant d’autres à qui ils exprimèrent  il y a un an, des vœux sincères de bonne année et surtout de Bonne Santé ! En espérant que le foie gras, le champagne et les cotillons effacera leurs remords, sans pour autant les empêcher de récidiver avec d’autres vivants.

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 Á la manière d’Oscar Wilde ou de Tristan Bernard, on se dit qu’il n’est pas recommandé d’adresser de pareils vœux à soi-même. On ne sait jamais…

  

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