Saurien

Allo, allo, quelle nouvelle

Par | Penseur libre |
le

© Serge Goldwicht

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Lecture 7 min.

On ne l’avait plus caressé depuis tant d’années que sa peau s’était modifiée. Avec le temps, elle s’était progressivement asséchée et morcelée. Le manque de tendresse fait muer l’espèce. Lentement les cellules de l’épiderme s’étaient transformées et sa peau s’était mise à ressembler à la terre sèche et aride du désert d’Atacama. Plus grave, une espèce d’épaisse croute protectrice enveloppa complètement son corps comme une carapace. Un matin, en se réveillant, il découvrit que ses jambes étaient soudées et ne formaient plus qu’un seul et nouveau membre. Son réveil sonna. En voulant l’éteindre avec la main droite, il sortit de sous les couvertures une énorme patte pleine de griffes qui explosa l’appareil en mille morceaux. Couché dans son lit, il espéra le retour du sommeil mais trop de questions se bousculaient dans sa tête. Il valait mieux se lever. Il repoussa les couvertures et se glissa hors du lit. Ses jambes n’étaient pas du tout soudées. Elles s’étaient transformées en une énorme queue de reptile. Il rampa jusqu’à la salle de bain mais évita de se regarder dans le miroir. Quand on sait, il vaut mieux ne pas voir. De toutes façons, le miroir était impossible à atteindre, accroché au mur, bien trop haut alors que lui, il était plaqué au sol. Il était tôt ce matin -là, quatre heures environ. Peu de monde dans les rues. Le bon moment pour tenter une sortie discrète. Impossible d’atteindre le bouton de l’ascenseur mais il fut très simple de ramper dans la cage d’escalier déserte à cette heure-là. Ensuite pousser la porte de rue avec sa gueule et attendre le bon moment pour traverser. En face, les étangs d’Ixelles l’attirent irrésistiblement. Il descend sur le trottoir et se cache sous une voiture. Il attend. Aucun bruit à gauche ni à droite. Il tente sa chance et traverse la rue. Un automobiliste a bien vu quelque chose d’énorme traverser la rue dans la lumière de ses phares mais il préfère oublier cette vision et surtout n’en parler à personne. On le prendrait pour un dingue. Déjà qu’on le prendre régulièrement pour un imbécile.

Dans l’ombre des fourrés qui poussent autour des étangs d’Ixelles, il est à l’abri. Il se glisse dans l’eau mais brrr, qu'elle est froide ! C’est plus fort que lui, il dévore trois canards gonflés par les croutons de pain que leur jettent les passants et le seul cygne des étangs d’Ixelles, un animal prétentieux qu’il a détesté tout de suite. Plus tard, des habitants du quartier accuseront les migrants d’avoir mangé le cygne parce qu’ils avaient faim. Un vrai scandale ! Ces gens ne respectent rien !

Trois canards et un cygne ne suffisent pas à un animal de son calibre. Il a encore faim. Une femme et un enfant se promènent au bord de l’étang main dans la main. D’un bond, il sort de l’eau, ses mâchoires s’emparent de la femme, l’arrachent à l’enfant et l’entraînent vers le fond pour la dévorer. Tiens ! Il y a des noyés. La femme a quelque peu apaisé sa faim mais pas sa soif de tendresse. Il se sent seul, tellement seul. Il fait le tour de l’étang dans l’espoir de croiser un proche, quelqu’un de sa famille, la famille des crocodilidés mais l’étang n’est habité que par des canards imbéciles et des cygnes qui ne daignent pas lui adresser la parole. La solitude lui pèse, il décide de rentrer chez lui. A nouveau, il faut traverser la rue mais il est dix heures du matin. Il fait clair à présent et les véhicules sont plus nombreux. Il se dissimule sous une voiture garée près des étangs et il attend. Pas d’automobile en vue. Il tente sa chance. En quelques secondes, en s’appuyant sur ses quatre pattes il a traversé la rue. Il est stupéfait par la puissance de ses pattes, lui qui n’en a jamais eu. Il est déjà devant sa porte. La sonnette est trop haute mais il donne quelques coups de queue sur le battant de bois. Sa femme ouvre. Elle est tellement horrifiée par la présence du saurien qu’elle s’écarte. Il en profite pour entrer.  Ses enfants sont en train de jouer au salon. En l’apercevant, ils paniquent et se juchent l’un sur une chaise, l’autre sur le canapé pour échapper à ses crocs. Ils sont effrayés et ce n’est pas le but de sa visite. Son instinct lui dicte de rester immobile pour qu’ils aient moins peur et çà marche. Ils se détendent même s’ils restent à bonne distance de l’animal.Il aimerait que sa femme le caresse et que ses enfants lui parlent. Mais qui caresse et parle à un gros reptile qui s’introduit dans un salon ? Personne, il s’en rend compte. Ses enfants, il rêve de les prendre dans ses pattes mais il sait qu’en les touchant, il les ferait mourir de terreur. Le mieux est encore de faire le mort. Sur une étagère, en haut à gauche, il avise un exemplaire d’Alcools d’Apollinaire, son poète préféré. Il aimerait tant le relire. Il sait que c’est sa dernière possibilité de s’y plonger car la chance de trouver un recueil d’Apollinaire dans les fourrés des étangs d’Ixelles est très mince. Il sait aussi que se déplacer dans le salon sèmera la panique chez ses enfants. Il vaut mieux rester immobile en se remémorant son texte préféré.

« Je suis soumis au chef du signe de l’automne

Partant j’aime les fruits, je déteste les fleurs

Je regrette chacun des baisers que je donne

Tel un noyer gaulé dit au vent ses malheurs

Et je vis anxieux dans un concert d’odeurs »

Sa place n’est plus dans cette maison, c’est une certitude. Il décide de rentrer chez lui. Au moment où il quitte le salon, une voix derrière lui crie : « Papa ! Papa, tu vas revenir, hein, tu vas revenir ? Ainsi, ils savent qui il est mais revenir en arrière ne leur posera que des problèmes, à eux et à lui.Il le sent. Impossible de communiquer entre deux espèces si différentes. Il sort de la maison, traverse la rue et plonge dans l’eau froide de l’étang qu’il n’aurait jamais dû quitter.

Le lendemain, il flotte tranquillement entre deux eaux sans savoir que des voisins l’ont repéré la veille au moyen d’une paire de jumelles.

- Un crocodile dans les étangs d’Ixelles ! La nouvelle s’est répandue en ville comme une traînée de poudre.

Il est environ 19heures quand ses pattes et sa gueule se prennent dans un filet de pêche. Il tente bien de se défendre à coups de gueule et de queue mais les pêcheurs sont trop nombreux et trop bien organisés. Certains d’entre eux ont de l'expérience car ils ont déjà chassé le crocodile à l’époque où le Congo était belge. On le sort de l’eau, on lui attache les pattes et la gueule et on le jette à l’arrière d’une camionnette. Direction, le maroquinier clandestin le plus proche.

De la peau du crocodile, l’artisan fit une pochette, un portefeuille et un sac.

- Mais tu as dû dépenser une fortune pour ces merveilles, mon chéri ! s’exclama la femme en découvrant son cadeau

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- Quand on aime, on ne compte pas, répondit le chéri qui s’abstint d’expliquer comment il s’est procuré la peau du saurien.

La peau de son sac, la femme la caressa tous les jours qu’elle vécut mais on ne revient jamais en arrière.

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