Blu, l’activiste.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Détail de la fresque du Moca.

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Blu est un Italien de Bologne, né en 1980, originaire d’Argentine qui a commencé sa carrière en 1999 en Italie avec deux pratiques esthétiques qui vont se compléter et s’interpénétrer, le street art et la vidéo. En fait, son nom « Blu », bleu en italien, ne dit rien de son travail. Pas davantage son origine argentine et la connaissance de sa ville de naissance. L’homme n’écrit pas, refuse de répondre aux demandes d’interview. Ses « murs » ne répondent jamais à des commandes rémunérées. Il met sur les réseaux sociaux des photographies de ses œuvres et de ses vidéos d’animation. Il vit de la vente de reproductions de ses « « murs » via sa boutique en ligne. Pour compléter le tableau du personnage, il détruit ou fait détruire ses œuvres quand des marchands du Temple veulent en tirer profit[1].

L’homme, on l’aura compris, a du tempérament et un sacré caractère. De plus il a des idées qu’il traduit sur d’immenses « murs » par des allégories. Elles ont le mérite de la cohérence et de la clarté.

Dans une première période, il a développé une critique du capitalisme, une critique radicale. Il condamne les politiques qui exacerbent les inégalités sociales, les accointances entre les multinationales et les puissants, la mécanique du néolibéralisme qui aliène et détruit l’Homme, les conflits d’intérêts et la corruption de ceux qui nous gouvernent. Dans une période plus récente sa réflexion s’élargit à l’écologie et à l’évolution de notre humanité.

Bref, un réquisitoire sans nuance et sans appel du libéralisme qui, non content d’exploiter au profit de quelques-uns les « travailleurs », mène l’humanité tout entière à sa perte.

« C’est du déjà vu ! », me direz-vous ! Vous avez raison. Les critiques du capitalisme sont contemporaines de son développement. Leurs traductions politiques ont marqué profondément l’Histoire et continuent de changer le monde (de la Chine communiste en passe de devenir la 1ère puissance économique mondiale, en passant par le Venezuela et les révolutions bolivariennes pour ne prendre que ces deux exemples).

Les idées traversent le temps et l’espace pour s’incarner, en s’adaptant, à des environnements différents. Nombreux sont ceux qui ont pensé que l’échec des pays ayant fait leur révolution enterrerait les thèses anticapitalistes à tout jamais. Pourtant, elles remontent à la surface, ici et là, sous des formes différentes.

Les idées de Blu sont de reformulation de constats anciens et maintes fois répétés (ce qui ne signifie pas que ces constats soient obsolètes). Elles constituent pour l’artiste un fonds dans lequel il va puiser de puissantes images. Et ce sont les images qu’il crée qui sont son génie particulier. Ce sont elles qu’il convient de regarder avec attention. Je me limiterais à trois exemples pour le montrer.

Le premier exemple est une fresque murale commanditée par le Moca (Museum of contemporary Arts) de Los Angeles. Jeffrey Deitch, le directeur du Moca, confie à Blu le soin de peindre une fresque sur le mur nord du Moca. Ce mur est adjacent à un hôpital pour les Vétérans (les anciens combattants) et à un mémorial dédié aux soldats nippo-américains morts pour la patrie.

Blu peint une fresque haute de plus de trois étages et large comme un terrain de football. Elle représente des cercueils recouverts d’un billet d’un dollar. Le directeur du Moca quelques heures seulement après que Blu ait terminé de peindre, la peinture à peine sèche, la fait recouvrir d’une belle peinture blanche.

L’image de Blu est forte. De longues théories de cercueils alignés recouverts, non du drapeau américain, mais du symbole du capitalisme triomphant, a choqué la sensibilité de nombreux américains. On connait les excès de leur patriotisme et le quasi culte qu’ils vouent aux Vétérans. La fresque a été comprise par beaucoup comme un authentique « blasphème ». La polémique dans la presse fut à l’image de la fresque, énorme. Seuls des Vétérans, chair à canon des guerres impériales, apportèrent leur soutien à l’artiste vilipendé. A y bien regarder l’image est d’une étonnante simplicité. C’est le remplacement du drapeau américain attendu par un billet de banque qui, seul, « interpelle » celui qui voit. Tout est ici affaire de symboles : le cercueil symbolise les boys, les jeunes soldats morts pour la patrie ; dupés par le pouvoir, ils sont morts pour défendre les intérêts du complexe militaro-industriel. Symbole du cercueil, symbole du billet vert, références explicites comprises par tous, révolte devant ce massacre des innocents. L’image frappe comme un coup au plexus. Elle restera gravée dans les mémoires comme un réquisitoire sans appel de la violence du libéralisme.

Le deuxième exemple est une fresque murale peinte à Mexico. Blu a été invité par Fifty24MX pour le festival ManifestoMX Street Art. Il peint le drapeau mexicain vert, blanc, rouge, de curieuse manière. Le vert est un gros tas de dollars américains, le blanc représente de l’héroïne et les outils ustensiles nécessaires à sa consommation, le rouge est le sang versé. Le drapeau national sépare deux camps : l’un est composé de petits soldats de plomb, l’autre de policiers armés jusqu’aux dents.

En une image, il est vrai de grande taille, Blu dénonce un régime à la botte des Américains, gangréné par la corruption et le trafic de drogue. Un régime fantoche qui ne tient que grâce à la répression exercée par ses militaires et ses policiers.

La fresque est peinte dans le centre-ville de la capitale mexicaine. Comme la fresque des cercueils était peinte à deux pas d’un monument aux morts et d’un hôpital militaire.

La force des fresques est intimement liée à leur situation et à ce qu’elles représentent. Ce sont des provocations des pouvoirs en place.

Mon troisième et dernier exemple (je pourrais bien sûr en donner de nombreux autres) est une fresque peinte sur un mur situé à Melilla. Melilla est une des deux enclaves espagnoles situées au Maroc. L’Espagne étant un pays de la Communauté européenne, il suffit de pénétrer dans l’une de ces enclaves pour pénétrer dans l’espace Schengen. Ainsi, Melilla est devenue une entrée des migrants en Europe.

Blu a représenté sur un fond bleu de très nombreux personnages qui convergent vers le centre d’un cercle. L’accès à l’espace central est interdit par un barbelé.

La lecture de la fresque est quasi immédiate. Les étoiles du drapeau européen se sont transformées en fil de fer barbelé dont les puissantes barbules acérées blessent et tuent. Des foules se pressent, se bousculent, pour pénétrer dans un espace interdit.

Dans cet exemple, la provocation est évidente. Ce sont les Etats européens qui sont visés et non le Maroc. Les 12 étoiles qui symbolisaient la paix (et renvoyaient également aux 12 apôtres) sont devenus des symboles de violence. Une inversion des valeurs qui fait la force de l’image.

La comparaison des trois fresques éclaire l’art de Blu. Des images métaphoriques fondées sur une symbolique immédiatement compréhensible situées dans des lieux choisis avec grand soin pour provoquer.

On saisit les points communs avec la longue tradition du dessin de presse politique. Plantu, Kroll et tant d’autres partagent avec Blu cet art de la concision, de l’ellipse, du raccourci, de l’utilisation de symboles partagés par une grande communauté culturelle pour dénoncer les maux dont souffrent nos sociétés. Ce qui distingue Blu du dessin de presse est la localisation des œuvres, la volonté claire de provoquer, le refus de faire rire, la cohérence profonde d’une pensée anarchiste, le besoin de convaincre, sans parler des différences formelles.

 

Blu, un insurgé ? Certainement. Je préfère dire un résistant pour ne pas dire un insoumis. Un militant politique ? Certes. Mais surtout un artiste engagé qui va au bout de sa démarche.

 

[1] En 2014 au Kreuzberg, un quartier de Berlin, il fait détruire deux de ses fresques, « Brothers » et « Chain », afin d’éviter une spéculation immobilière.

A Bologne, la fondation de la banque Carisbo organise une exposition qui fait polémique. Certaines œuvres ont été prélevées sur les murs sans l’accord des artistes. Blu (et d’autres artistes) efface l’ensemble des œuvres réalisées dans la ville depuis 20 ans.

La fresque est recouverte sur ordre du directeur du musée.

Fresque située dans le centre-ville de Mexico.

Détail de la fresque.

Fresque peinte au Maroc à la frontière de l'enclave de Melilla.

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