Le street art à Paris : « Messieurs les censeurs, bonsoir ! »

Street/Art

Par | Penseur libre |
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La rue d’Aubervilliers, à Paris, est une frontière. Frontière, en ce sens qu’elle délimite deux arrondissements parisiens, le 18e et le 19e. Le côté impair fait partie du 18e, le côté pair du 19e. Une limite administrative, rien de plus. La vraie limite est géographique, c’est la voie ferrée et le pont Riquet qui l’enjambe.

Une rue qui relie Aubervilliers au boulevard de La Chapelle. Une entrée et une sortie de Paris encombrée par le mouvement pendulaire des banlieusards. Une rue atypique, le côté impair borde Les jardins d’Eole et des entrepôts dont la situation s’explique par la proximité du rail et de la route. Côté pair, quelques commerces et une longue file d’HLM. Bref, ce n’est pas une de ses rues de Paris où les chalands baguenaudent, le nez collé aux vitrines, promettant tous les plaisirs.

Après les attentats parisiens de 2015, à l’occasion de l’inauguration d’une nouvelle gare RER, un collectif d’artistes, le GFR, a invité des street artists français et étrangers à créer un événement : peindre le plus long mur de fresques en l’honneur de Rosa Parks. Les murs du pont Riquet et plus de 400 mètres du côté impair de la rue d’Aubervilliers célébrèrent Rosa Parks et les valeurs qu’elle incarne, l’égalité des droits, le refus du racisme, la fraternité. Depuis, le mur est devenu un spot de street art qui a profité de sa proximité avec le CentQuatre. Bien qu’une association gère le mur, le spot accueille librement de nombreux artistes, surtout des graffeurs mais également des « fresquistes » et des pochoiristes. Dans le petit milieu du street art parisien, le mur est considéré comme un mur « autorisé ». C’est-à-dire, un mur où le street art est toléré.

Revenons sur cette notion de tolérance. La loi française, pour faire court, autorise la peinture des murs (ou sur les murs, comme on voudra !) si le propriétaire du mur donne son accord. Dans les faits, les pratiques des street artists ont introduit plus que des nuances. On peut les regrouper en 3 cas de figure : les murs dont les propriétaires ont explicitement autorisé des artistes à peindre, des murs dont les propriétaires tolèrent les interventions des graffeurs, des murs dont l’usage est « réservé » à un crew.

Donnons quelques exemples. Les « murs peints » du 13e arrondissement résultent d’accords passés entre les bailleurs sociaux, la mairie d’arrondissement et le directeur de la galerie Itinerrance. Le long mur SNCF de la rue Ordener dans le 18e arrondissement « appartient » à un crew qui y intervient, qui peut autoriser d’autres artistes d’autres crews à y peindre. Le mur du square Karcher appartient à la Ville de Paris et est géré par l’association Art Azoï.

Tous les street artists de Paris connaissent les règles écrites et non écrites qui régissent les murs.

D’autres murs ont des statuts bâtards : ils sont en apparence libre d’accès mais la mairie qui est propriétaire des murs peut les « nettoyer ». « Nettoyer » recouvre une réalité plus triviale : des employés municipaux à grands coups de rouleau recouvrent les fresques et les graffs.

C’est là que ça devient intéressant.

Nul ne conteste le droit de la Ville de peindre d’un beau gris anthracite ses murs couverts d’œuvres d’art urbain contemporain. Ses édiles semblent préférer les longs murs monochromes au désordre apparent des interventions des graffeurs. Ce qui interroge, c’est qui choisit de recouvrir telle fresque ou telle autre et comment est effectué le choix ? Autrement dit, quels sont les critères qui président à la disparition des œuvres.

J’ai posé la question aux services de la propreté de la Ville qui m’a répondu par un copier-coller de la politique de l’équipe municipale en faveur du street art ! Si sur une longue période nous examinons les œuvres qui sont recouvertes et les autres, les critères sautent aux yeux. Les œuvres qui ne sont pas « politiques » sont « épargnées » alors même que les propriétaires des murs n’ont pas donné leur accord[1]. Les fresques politiques, sans que cela soit systématique, sont recouvertes.

La fresque de TWE crew de la pointe de Poulmarc’h recouverte. Comme celles de rue Noguères. Hasard ? coïncidence ? me direz-vous. Voire.

J’ai déjà évoqué dans mes billets les initiatives de deux membres de TWE crew, Itvan K. et Lask. Sur un mur donné, à une date donnée, sur un thème qu’ils choisissent, en imposant un code couleur, ils invitent les street artists à les rejoindre pour une « jam » d’une journée. Ces réunions d’artistes militants sont une variation des collectifs d’artistes de Mai 68 et des « brigadas » chiliennes. Elles sont en quelque sorte non pas le « bras armé » des luttes sociales et politiques mais l’active participation des artistes de rue aux combats des « travailleurs ». Ces événements sont baptisés les Black Lines. En quelques mois, plusieurs Black Lines ont été organisés, à Paris, à Marseille, à Nantes. Les thèmes sont d’une brulante actualité : la critique du libéralisme, la convergence des luttes, les violences policières, le soutien aux Gilets jaunes. En moins d’un an, plus de 100 artistes ont participé aux Black Lines.

 

Après avoir organisé déjà deux Black Lines rue d’Aubervilliers, les leaders de ce qu’il convient d’appeler un mouvement, ont décidé de consacrer un Black Lines pour soutenir les Gilets jaunes. La presse régionale et nationale a rendu compte de l’événement en mettant l’accent sur les portraits de Christophe Dettinger, le boxeur de CRS, sur ceux des victimes des tirs de LBD et de grenades, sur les revendications de justice sociale exprimées par nombre de Gilets jaunes. Quelques jours après le Black Lines, titré Hiver jaune, les fresques ont été recouvertes à l’exception de la peinture d’un personnage de dessins animés dont on a supprimé le phylactère subversif, d’une vision en plongée dont la signification hors contexte n’est guère possible. La très remarquable scène peinte par Ernest Novo représentant une famille réunie autour d’un téléviseur affichant en lettres noires sur fond jaune « Révolution » a été conservée, sauf l’écran de télévision et le mot honni, « révolution ».

D’autres œuvres n’ont pas subi des employés municipaux les funestes outrages, ce sont les graffs d’Estim représentant des portraits des joueurs de l’équipe de football du PSG ! Nous avons un indice sur les peintres en bâtiment : ce sont des supporters du PSG !

Le nettoyage a été sélectif : toutes les œuvres ayant un contenu politique ont été recouvertes. La conservation pendant plusieurs années d’œuvres peintes sur des murs « interdits » et le « nettoyage » rapide des fresques politiques n’a rien à voir avoir la Propreté de Paris. Mais tout à voir avec la censure.

Une censure évidente, presque drôle. Une censure qui de plus ne sert à rien. Les acteurs de cette censure qui ne dit pas son nom réfléchissent comme les publicitaires du 20e siècle : pour provoquer l’acte d’achat, il faut que le citoyen-consommateur voit le plus grand nombre d’affiches, de spots télévisés etc. Ils n’ont pas intégré que les photographies des fresques « tournent » sur les réseaux sociaux à la vitesse d’Internet ! En quelques heures, la peinture encore fraiche, les reproductions des œuvres sont mises en ligne et partagées de centaines de fois. Ces images, en libre accès, peuvent être imprimées, diffusées dans le monde entier, sans passer pour autant sous les fourches caudines des régulateurs du Net. Les smartphones qui photographient qui, en direct, mettent en ligne des images. Des appareils photos connectés qui peuvent mettre en ligne quasi immédiatement des photos ou des films. Le monde a changé, pas toujours en pire, et la censure, toutes les censures, sont devenues de plus en plus complexes à mettre en œuvres. Seuls les Etats autoritaires disposent des moments technologiques pour imposer une censure au prix d’une mobilisation considérable de moyens techniques et humains.

Le street art vit dans un entredeux réglementaire et une pratique « deux poids, deux mesures » dont il faudrait sortir. Les street artists acceptent le côté éphémère de leurs œuvres comme la condition non dite de l’art dans la rue. C’est même la « fragilité » des œuvres qui en fait le prix. L’art urbain n’aspire pas à la patrimonialisation, ni à la leur « conservation » dans des musées, mais il revendique, à juste titre, une liberté d’expression bornée par des limites explicites.

Au lieu de mobiliser des camionnettes et des employés municipaux, censeurs aux petits pieds, les puissants devraient plutôt organiser la libre expression des idées en appliquant l’arsenal législatif qui la régit et qui est amplement suffisant pour empêcher les dérives et les excès.

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Une censure cachée ouvre la voie aux pires supputations, au développement de théories du complot, aux élucubrations les plus fantaisistes. Notre démocratie est-elle si fragile qu’elle ne saurait supporter quelques images ? Des images certes qui ne rentrent pas dans les cases du bien-penser de droite comme de gauche. Raison de plus pour que les idées trouvent un moyen d’expression sur les murs de nos villes.


[1] A titre d’exemples, les fresques de la rue de L’Ourcq peintes sur des murs de la SNCF, les fresques de la rue Germaine Tailleferre peintes sur des murs de la Ville.

fresque d'Ernesto Novo, Black Lines.
Fresque
Fresque 7 mars 2019.
Portrait du boxeur, Dettinger. Censuré.
Le boxeur et les CRS. Censuré.
portrait d'une victime de la répression policière.Censuré.
Fresque dénonçant le danger des lanceurs de balles de défense. Censuré.
Fresque d'Itvan K.Censuré.
Collage pour Black lines. Censuré.
Fresque censurée.
Graff d'Estim. Pas censuré.
Estim. Pas censuré.
Estim. Pas censuré. Tous les joueurs du PSG ont leur portrait (pochoir et graff)
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