Le Pont d’Ambrussum de Gustave Courbet, Ou peut-être le plus beau tableau du monde

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Par | Penseur libre |
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Le Pont d’Ambrussum, Gustave Courbet 1857

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LA MER ET LE LAC

Il se trouve au fond de nous, depuis le temps des découvertes sensitives qu’est le temps de l’enfance, deux images qui se confrontent et s’opposent ; l’image du lac et l’image de la mer.

En une psychologie des profondeurs, celles du cœur et de l’âme, ces deux images à la fois nous inquiètent et nous apaisent. Pour celui ou celle que l’enfance a mené à ses abords, le lac a d’emblée offert l’aventure d’un jardin plus mystérieux que celui qui connut ses premiers pas car sa vastitude est double, de terres et d’eaux, son décor est constitué d’opacités végétales et de fluidités luisantes, et lorsque ce même enfant reçoit le choc de l’immensité marine, il connaît crainte et tremblements. Son souvenir, toutefois, sera empreint de la plus pure intensité vitale ; éclats de la gerbe d’eau mêlée de soleil, pluies soutenues sur l’ample mouvement de la vague, ciels gonflés de plomb qui se mélangent à l’incessant tangage des eaux et, enfin, le souffle terrible des lointains ailleurs.

Dans le reflet inversé de la montagne, le lac nous illusionne sur l’importance de son abîme.
Car, bien sûr, je parle ici de ces lacs que l’on trouve en haute montagne. Ceux-là sont de toute éternité, ainsi que des puits sans fonds au creux des glaces ou des parois de marbre, plongeant dans l’insondable et qui, nés il y a cent mille ans dans l’éther diamanté, nous livrent encore aujourd’hui la rareté d’un vol d’oiseau ou le passage d’un homme solitaire.

Dans son silence et son apparente immobilité, le lac pourtant est une image flottante, non figée, pas plus statique que son ciel limpide qui se dilate et s’étire tout au long des heures du jour. La lenteur imperceptible est son mouvement et sa nature car il reste dans l’expectative et la crainte du moindre frémissement que provoquerait la chute d’une plume sur sa surface étale ou de l’infime séisme de son derme né d’on ne sait quel organisme sous-jacent qui reviendrait à la vie.
On le voit, le lac est calme par essence et très ancien par nécessité. Nul bruit de l’Histoire ne l’a changé et si, par une humaine activité, un pont l’enjambe de la suite rythmée de ses arcades, il fait immédiatement corps avec lui, se dédoublant en lui et l’on s’étonne alors de ne plus pouvoir choisir, du modèle ou du reflet, lequel en sera le simple écho de la réalité. Du flanc de ce mont violet la lumière est liquide et ne reste plus rien du ciel et de l’eau qu’un miroir qui se mire lui-même en sa contemplation abstraite et minérale.
Le dialogue est parfait entre illusion et certitude.

A certaines heures pourtant, alors que l’onde reste sereine et lisse, le reflet du pont semble se ronger et s’élargir. Détachant une myriade de particules, la lumière (toujours elle) propose un autre corps, une autre masse, comme dans ce petit tableau de Gustave Courbet, « Le pont d’Ambrussum » (1857) visible au Musée Fabre de Montpellier. Dans cette peinture, un petit édifice antique, aux deux arcades et passablement en ruine, converse avec son image inversée, pensive, à la fois jumelle et pourtant déjà différente. Cette composition, où les deux alvéoles d’un même cœur se désolidarisent, semble naître infiniment sous nos yeux.

Ici une végétation grasse, gonflée d’émeraude et de rousseur, encadre le petit lac. L’heure est passée où le zénith rendait l’eau comme le ciel et tout bascule enfin et se transfigure.
Le reflet est alors d’un autre monde, plus mystérieux car son dessin le libère de son double et improvise un pont rêvé, qui émergerait du temps et de notre mémoire incertaine.
Le lac reprend sa nature d’eau quand la lumière y plonge et s’en va laissant la vie s’éparpiller en humbles molécules qui se mélangent à la soupe du vide.

Mais quand le vent se lève, le lac rugit comme une mer. Il redécouvre alors son enfermement, ses cloisons étriquées. Il lui faudra, alors, toute la force sans sagesse de sa puissance trop longtemps contenue pour inonder l’alentour, briser quelque ponton, déchirer d’un vieil arbre le buste trois fois centenaire éparpillant au sol le tronc défait, et les branches et les nids d’oiseaux pour, enfin, rajeunir joncs et roseaux de toutes sortes une fois l’orage passé.

De la mer à la mère

La mer, notre mère, a vu ce matin venir vers elle un jeune homme.
Longtemps il a scruté, analysé, jaugé l’horizon et l’étendue. Il a humé le goût du vent et la vigueur de son humide parfum. Ses yeux ont pris peu à peu une transparence bleutée et des larmes courraient à ses tempes bouclées. C’est aujourd’hui qu’il quitte l’enfance. Il s’en éloigne sans se retourner.

La mer, d’abord, trouve son tempérament premier dans le va et vient constant de ses marées.
Qu’elle soit courte ou longue dans sa durée, en mer du Nord ou de Méditerranée, la marée, mouvement continu du flux marin, contient dans son obstination la colère des océans.
La paix quotidienne ou rien de terrible ne se prépare, permet l’indispensable vague et son ourlé, sa chute et son fracas, et son recommencement …
Aussi tendre que soit la vague, elle nous frappe toujours et empêche ainsi, en nous, le rêve et la méditation. La mer est à l’éveil du corps et de toutes ses vigueurs ce que le lac est à l’hypnose et à l’esprit.

Le bain vivifiant brûle toujours un peu et l’eau salée par la gorge et les narines est un des travaux d’Hercule en nos boyaux internes, et nous cravache et nous réveille. Le grain de sable dans l’oreille, le sel dans les yeux, le danger si proche nous convainc d’être en vie…et de le rester !
Quand la mer fait le dos rond et gris, les pires tempêtes sont à craindre mais, au large, tout est possible, comme reste possible le retour imminent du calme plat d’une nouvelle surface huileuse, d’une mer inerte, comme morte, en attente, en écoute, enfin assagie mais tellement attentive…
Le nageur perdu en mer, s’il s’aveugle des trapèzes clinquants des effets du soleil, comme au temps des morves d’azur et des longs figements violets d’Arthur, ce nageur, dis-je, se voit irrémédiablement perdu. Il aura pour linceul et seul cortège cette fête de couleurs, une puissance à nulle autre pareille, incalculable, infiniment respectable, la puissance de la pulsation marine.
Et si, contre toute attente, il survit quand même, son corps en est marqué. La morsure du séjour marin est comme le fer qui imprime en traces, en plaques, en turgescences pourpres les chairs meurtries. Et sa mémoire éblouie l’aura rendu muet, conscient de n’avoir pas pu croire ce que seul il a vu.

Se noyer en mer c’est partir en voyage, se noyer dans un lac c’est descendre dans la tombe. Une tombe d’oubli où seuls les voyageurs du Temps peuvent nous croiser ; gaulois superstitieux, moines et marchands, chrétiens novateurs, humanistes du onzième siècle, ou cet archer d’il y a six mille ans et qui n’a plus de nom…
Le lac conserve son histoire. Celle de la mer est balayée deux fois par jour.
Ci-gît l’histoire du lac. Dans l’invisible suite de ses fonds qui se dénombrent en une lente descente toujours inachevée.
Et cette histoire est son trésor enfoui, introuvable à jamais et seule subsiste, peut-être, en notre cœur ému la longue succession de ces infimes évènements qui n’ont eu d’autre témoin que le temps suspendu qui survit en notre goût d’aimer les choses et de les réinventer.

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Boris Almayer

 

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