Une quête quotidienne

Chroniques

Par | Penseur libre |
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Petit commerce à HLM Grand Médine. Photo © Bernard Dutrieux

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Quand Aïssatou se lève ce matin de décembre, vers les 6H00, il fait encore bien sombre. Comme chaque jour elle aura tant de choses à faire. Elle frissonne un peu. C’est l’hivernage et la température vient drastiquement de chuter. Le thermomètre indique 18 degrés en cette aube naissante.

Voilà plus de 20 ans qu’elle est venue à Dakar de sa Casamance natale pour épouser son lointain cousin Pape Ndiaye établi dans la capitale. Elle ne l’a pas vraiment choisi. Mais il est gentil, sérieux, et cela lui semblait un bon parti. Certes elle est sa seconde épouse, mais il avait une bonne situation. Technicien à la grande cimenterie sur la route de Rufisque.

Et puis voilà qu’il y a deux ans, il a perdu sa main droite. Elle s’est prise dans la machine-outil qu’il inspectait. Handicapé, il est licencié après son hospitalisation. Pour toute indemnité, il reçoit une rente mensuelle de trente mille francs CFA[1].

Alors Aïssatou se prépare pour une longue journée de travail. Elle fait une rapide toilette, noue à sa taille un pagne tissé à la main, revêt un chemisier assorti, se noue autour de la tête un moussor mordoré dont on se demande comment il tiendra toute la journée. Elle quitte doucement la chambre et croise dans la cour de la demeure familiale Thérèse Corréa, sa belle-sœur, l’épouse du frère de Pape.

- Comment ça va, na nga def ?

- Maa ngi fii rek ! Et toi ça va bien ? merci !

Les salutations traditionnelles et puis elles se dirigent vers le matériel pour installer le stand devant la maison. Ensemble elles vendent aux passants du quartier qui vont vers le travail ou l’école des sandwiches pour faire un petit bénéfice. Thérèse ira chercher les kilos[2] chez le boulanger pendant que Aïssatou dresse le petit tréteau. Elle sort le thon préparé la veille, la salade de poulet, le foie de volaille cuit qui a tant de succès.

Mauvaise nouvelle, le kilo a augmenté de 25 francs. Tout est plus cher. Il faudra penser à augmenter les sandwiches.

Chaque jour ce petit commerce rapportera les quelques milliers de francs qui assurent la dépense quotidienne. Acheter le riz, le poisson au marché, les légumes pour préparer le thiebou djieun. Et puis mettre quelques sous de côté, car il faut alimenter le compteur électrique, et puis la Sonatel-Orange ou encore la Sénégalaise des Eaux. Et quoi encore ?

Et puis Aïssatou a trois enfants. Moins que sa maman qui donna naissance à sept bouts de bois de Dieu[3].

Il faut s’assurer du départ pour l’école. Ses deux filles, Maguette, Maimouna et le petit dernier, William.

Maguette, la fierté de la famille. Dans son école elle est au tableau d’honneur. A la fin de l’année scolaire, elle aura son BFM et puis très vite le bac. Si elle reçoit une bourse, elle ira à l’Université Cheick Anta Diop pour devenir avocate. Toute la famille pourra compter sur elle.

Maimouna, c’est plus compliqué. Elle prépare son certificat avec difficulté. Mais elle conduit William à la case des tous petits, elle aide au ménage. Une vraie petite femme d’intérieur sur laquelle Aïssatou peut compter.

L’école a coûté cher. L’inscription au collège Léopold Sédar Senghor, les fournitures, l’uniforme. Heureusement Aïssatou dispose chaque année d’un capital constitué dans la tontine à laquelle elle cotise chaque mois. Parfois cette somme est partie dans les batêmes, ou lors du décès de la maman de Pape. Mais ces dernières années, ce fut pour l’école.

Et puis, le fils ainé de Pape, qu’il a eu avec sa première femme, envoie chaque mois, par Western Union, quelques dizaines de milliers de francs depuis les Emirats ou il travaille dans le bâtiment.

Pape va se lever une heure plus tard. Il est un peu déprimé. Mais comme il est très croyant, il ira à la mosquée. Et puis la semaine prochaine, il veut aller en pèlerinage à Touba, la Ville Sainte des Mourides, à une centaine de kilomètres de la capitale. Il ira ensuite voir son ancien collègue Serigne. Pour boire le thé à la menthe très sucré. Pourtant, au dispensaire, le médecin lui a parlé du diabète. Qu’importe, le Ataya, c’est une tradition de la teranga. Ils parleront longtemps de la situation politique. Des élections présidentielles dans trois ans. Ils sont pourtant dans le même camp, mais il y a tant à dire dans ce pays démocratique. Il trouvera aussi le temps de nourrir les moutons et changer la litière. Les moutons que l’on élève dans la cour. La tabaski[4] se prépare bien à l’avance.

Fin de matinée, Aïssatou et Thérèse font leurs comptes. La recette a été bonne. Il a fallu retourner chez le boulanger. Il y aura de quoi nourrir la famille, prévoir pour les factures, et puis même acheter quelques bombons pour le petit William à Boutik bi. Et puis peut-être la semaine prochaine acheter ce boubou qu’elle a vu chez la couturière, sa voisine Mareme. Il est en bazin, d’un très beau bleu indigo imprimé très prisé par les femmes. Il est un peu cher, mais elle négociera, et puis il servira au mariage de son frère Faye. Si elle a l’occasion de rentrer à Ziguinchor.

La journée n’est pas finie. Chaque jour la maison est nettoyée, notamment du sable que le vent transporte sans cesse depuis la Mauritanie. Il faut aller au marché. Préparer le repas du jour, frais, souvent avec une cuisson longue, à surveiller, sur le bec de gaz. Elles feront aussi du jus de Bissap. Et puis de la bouillie de mil. Une lessive attend encore.

Demain est un autre jour.

Sera-t-il aussi sans soucis hors ceux du quotidien ?

Inch’Allah !

Aïssatou et Thérèse, comme leur famille sont des personnages fictifs. Mais tellement proches de la réalité de millions de sénégalais. Et de sénégalaises. Elles contribuent à ce que l’on appelle l’économie informelle. Parfois il m’arrive de dire que la moitié du Sénégal a quelque chose à vendre à l’autre moitié. Tout en sachant que les deux parties ne sont pas étanches. Wikipédia cite une étude de la banque mondiale qui estime que 97% des emplois créés le seraient dans ce que nous appelons les petits boulots. Chiffre à prendre avec des pincettes puisqu’il n’existe évidemment aucun compte précis de cette réalité. Ces boulots sont par ailleurs souvent exercés en complément par des personnes ayant un emploi dans le secteur des services, l’industrie ou encore dans les administrations.

Les femmes y prennent une part conséquente, et contribuent ainsi à l’économie générale du pays, même si cela ne génère aucune recette fiscale pour l’Etat et les collectivités locales.

Toutes elles ont ce pouvoir d’agir pour protéger les leurs et assurer les besoins les plus élémentaires. Et plus parfois quand les planètes sont alignées.


[1] Environ 46 euros.

[2] Nom usuel pour désigner une baguette de pain.

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[3] En référence au roman de Ousmane Sembene, Les bouts de bois de Dieu, 1960. Disponible en Poche Pocket. Film réalisé en 2009.

[4] La fête de l’Aït pour les Sénégalais

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