Dissident à l'école

L’avenir de l’école

Par | Penseur libre |
le

Photo © Laurent Berger

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La jeunesse est prise en otage par le tout économique. Certains jeunes en quête de reconnaissance veulent se montrer par la performance. Ils veulent se comporter comme des vedettes: la visibilité importe plus que la richesse intérieure. L’originalité vendue est devenue une obligation. Se faire remarquer en classe par des comportements qui nuisent à l’apprentissage. Ainsi, les jeunes consommateurs ne se portent plus volontaires pour apprendre l’originalité profonde: celle qui dépend de la volonté. L’école ne parvient plus à séparer les enfants des travers pernicieux du monde des adultes. Ces derniers délaissent la recherche de la vérité. Ils adoptent des pensées uniques successives qui s'introduisent à l'école. L'apprentissage devrait être séparé des soucis de rentabilité, de profit, de compétition, d'évaluation automatique. Cette séparation est indispensable à une réelle émancipation de tous. Une coupure est nécessaire afin d’entrer librement dans l’apprentissage. Apprendre, c’est pouvoir se montrer libre de certaines préoccupations immédiates afin de recevoir ce que l’enseignant pourrait transmettre. C’est pouvoir se déplacer et voyager. Les Anciens savaient se montrer libres afin de pouvoir affirmer des choses importantes dans la cité. Ils pouvaient donc défendre le principe de l'appartenance à l'humanité. L'essentiel est aujourd'hui sans cesse menacé par l'insignifiant. 

Le professeur de francais que je suis persévère afin de dévoiler aux élèves les marginaux qui sont de plus en plus négligés par la société de la finance. Les dissidents, les subversifs intelligents, les transgressions discrètes, les invisibles, les désobéissances indispensables, les pirates de la parole, les transformeurs de petites choses, les gestes silencieux, les murmures forts, les inconnus importants, les méconnus pas célèbres, les déviants gentils, les doux rêveurs, les audacieux qui ne font pas de bruit, les marins qui prennent d'autres voies, les souffleurs de verre, les artisans de la beauté, les acrobates des bas quartiers, les en dehors de réseaux, les faiseurs de miracles, les songeurs de patience, les trouvères de l'air, les réparateurs, les tireurs de tarots, les chamans de l'autre côté, les marginaux du graal, les prophètes sans public, les révoltés sans slogans, les indignés sans marches. Ce qui constitue encore mon espoir de leur montrer autre chose. Garder la présence en classe d'esprits marginaux qui n'entrent pas dans les cases. 

Je me souviens de la force de  la volonté de Louise Michel. "Notre plus grande erreur fut de n'avoir pas planté le pieu au coeur du vampire: la finance. Je suis ambitieuse pour que l'humanité; moi je voudrais que tout le monde fût artiste, assez poète pour la vanité humaine disparût."

Ainsi, nous aurions tort de penser que l’enseignant devrait être absolument neutre en classe. Bien sûr, il ne doit pas exercer de prosélytisme envers ses élèves, mais il ne peut pour autant renoncer à son assertivité, à son esprit critique. Le marché désintellectualise le métier d’enseigner, alors qu’enseigner constitue fondamentalement un acte politique, éthique, philosophique, créatif. Cet acte ne relève pas de l'échange marchand. Il n'est pas directement rentable. Aujourd'hui, le système marchand préfère enfermer les élèves dans les orientations spécialisées, déterminées: auxiliaire de bureau, aide sanitaire, pharmacie. Dès l’âge de 15 ans, les jeunes filles sont en section coiffure. Le professeur progressiste n'enseigne pas seulement des matières, il transmet les valeurs précises qui en découlent. Les priorités du marché lui demandent de ne plus y accorder autant d'importance. Placer les adolescents sur le marché le plus tôt possible semble être la priorité. Dans cette chronique consacrée à l'avenir de l'école, je m'interroge aussi sur l'avenir de la présence à l'école des humains qui parlent une autre langue que celle qui se répand dans tous les esprits de manière insidieuse avec le sourire. Il est frappant d'observer que les vendeurs charmeurs mettent en évidence les enfants à l'école au nom de leurs intérêts en ne consultant plus les instituteurs. Ce que pensent les pédagogues n'aurait plus d'importance car c'est la demande et l'offre qui importent.

Dans cet univers marchand où tout se vaut, il est désormais défendu de défendre une quelconque vérité qui serait préférable aux autres. Plus rien ne doit se diriger vers le dépassement de soi, vers l’élection de ce qui est beau, de ce qui est préférable au nom de l’égalitarisme et de l’anti élitisme. Il est défendu d’être un passeur au nom d’un relativisme niveleur. Le devoir de transmission du maître à l’apprenti est occulté. Par ailleurs, la médiocrité générale vendue contredit tous les jours la volonté de partage du lettré. Le lettré n’achète rien. Le temps qu’il passe à lire n’est pas rentable. 

L’idée qu’un auteur s'exprime avec une richesse inédite n'est plus acceptable. Cet auteur serait trop difficile pour les élèves des zones d’éducation prioritaire. Sa langue est bien trop compliquée, inaccessible. Au nom d'une démagogie qui consiste à donner moins à ceux qui ont moins, nous les privons ainsi de l’accès à un vocabulaire plus large. Alors, nous remplaçons Aragon, Camus par des histoires plus proches, plus directes, plus colorées et plus actuelles. Ce phénomène existe aussi dans les écoles huppées où les parents attrapés par la nécessité de la consommation ou par le virus de la mondanité ambiante ont délaissé les grands auteurs qui demeurent néanmoins dans leur living. Mettez-vous au niveau de vos élèves, partez de leur vécu ! Les nouvelles directives pédagogiques semblent suivre l’enchantement proposé par le marché. La pensée gnangnan remplace ainsi les transgressions intelligentes. Les désobéissances aveugles remplacent les désobéissances lucides. Les auteurs subversifs sont progressivement délaissés au profit de textes informatifs. 

Le système marchand s'attaque au rôle émancipateur du maître qui propose.  Le plaisir formaté obligatoire engendre un refus de l'autorité libératrice, amicale. Ce refus remet en cause le statut spécifique de l'enseignant. Ce statut  se base sur une éthique de prise de parole en public. Cette éthique n’est donc pas neutre. A force de défendre une neutralité passive, nous autorisons le développement du prosélytisme qui s’introduit à l’école. L’école soumise au marché traite les élèves tels des petits clients. Ces jeunes clients déclarent leurs besoins particuliers. Les jeunes déstructurés ne perçoivent plus les repères cohérents et formateurs à cause de souci apparent de neutralité. Le laisser-aller du néolibéralisme n’autorise plus l’affirmation d'un choix qui pourrait réellement inventer une autre société. Le marché a pénétré le domaine politique. Tout s’échange. Les règles sont sans cesse modifiées. Elles varient selon les intérêts particuliers vendables à l’électorat potentiel. L’esprit sectaire s’affirme dans les grands magasins. Le repli sur une identité prédéterminée obstrue la circulation des connaissances qui assurent l'esprit critique et la création.

La société du contrôle, du travail et du loisir, du spectacle contredit les aspirations humanistes de l’enseignant. La langue de la performance, de la sélection, de la communication directe s’impose. Par une bienveillance mercantile, plus aucune valeur élue qui serait plus élevée qu’une autre ne peut plus s'affirmer. L’esprit critique tend ainsi à disparaître au profit d’une bonne humeur néolibérale qui laisse tout vendre à n’importe quel prix. Ainsi, une sorte d’indifférence naît devant la médiocrité célébrée. L'intello est alors méprisé, la beauté est délaissée, l'artiste est culpabilisé pour ne pas répondre aux critères déterministes du succès assuré, celui qui parle autrement que la langue de la finance est vu comme un étranger inacceptable. 

La marchandisation des mots et des choses provoque une perte de la rencontre, du dialogue, de la narration. La narration permet l'accès à l'universel, à l'humanité. L'élan actuel se dirige au contraire vers la rapidité, l'absence de mémorisation, de transition. L’organisation remplace l’initiation. L'apprentissage suppose l'acceptation de la lenteur, la progression, les épreuves, la cosmologie, la présence de symboles. La rapidité vendue n'autorise plus le déplacement vers quelque chose de plus vaste. L'hédonisme prôné par le marché écarte les jeunes de la volonté d'être des acteurs conscients. 

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L'école survit dans un monde qui perd ses créations de reconnaissance mutuelle. Le lien humain se défait. Un univers commercial  bruyant se déclare. Alors que l’école devrait obéir aux normes du privé, des saboteurs se déclarent en son sein. Elle est aussi sans cesse déstructurée par des entrées extérieures successives. En effet, des destructeurs attaquent volontairement la transmission qui pourrait naître entre le professeur et ses élèves dans une école qui est de plus en plus déstructurée.  Le professeur a des réserves de photocopies au cas où de nouveaux élèves arrivent dans ses classes. Il n'a jamais vraiment la même classe devant lui.  L'absentéisme des élèves prouve leur désintérêt envers l’école. Un jour, dans une école bruxelloise à discrimination positive, 30% des élèves furent absents. De nombreux certificats médicaux sont rentrés ; quelques-uns étaient signés par le même médecin. Les jeunes consommateurs pratiquent le nomadisme, ils changent chaque année d’école. Deux élèves arrivent dans une classe au mois de mars. Deux élèves ont envie d’aller s’inscrire dans une école où ils pourraient terminer leur journée plus tôt afin de pouvoir travailler. Le professeur ne peut plus agir à long terme. Il lui est parfois impossible de s'en tenir à ce qu'il avait prévu. Il barre ce qu'il avait écrit dans son journal de classe. Il lui est difficile de poursuivre le même thème. Ses élèves accaparées par l'instantané ne savent plus se concentrer. Ils pratiquent le zapping: « On en a marre, si on passait à autre chose! » L’heure est donc à l’ingratitude et à l’infidélité. Le consommateur jette quand il est blasé l’outil qu’il a possédé. Une logique de l’éphémère est imposée  au détriment de la progression du partage. Les outils se font la compétition, l’un chasse l’autre, un demeure un mois et est remplacé aussitôt par le suivant. L’outil devient plus important que la vie elle-même. Il acquiert plus de valeur que celui qui le possède, dés lors pourquoi ne pas s’en saisir le plus rapidement possible sans se préoccuper de la valeur des êtres. L’image donnée de l’être devient plus importante que l’être lui-même. L'emballage a plus d'importance que le contenu, le discours a plus d'importance que le geste, la justification de l'oeuvre efface sa substance.

Alors, quelque part, le lettré est le dissident, une espèce en voie de disparition, mais il résiste, il persévère. Il n'abandonne pas, car il aime enseigner, transmettre, éveiller, se méfiant de ce qui est vendu dans l'euphorie par la pensée gnangnan. 

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