Ironie sur l'indépendance et la liberté de l'enseignant

L’avenir de l’école

Par | Penseur libre |
le

Photo©Laurent Berger.

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Lecture 6 min.

Je propose que l’on se dispense d’enseigner que la terre est ronde, ce qui n’est après tout qu’un fait scientifique relatif, afin de ne pas heurter la sensibilité de celui qui croit qu’elle est plate. De même, je souhaite que l’on s’abstienne de partager la théorie de l’évolution avec les créationnistes, même avec la plus grande des pédagogies, avec toutes les précautions du monde, en étant très prudent, en ne les heurtant pas de front, avec toute la bienveillance reconnue, c'est nettement conseillé et préférable pour la paix sociale!

Ensuite, pour ajouter du suspense, je vais éviter désormais de raconter la belle au bois dormant aux élèves parce qu’elle se laisse embrasser alors qu’elle est endormie, ce qui n’est pas très convenable pour l’image de la femme. Je vais également au plus vite me débarrasser de Blanche neige, qui est racontée comme une femme destinée au mariage et au ménage! Je pense, après mûres réflexions ne plus montrer des tableaux où de belles créatures apparaissent nues, Modigliani, c’est fini!  De plus, même si je reconnais le talent d’écrivain de Céline, continuant en secret  à apprécier son style dans son  Voyage au bout de la nuit, je vais l’éliminer directement pour son antisémitisme avéré. Tous les artistes un peu douteux, bizarres, non politiquement corrects, seront jetés à la corbeille. Je renonce à ouvrir l’ esprit de mes élèves, je renonce à la liberté d’expression, je renonce à la confrontation des idées, au jugement de goût, à la libre appréciation! J’éviterai ainsi les ennuis avec les parents, avec les associations de défense des droits des uns et des autres. 

Je serai sage comme une image en classe, totalement neutre, plus aucune affiche qui pourrait heurter la sensibilité de mon public ne sera collée, tout sera bien net, le profil bas, pensant que mes élèves doivent être réconfortés, dorlotés, assis dans leurs croyances, isolé dans leur confort, je baisserai mes exigences.

C’est qu’ils l’ont bien mérité, ces dessinateurs provocateurs manquant totalement de pédagogie et de psychologie! Je serai un bon papa sympa ne désirant pas troubler la paix de ces pauvres âmes, convaincu qu’elles ne peuvent pas s’émanciper, progresser, convaincu de leur innocence, de leur incapacité à rencontrer l’inconnu.
Je n’irai pas voir un concert  classique quatuor avec eux, nos écoles n’apprennent plus  aux enfants à jouer d’un instrument de musique!  Je ne vais pas tenter de leur expliquer la richesse reçue grâce au fait de jouer ensemble, de s’écouter, de prendre des initiatives, de se regarder, d’être en harmonie. Je leur donnerai des calmants, me prostituant aux dealers pharmaceutiques! Je les enfermerai dans le monde des ressemblances, je les rassurerai avec l'intimité de l'autre soi. 

Voilà, mon nouveau programme, effacé le voyou François Villon, gommé Victor Hugo qui trompait sa femme, supprimé Arthur Rimbaud homosexuel, jetée aux orties Camille Claudel qui était folle, écarté Voltaire critique des religions, arrêter de les embêter avec l'Holocauste, ne plus importuner avec mes auteurs trop subversifs, avec ces romans qui évoquent l'inceste! Chers parents, vous voyez, vos enfants seront bien protégés de tous les dangers! 

Bon, finalement, je constate que je n’ai plus grand chose à leur proposer. Il va falloir m’y prendre autrement. Attention, dans cette pièce de Shakespeare, Mercutio aime Roméo, dangereux! Je vais désormais nettoyer tout comme ce metteur en scène, qui pour s’attribuer la sympathie du public, a modifié la fin de Carmen, elle n’est plus tuée par un homme, c’est elle qui tue son agresseur, ce qui est préférable quand-même pour l’image de la femme!  

Promis, je ferai attention à toutes les procédures risquées, je serai prêt à me défendre contre n’importe quel avocat au service des jeunes surprotégés qui ne peuvent  plus être bousculés, je boirai de l’alcool en cachette, j'éviterai de manger du porc, (ça c’est déjà fait, puisque je suis sur le point de devenir végétarien). Je n’irai plus à l’église leur montrer des oeuvres baroques trop violentes, sanglantes, spectaculaires, même si je me doute que dans leur chambre fermée, ils jouent à des jeux vidéo de guerre! Je vais accepter toutes les croyances même des plus bornés, des plus obstinés, je serai de marbre, je garderai mon sang froid, je saurai gérer leur violence puisque je suis bien formé! 

Voilà ce que je ferai jusqu’à l’âge de ma pension, je terminerai mes loyaux services à 67 ans. D’ici là encore quelques années à apprendre l’autocensure, la prudence, c’est magique! C’est formidable! 

Plus sérieusement, la question posée est celle de l’indépendance de l’enseignant chercheur vis-à-vis de ses élèves et des parents. Ce principe essentiel me parait aujourd’hui remis en cause dans ce monde de procédures, de recours, de prudence, où le risque est refusé, où l’inconnu est écarté. J’inscris ce phénomène dans une dérive sécuritaire qui se généralise. Je dirais que la loi devrait plutôt assurer cette liberté dans une perspective républicaine.  La liberté d’être exigent, d’ouvrir les esprits, de les confronter  à la différence, certes avec pédagogie et dialogue, au pluralisme des opinons, à admette les faits scientifiques avérés, à suivre les prescrits et les valeurs défendues par l’enseignement officiel, à accepter le projet d’établissement, à demander aux élèves de participer aux voyages scolaires, aux activités scolaires, à accepter de vivre dans un espace pluriel et mixte. 

Dans notre monde industrialisé, les systèmes d’enseignement sont en crise. Ce qui pourrait démontrer l’épuisement d’une école soumise au domaine technocratique et instrumental. L’école ne pourra pas sortir de son immobilisme si elle ne parvient pas à redonner un sens à l’acte d’apprendre. Il s’agit donc de redonner une signification intellectuelle et morale à l’école. Si l’indépendance de l’enseignant est remise en cause par un cadre administratif de plus en plus pensant, je crains que ce sens ne revienne pas. Au fait, je ne supporte pas l'antisémitisme de Céline, mais j'admire encore son style, son génie littéraire, et ce, gâce à un professeur qui m'a fait lire ses romans. Et puis, j'ai appris à rejeter certaines de ses idées tout en partagenant son antimilitarisme. 

 

 

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