La dérive des incontinents

Pour remettre les idées à l’endroit...

Par | Penseur libre |
le
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Elle paraissait pourtant superbe, la façade de cette maison si justement baptisée « Au soir d’une vie » puisqu’il s’agissait d’une maison de repos. Il est vrai que Juliette et Guy (86 et 88 au compteur quand même) ne l’avaient vue que sur le beau papier glacé d’un magazine familial et c’est d’ailleurs ce qui les avait amenés — ou plutôt non, je crois que c’est le tram 81 qui s’en était chargé — à aller jeter un coup d’œil à cette grosse bâtisse délabrée ou presque.

« Zut alors, s’exclama Guy, ils l’ont photoshoppée, les salopards… » Salopards, c’est un mot qu’elle comprenait, mais photomachin, là, c’était trop… Guy eut beau lui expliquer pour la nième fois que les stars qu’elle admirait régulièrement dans Gala ou dans Paris Match n’étaient pas comme ça dans la vie réelle, mais qu’un photographe facétieux leur avait gommé les rides, les boutons, colorisé les cheveux, regonflé un peu les seins au passage et amaigri les jambes. Elle ne comprenait pas qu’on pouvait faire la même chose avec une maison, une maison art nouveau en plus… Car Juliette s’y connaissait en art et pas seulement nouveau. Elle avait été capable de décrire sur commande et avec une précision chirurgicale n’importe quelle grande peinture classique (d’un tableau de Jérôme Bosch au Radeau de la Méduse) quand elle était guide dans les musées. Il est vrai que ces dernières années, une certaine confusion entrainait ses présentations dans des chemins plutôt farfelus.

Enfin, revenons à notre histoire, Guy et Juliette se tâtant devant « Au soir d’une vie » et décidant d’un commun accord de chercher ailleurs le petit paradis de leurs vieux jours. Ils avaient du mal à imaginer le cadre dans lequel ils allaient devoir inexorablement vivre désormais. Il leur était plus facile d’énumérer ce qu’ils ne voulaient pas. L’un et l’autre avaient leurs obsessions dans ce domaine. Guy craignait par-dessus tout de devoir porter des langes et de se les faire remplacer par une jeune infirmière d’à peine 22 ans. Quant à Juliette, elle avait peur d’avoir à faire face à un robot qui la tripoterait sans vergogne en la sortant du lit. Car elle le savait, la pénurie de personnel soignant avait poussé pas mal de responsables de maisons de repos à équiper leur institution d’au moins un robot humanoïde capable de gérer les situations les plus courantes : apporter les plateaux-repas, répondre aux questions des résidents, évacuer les pannes, mais aussi, pourquoi pas ? tant qu’on y est, les bercer avec une de leurs chansons préférées… si pas leur faire la conversation au coin d’un faux feu ouvert. Elle aurait bien préféré que ce soit Guy qui s’occupe de tout ça : lui susurrer des histoires au creux de l’oreille, l’aider à sortir du lit, lui chanter quelque chose, mais elle savait que dans certaines maisons de repos, on ne prenait pas la peine d’aménager des espaces-couples et que pour des raisons d’organisation du service, les hommes et les femmes vivaient à des étages différents (c'est vrai qu'ils n'ont pas les mêmes comportements ni les mêmes urinoirs). Lors d’une de leurs visites, on leur fit même comprendre, à demi-mot bien sûr, qu’ils n’étaient plus d’âge de passer leurs nuits dans le même lit (Juliette avait eu envie d’ajouter « et d’empêcher les voisins de dormir par leurs râles orgasmiques »), mais elle n’osa pas. Guy, lui, il ose toujours, alors en sortant, il s’attarda dans le hall et discrètement, avec le coupe-ongle qu’il avait toujours en poche, il fit disparaitre rapidement un « i » dans le nom de la maison (« À la Vierge épanouie ») qui figurait sur la porte vitrée. Elle dut le retenir, car il avait aussi l’intention de remplacer le « p » par un « v », ce qui correspondait un peu à sa réalité, mais passons.

Après toutes ces aventures, questions et discussions avec les médecins, les infirmières, le personnel et même avec les vieux et les vieilles des résidences visitées, ils décidèrent, après quelles semaines de réflexion intense et l’aide d’un beau-fils qui s’y connaissait bien en chiffres, de rester chez eux, parmi leurs souvenirs. Ils aménagèrent un peu la maison, un monte-escalier par ci, une douche adaptée par là, la téléphonie revue et corrigée et même, ils s’offrirent un home cinéma. Ces changements leur coutèrent l’équivalent d’un an et demi de pension à la Vierge fleurie, mais depuis, quelle liberté, quelle jouissance ! Ils échappaient aux activités organisées, aux jeux de dames, à l’aquarelle, au repas du soir servi à 17 heures, au médecin commis d’office, aux heures de visite drastiques, et j’en passe.

Un matin, une équipe de télévision d’une chaine plutôt conservatrice sonna à la porte. Ils venaient faire un reportage sur leur initiative innovante à laquelle personne n’avait encore pensé. L’émission eut un tel succès qu’une firme spécialisée fut créée et proposa diverses formules aux vieux et aux vieilles permettant d’éviter leur concentration en des lieux prévus pour elles et eux jusque-là. L’imagination était revenue au pouvoir, dans ce domaine-là en tout cas…


 

 

 

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