Gérard Zlotykamien, les Ephémères.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Détail des Ephémères.

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Lecture 8 min.

Si Lagardère ira-t-à-toi, il en est tout autrement avec les œuvres de street art: il faut aller les chercher. Chercher dans les galeries (certains galeristes font un remarquable travail de découverte des artistes et de promotion de leurs œuvres), dans les musées (en fait, en France ce sont des collections privées plus ou moins ouvertes au public), dans la rue (il serait temps de rendre au street art son sens premier, ce sont des œuvres (d’art) qui sont dans la rue). J’ai la faiblesse de penser que les œuvres des street artists qui sont dans des lieux dédiés au commerce de l’art sont des œuvres d’art contemporain urbain. Gardons l’expression consacrée aujourd’hui par l’usage de « street art » aux œuvres situées dans la rue et ayant comme public potentiel les badauds, les piétons…et non les amateurs d’art ou les collectionneurs.

Débat d’experts me direz-vous, chicanerie…voire ! La question du public, du destinataire des œuvres est un élément central dans l’art. Sans faire long sur le sujet, pensons aux peintres de la Renaissance italienne. Les œuvres (tableaux, fresques etc.) étaient des commandes. Pour en saisir le sens, il est primordial de savoir qui était le commanditaire, quelle était le lieu initial de l’exposition de l’œuvre choisie par le commanditaire, c’est-à-dire, indirectement, qui est sensé voir l’œuvre.

Cette notion de destinateur/destinataire est particulièrement intéressante dans l’œuvre que j’ai découverte récemment peinte sur le mur Karcher. Je rappelle que l’expression « le mur » désigne un lieu d’exposition d’œuvres de street art, lieu géré par une association en partenariat avec les communes (par exemple : le mur Oberkampf, le mur 12, le mur Orléans etc.) Le mur Karcher est donc…un mur géré par l’association Art Azoï situé en contrebas du square du même nom, dans la rue des Pyrénées, dans le XXème arrondissement de Paris,

Or donc, lors d’une de mes promenades street art (en fait, régulièrement, je fais le tour des spots de street art), je découvre peinte sur le mur Karcher une œuvre déroutante. L’artiste a peint à la bombe aérosol un fond avec des couleurs douces. Sur le mur blanc, des lacis de courbes tracées en rose et bleu. Le rose est un peu fané et le bleu, ciel. Sur ce fond, en noir, des formes dont les contours évoquent des corps humains. Plutôt des ectoplasmes tant les formes s’éloignent du réalisme. Pourtant, « celui qui voit » parvient à identifier les traits de visages, des formes oblongues semblent être des bustes, de longs prolongements des membres. Nulle composition si ce n’est une longue théorie de ces formes étranges se détachant du mur et nous questionnant. Formes « droites », peut-être, « à l’envers », sûrement. Des entretoises du mur sont soulignées en jaune et en rouge.

Les passants de la rue des Pyrénées passent, jettent un œil et …passent leur chemin. Faute de saisir immédiatement le sens du mur (qui est une œuvre en soi), déçus de ne pas comprendre ; le mur n’est pas l’objet d’une observation. Il fait partie du décor.

J’ai la sale manie de chercher à comprendre les traces. J’ai voulu en savoir davantage sur cette œuvre qui rompt avec le réalisme et pourtant qui n’est pas abstraite.

J’apprends que son auteur s’appelle Gérard Zlotykamien. Il est né en 1940. Il a commencé à peindre en 1955 et ses premières interventions dans la rue sont de 1963. C’est, en toute modestie, un des deux créateurs du street art ( le second est Ernest Pignon-Ernest).

Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître ! Dans les années 1970, le « trou des halles » était entouré d’une palissade. Gérard Zlotykamien, alias Zloty, peintre de chevalet jusqu’alors, à l’aide de bombes aérosols, sur cette fameuse palissade qui a été un lieu d’expression dirons-nous, a dessiné des Ephémères.

 Ce sont pour Zloty des ombres humaines qui sont restées imprimées sur les murs après l’explosion de la bombe d’Hiroshima. Ombres, fantômes, traces laissées par les vivants dans leur mort tragique. Cibles civiles massacrées et aussi pour ce petit-fils de déportés, victimes de la Shoa.

Il nomme ces formes projetées sur le mur des Ephémères comme ces insectes qui ne dure que 24 ou 48 heures. Ses œuvres sont aussi destinées à être détruites. Comme nous ! Les éphémères représentent symboliquement la destinée humaine et les œuvres de Zloty sont une parabole de notre sort tragique.

Les dessins sont mortels (et s’ils ne sont pas détruits par d’autres, Zloty les détruit lui-même), et les fameux moins de 20 ans que j’évoquais plus haut ont certainement du mal à comprendre le terrible choc qu’ont provoqué la première utilisation de l’arme atomique et le massacre de 6 millions de Juifs pendant la seconde guerre mondiale. Un choc universel des consciences. Après la « boucherie héroïque » de 14-18, l’organisation industrielle de l’anéantissement programmée de millions d’Hommes au regard de leur religion. Pour en parler, il fallut inventer, après-guerre le mot « génocide ». Le Japon d’aujourd’hui n’a pas oublié Hiroshima et Nagasaki. Le monde non plus.

Le travail actuel de Zloty n’est pas un regard vers le passé mais une invitation à penser notre futur. Dans une interview de 2017, il déclare : « En réalité je ne regarde pas en arrière. Quand vous donnez rendez-vous à quelqu’un c’est dans le futur. Quand je pense à une toile, c’est pour ce qu’elle sera demain et non pour ce qu’elle aurait pu être hier. Je ne suis pas historien. Je ne prétends pas lire l’avenir dans une tasse de café, mais je me base sur une émotion que je ressens à un moment donné par rapport à une époque ».

Son œuvre qui semble « minimaliste » porte une profonde interrogation sur nos sociétés. Une question sur l’effacement de la mémoire collective, une question également sur l’absurde qui semble gouverner le monde.

J’aime cette phrase écrite par Gérard Zlotykamien : « Il a fallu des milliers de doctrines religieuses, de civilisations avec les sages, des prophètes, des penseurs, des philosophes et des hommes de bonne volonté pour qu’aujourd’hui, nous puissions avoir des chambres de torture, des camps de concentration, des frontières et des hommes chewing-gum ».

Les « modestes » dessins de Zloty n’ont rien à voir avec la « déco » des courants main stream actuels. S’il fallait les qualifier (mais le faut-il ?), je dirais plutôt que son art est conceptuel dans ce sens où la représentation est le tremplin d’un questionnement.

Une dernière info pour la route ! Zloty a 78 ans et peint toujours les murs avec des bombes.

Le mur Karcher et la longue fresque de Zolty (40m de long sur 3 de haut)

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