Iel, et moi, et moi, et nous ?

Zooms curieux

Par | Journaliste |
le

Le dernier album de Christine and the Queens : « Paranoïa, Angels, True Love ». Photo © christineandthequeens.com

commentaires 0 Partager
Lecture 7 min.

« J’ai vraiment envie d’être un homme heureux », déclare Christine & the Queens, alias Chris, Redcar, Red. Chacun de ces noms représente un épisode de l’histoire genrée de celui qui déclare « Je suis un garçon avec des seins. Il y a plein de façons d’être une femme. » (1) Car femme, Red le reste : « je suis en résistance contre l’approche de la transidentité qui veut qu’il y ait forcément des traitements hormonaux et des opérations. J’en ai marre de devoir me définir avec leurs grotesques outils d’oppression. C’est se plier à un système binaire auquel je ne crois pas. La binarité a été créée pour contrôler », précise-t-elle dans une interview accordée au Guardian et citée par Thierry Coljon.

Une analyse qui rejoint celle du philosophe Dany-Robert Dufour dans son livre « L’individu qui vient… après le libéralisme » dans lequel il nous décrit que l’individu n’a pas encore vraiment existé dans nos sociétés opprimées par des puissants, des riches des dictateurs et où triomphe le patriarcat qui est la puissance exercée par les hommes sur les femmes. (2) L’individu n’existe pas non plus dans notre société qualifiée de libérale qui fabrique des égoïsmes, mais pas de l’individualisme tant nous sommes réduits à nos « pulsions par la culture de marché qui s’évertue à placer en face de chaque appétence mise à nu et violemment excitée par un produit manufacturé, un service marchand ou un fantasme plus ou moins adéquat bricolé par les industries culturelles. » Voilà qui conduit à « une mise en troupeaux généralisée des consommateurs ». Cet « égoïsme grégaire est devenu la forme dominante du lien social dans les démocraties de marché. »

La réaction de Red, en processus de transidentité, exprime cette recherche d’un véritable individualisme délivré du poids du marché – médical dans son cas - qui propose un faux changement de genre alors que les personnes en quête d’identité cherchent à pouvoir vivre et exprimer leur manière de vivre leur corps, leur sexualité, leur créativité en dehors des normes imposées par la société.

Les femmes luttent encore et toujours contre le patriarcat qui en fait des objets possédés par les hommes. Les hommes sont enfermés dans ce rapport de puissance alors que nombre d’entre eux souhaitent se délivrer quelque peu du carcan qui les empêche de vivre selon leurs sentiments, leur sensibilité.

On peut en citer quelques exemples dans l’actualité récente. Le plus spectaculaire concerne un président de parti belge, le flamand et socialiste Conner Rousseau qui a opéré un spectaculaire « coming out », sans doute pour couper court aux rumeurs dont on sait qu’elles sont électoralement dévastatrices. (3) L’homme explique aimer aussi bien les hommes que les femmes, et « c’est quelque chose qui, à titre personnel, me pèse énormément. Je ne sais pas encore ce que je suis, mais j’aime les deux. »

Quelques jours auparavant, un article donnait la parole à des personnes « non-binaires », celles qui ne veulent pas choisir entre être homme et femme, celles qui adoptent pour elles le pronom neutre et inclusif « iel » et des prénoms épicènes (masculins et féminins en même temps). (4) Lari dit : « Je suis et j’aime être un homme très efféminé ». Lou souligne qu’« utiliser un prénom épicène signifie avoir du jeu. Comme un cadenas qui ne serait pas trop serré. ». Les divers témoignages nous permettent de comprendre l’extrême complexité de ces « chenilles qui deviennent papillons ». Lou précise : « La nécessité de se situer différemment vient d’un vécu minoritaire, d’oppressions subies par les personnes homosexuelles et les personnes transgenres. D’avoir été refusées, insultées, tabassées, tout cela nous façonne. »

Ces témoignages nous permettent aussi de jeter un autre regard sur ces expressions individuelles qui bousculent nos conditionnements mentaux datant du patriarcat occidental et renforcés par les diktats religieux, surtout monothéistes. L’affaire est à la fois grave et politique en cette époque où les droits des femmes à disposer d’elles-mêmes sont de plus en plus bafoués, aux Etats-Unis notamment, en Pologne ultra catholique et dans de nombreuses dictatures et « démocratures » quelles que soient les religions dominantes. Les partis d’extrême-droite et fascistes se nourrissent du racisme et du sexisme, ils gagnent du terrain et risquent de balayer ces avancées civilisationnelles, culturelles, philosophiques portées par ces personnes qui secouent les oppressions diverses.

"Jouer" avec le genre

Il nous faut, grâce à iels, revisiter ce qu’est un être humain, tout simplement. Un être déterminé par ses chromosomes, ainsi que l’explique le philosophe Dufour. Car, selon la biologie, il s’agit bien d’un homme ou d’une femme. Mais un humain a le droit fondamental de « jouer » avec son corps, ses relations, ses attachements, ses sensibilités pour autant qu’il n’ébrèche pas les droits supérieurs de l’espèce humaine et ainsi menacer la survie de celle-ci. Là, se situent les limites du droit individuel. Donc, « paraître une femme, c’est un droit de l’homme ». Dire qu’il s’agit d’une femme est un non-sens biologique : on ne change pas du masculin au féminin, on accentue, on exprime la féminité mais les chromosomes sont toujours là. On ne peut donc pas, littéralement, « changer de sexe » mais on peut choisir de paraître l’un ou l’autre.

La société doit-elle décréter qui est homme et qui est femme ainsi qu’elle le fait sur les cartes d’identité des individus? La seule certitude est le sexe biologique. Quant au « genre », là, c’est une question individuelle, un choix progressif souvent, une affirmation d’une idendité en construction. Avec le problème fondamental pour le législateur et le juriste : ce n’est pas le ressenti de l’un.e ou de l’autre qui doit s’imposer comme un droit individuel intangible, surtout que ce ressenti peut changer au cours du temps. La société prend en compte le droit de défendre une personne contre elle-même par exemple les mineurs d’âge qui voudraient changer de sexe à coup d’opérations mutilantes.

Le débat est grave, intense, essentiel au sein des Parlements et de la Justice de plus en plus saisis par ces demandes de reconnaissance des subtiles différences genrées. En Belgique, le Parlement fédéral vient d'adopter une loi contre le racisme et les discriminations. On y écarte l'expression "changer de sexe", puisque, on l'a vu, c'est biologiquemet impossible et on la remplace par "transition médicale ou sociale". (5)

Le philosophe Dany-Robert Dufour nous invite à une réflexion sur ces notions d’individualisme à libérer, d’oppression culturelle et socio-économique verrouillée par les illusions de liberté individuelle entretenues par le « divin marché » qu’on nous impose comme cadre de valeurs.

Il remet à l’honneur le rôle d’un Etat « sympathique » qui favorise la formation d’individus non-esclaves de leurs passions – pulsions et capables de penser et d’agir par eux-mêmes. « Il faut donc construire un nouvel individualisme altruiste, enfin sympathique. Autrement dit un individu insoumis à quelque dogme que ce soit et capable de ne pas écouter seulement ses passions-pulsions en vue de prendre plus que sa part. » Il nous propose de refonder l’aventure civilisationnelle, celle de notre humanité dans sa merveilleuse diversité.

(1) Interview et analyse par Thierry Coljon dans le MAD du Soir du 7 juin 2023.

(2) Dany-Robert Dufour. « L’individu qui vient… après le libéralisme ». Essais Folio.Editions Denoël. 2011.

(3) « Pressé par des rumeurs, Conner Rousseau fait son coming out ». Le Soir. Article de Bernard Demonty. 16 juin 2023.

(4) « Iels : où il est question de nécessité pour trouver sa place dans le monde. » Article de Fabrice Gottraux de la Tribune de Genève. Dans Léna, Le Soir. 11 juin 2023.

Il semble que vous appréciez cet article

Notre site est gratuit, mais coûte de l’argent. Aidez-nous à maintenir notre indépendance avec un micropaiement.

Merci !

(5) Cet article a été mis à jour le 23 juin 2023 après l'adoption de la loi: https://www.lesoir.be/521260/article/2023-06-22/le-parlement-adopte-son-...

 

commentaires 0 Partager

Inscrivez-vous à notre infolettre pour rester informé.

Chaque samedi le meilleur de la semaine.

/ Du même auteur /

Toutes les billets

/ Commentaires /

Avant de commencer…

Bienvenue dans l'espace de discussion qu'Entreleslignes met à disposition.

Nous favorisons le débat ouvert et respectueux. Les contributions doivent respecter les limites de la liberté d'expression, sous peine de non-publication. Les propos tenus peuvent engager juridiquement. 

Pour en savoir plus, cliquez ici.

Cet espace nécessite de s’identifier

Créer votre compte J’ai déjà un compte