Pourquoi je ne serai jamais vraiment belge

Emois et moi

Par | Journaliste |
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Ah, la race belge, belle et pure, comme elle est distinguée! Et que suis-je, moi, pour espérer en être? Il faudra que je m'en montre digne! Photo © Jean Rebuffat

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Mes chers compatriotes, Belges depuis bien avant 1830,

Oui, ne vous en déplaise, je puis m'adresser à vous en ces termes, les hasards de l'Histoire et de la vie m'ayant octroyé votre passeport. Mais laissez-moi vous le dire: il y a des jours où je ne vous aime pas. Je vous rends la pareille: vous ne m'aimez pas. Une grande enquête flanquée d'un inévitable sondage a envahi le Royaume ces derniers jours, et qu'apprends-je? Qu'une majorité de Belges estiment que non, les étrangers ne s'assimileront jamais.

On pourrait déjà discuter longtemps sur ces notions d'intégration et d'assimilation, mais je ne vais pas discutailler. Le Belge francophone, par exemple, s'intègre-t-il ou s'assimile-t-il s'il décide de s'installer de l'autre côté de la frontière linguistique? Et l'immigré de la seconde génération, comme moi, je cite un exemple que je connais bien, trahit-il son nouveau drapeau et foule-t-il au pied les valeurs communes s'il préfère passer son temps libre dans le pays de ses ancêtres? Ah, je vous entends déjà protester: "Ce n'est pas la même chose, M. votre Papa était français..." Eh bien si c'est la même chose, chou vert et vert chou, comme on dit ici, ou bonnet blanc et blanc bonnet, comme on dit là-bas. Il ne m'aura pas fallu longtemps, en vérité, pour ressentir ce douloureux sentiment d'exclusion que la xénophobie engendre chez celui qui la subit. J'étais à l'école à Bruxelles. Le nouveau de la classe. Et je venais d'où? Du lycée français. Rires: le lycée c'est pour les filles. Et des filles, bizarrement, en classe, il n'y en avait pas; au lycée d'où je venais, si. Et mon père, il venait d'où? D'Alger. Un Arabe? (Il n'y en avait guère à cette époque-là même dans les écoles communales de Saint-Gilles.) Non, un Pied-Noir. Rires: c'est un Indien? Mais non, Rebuffat, c'est un nom bien français (il faut être de quelque part), relativement répandu dans le Midi de la France. D'accord: j'étais donc "le Français". Et au mois de novembre (en ce temps-là il y avait encore des anciens combattants de 14-18), les gamins étaient tour à tour invités à porter le drapeau national devant la plaque commémorative où les noms de tous les malheureux anciens élèves ou instituteurs des écoles communales de Saint-Gilles tombés lors des deux guerres mondiales étaients gravés en lettres d'or dans une grande plaque en marbre. Quand ce fut à mon tour, un murmure désapprobateur se fit entendre dans la classe. Un élève, plus fielleux ou plus courageux que les autres, finit par dire: "Pas Rebuffat, M'sieu, y peut pas porter le drapeau, il n'est pas belge!". L'instituteur expliqua patiemment que la Belgique accueillait des ressortissants de bien des pays, que dans l'école il y avait des enfants dont les parents venaient d'Espagne, par exemple, qu'en plus la France était un pays voisin et ami qui avait toujours défendu la Belgique et qu'enfin, il ne voyait pas pourquoi rendre hommage aux morts et au drapeau belge serait impossible pour le fils d'un Pied-Noir ou même pour un Papou qui se serait égaré dans le quartier.

Petite blessure, certes, j'en mesure le côté anodin, mais le diable est dans les détails. Ce qu'on reproche aux "étrangers", fussent-ils nés à Bruxelles, Anvers ou Liège, c'est de n'être pas tout à fait "comme nous" et on le leur fait sentir tout le temps. On leur demande sans cesse de prouver qu'ils font tout ce qu'ils peuvent pour essayer d'être "comme nous" (comme si nous étions semblables, dans un pays aussi hétérogène!) et il leur est surtout recommandé de ne pas trop la ramener. Profil bas. Soyez invisibles. Puisque pire: on pense qu'ils ne peuvent pas devenir "comme nous". C'est complètement faux, bien entendu, et il est assez piquant d'imaginer des fils ou des petits-fils d'immigrants italiens se réclamant d'une sorte de pureté ethnique belge alors que leurs ascendants étaient si mal considérés, traités de macaronis et suspectés de venir ici pour bénéficier des largesses de notre système social (particulièrement de vivre aux crochets de la "moutouelle") en échange de quoi ils importaient des habitudes de sauvages. Notez que certains des Perez ou des Lopez qui courent les rues dans le Midi de la France bien plus que les Rebuffat tiennent exactement le même discours et votent volontiers pour la Marine nationale. La preuve qu'on peut s'intégrer et devenir aussi cons que les nés natifs!

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Alors, mes chers compatriotes, il y a des jours où oui, votre belgitude fantasmée me gonfle et où je vous renverrais bien dans le tombeau d'où vous êtes si glorieusement sortis en 1830; il y a des jours où non, je ne peux pas me sentir "comme vous". Pire: je refuse obstinément de dire ouite pour huit et je n'arrive pas à confondre pouvoir et savoir. J'ai appris à compter en disant soixante-dix et non septante. Et vous prenez ça pour de l'affectation! Mais regardez-vous, bon sang (celui qui ne peut mentir), et dites-moi d'où vous venez? Du Brabant? Il y en a un morceau aux Pays-Bas, tout comme le Limbourg. Du Luxembourg? Ah, du Grand-Duché, comme vous dites? Ou alors du Hainaut ou de la Flandre, dont les moitiés sont en France? Mais non: vous ne venez même pas de là; vous venez de plus loin. Que ceux dont tous les grands-parents sont nés belges se lèvent! Tiens, il n'y a plus grand-monde. Et si ceux seuls dont les huit arrière-grands-parents sont nés belges pouvaient rester debout (la meilleure position pour mourir face à l'envahisseur), il faudrait ajouter des chaises.

 

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