Zelensky ou l’imagination au pouvoir

Les indignés

Par | Journaliste |
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Volodymyr Zelensky, lors de la cérémonie d’investiture présidentielle, le 20 mai 2019. Photo © CC BY 4.0

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Qui est donc Volodymyr Zelensky avant et au début de son accession à la présidence ukrainienne? Portrait d'un "héros" controversé par Vladimir Caller.

            « Il y des héros pour qui rien n’était écrit, rien n’était prédestiné, ils n’étaient absolument pas faits pour le rôle qui leur tombait dessus. Zelensky appartient à cette catégorie»  BHL, Le Figaro, 27.06.22

Il peut paraître un peu curieux de se risquer à faire une allégorie autour d’un personnage qui, mieux que quiconque, incarne aujourd’hui si bien le genre. Mais votre chroniqueur se demandait comment il a pu être possible qu’un comédien moyen soit si facilement devenu président d’un pays clé de la géopolitique contemporaine. La réponse peut, peut-être, nous donner des indications sur l’avenir de la gestion des processus « démocratiques » d’accession au pouvoir et, collatéralement, des mécanismes utiles à la préparation des conflits.

Le programme « Le serviteur du peuple » fut lancé en 2015 par Volodymyr Zelensky sur la chaine « 1+1 », la deuxième chaîne ukrainienne en parts d’audience et la première pour son journal télévisé. Le choix du scénario, un instituteur devenu président fictif qui se bat contre la corruption des élites, ne pouvait être plus « accrocheur » dans un pays très lourdement miné par ce fléau. L’accueil du public s’avéra bon dès le départ ; les gens s’amusaient de voir des élites corrompues en grande difficulté. Il y avait même de quoi se complaire en voyant qu’un personnage, somme toute assez banal, mettait dans l’embarras de puissants corrompus. Plus encore, il disait souhaiter vivement l’unité du pays, le sortir d’un conflit qui tendait à s’aggraver.

Peu à peu le succès du programme devenait tel qu’il ne pouvait pas rester inaperçu pour Ilhor le directeur et propriétaire de la chaîne, lequel, à la différence du comédien, était depuis un bon moment très actif dans la chose politique et les affaires, plus exactement dans leur mélange. Rompant avec ses habitudes de grand patron il devint, lui aussi, téléspectateur assidu de la série jusqu’à ce qu’un certain soir, une interrogation géniale fasse tilt dans son esprit : « Et si “Le serviteur du peuple” devenait, réellement, serviteur du peuple ? » Le patron en question se gardait bien, n’exagérons quand-même pas, de définir la signification exacte du dernier mot de sa question. Le tilt ne cesse pas de s’allumer, l’imagination du grand patron de s’envoler chaque fois plus loin et plus haut (ou plus bas, c’est selon) en constatant les exploits d’audience de la série ; se creusant la tête sans arrêt, il finit par se demander : « et si c’était lui la perle rare, le chaînon manquant tant attendu ? » En effet, depuis le coup de Maïdan de 2014, le poste présidentiel avait plus que perdu de son prestige dans le pays avec les piètres performances des derniers « serviteurs », Arseni Iatseniouk et Petro Porochenko, tous deux accusés de corruption à grande échelle et tombés à des niveaux de popularité au ras des pâquerettes. Par contre, ce comédien inattendu, si sympa, si naturel et imaginatif pourrait peut-être renverser tous les schémas, casser la baraque et relancer la course.

Un ange gardien capital

Et voilà que le grand patron, le multimilliardaire israélo-ukrainien Ilhor Kolomoïsky décide, après consultation de ses proches, de casser une de ses tirelires et de parrainer, cette fois « pour de vrai », la candidature du jeune prodige de l’audiovisuel. Ils fondent en 2018 un parti portant le même nom que l’émission à succès et à partir de ce moment la série télévisuelle sert au parti et réciproquement. Pas avare de détails croustillants, le parti décide le plus sérieusement du monde d’annoncer la candidature du serviteur Volodymir en plein réveillon du 31 décembre 2018, avec comme message central, ou promesse, « la lutte contre la corruption et pour la paix en Ukraine ». Montrant combien, lui, était non seulement différent mais en rupture avec les élites et leurs normes habituelles, le candidat s’adresse à ses fans des réseaux sociaux (1,8 millions sur Instagram) leur demandant des idées pour rédiger son programme présidentiel ; preuve, nec plus ultra, de la profondeur de sa philosophie démocratique et participative[1]. On se serait cru dans les quartiers parisiens de mai 68 tellement l’imagination n’avait plus de limites pour fabriquer le futur mandataire. Car il est difficile d’être plus imaginatif que notre serviteur lorsqu’il fait encore appel à ses fans en leur demandant des candidats pour constituer, lorsqu’il sera élu, son cabinet ministériel.

Sauf qu’à la différence des Parisiens, avec lui, elle est arrivée au pouvoir l’imagination ; et pas toute seule, car accompagnée d’Ilhor, le grand patron et parrain, l’homme multipliant les scandales de corruption et les milliards[2] ; et ses projets. Devenu financier des affaires du jeune président et de sa campagne électorale, il devient aussi son conseiller de l’ombre, en particulier pour son programme de gouvernement. C’est lui qui suggère les mesures à prendre, les réformes à faire et ce en parfaite adéquation avec ses intérêts propres et les intérêts de ceux qu’il représente. C’est la logique même ; en termes « pro » on appelle cela le « retour sur investissement ». El le « programme » arriva vite, très vite même, exactement trois jours après la prise de pouvoir du serviteur ; et il fut clair, très clair. La priorité était d’en finir avec tout ce qui restait du « soviétisme », et de la manière forte. Pour ce faire, notre porte étendard de l’anticorruption ne trouva rien mieux que de nommer, en mai 2020, à la tête du Conseil national des réformes, l’ancien président géorgien Mikheil Saakachvili, pourtant visé par les tribunaux de son pays pour de nombreuses affaires criminelles incluant des cas d’assassinats et de détournement de fonds. « Il sera en mesure d'apporter des changements importants dans la vie du pays », déclara le nouveau président pour justifier sa nomination. L’hebdomadaire français Le Point, suggère une autre explication : « L'obsession de Zelensky pour Saakachvili obéirait à une autre raison : faire oublier les scandales qui éclaboussent son mandat. Le dernier en date touchant le frère d'Andriy Yermak, son principal conseiller, surpris dans une vidéo en train de négocier à la vente des postes au sein du gouvernement et de plusieurs compagnies d'État[3]. »

Pas une minute à perdre en tout cas pour déréglementer les conventions du travail, pour donner toute liberté de licencier aux patrons, pour couper net les prérogatives syndicales tout en privatisant à outrance les biens et services publics en allant jusqu’à toucher aux terres agricoles. Là, notre serviteur touchait au caractère sacré d’une tradition slave millénaire, celle de la propriété communautaire de la terre. On comprend alors qu’à l’annonce de ces mesures, l’agence de notation Fitch relève la note de la dette ukrainienne de -B à B. De son côté, selon Olga Baysha professeure à l’université de Colorado, le président Zelensky annonçait souriant : « … tout le monde me l'a dit – les Européens, le FMI, la BERD et la Banque mondiale... Tous sont très heureux et me disent même ralentissons un peu[4]. » Et ce au bénéfice de quelques multinationales, notamment américaines et canadiennes en lien avec, entre autres, Ilhor et Hunter Biden, le fils de l’autre. On comprend également, vu l’omniprésence du premier, que la toute première mesure du président sur le plan international fut le retrait, en juin 2020, de l’Ukraine du Comité des Nations unies pour l’exercice des droits du peuple palestinien[5].

La chute

Trop c’est trop se disent pas mal de ses électeurs, convaincus de s’être fait rouler encore une fois dans la farine découvrant, notamment, que ni le serviteur ni son programme n’avaient jamais parlé de privatiser les terres. C’est alors que, sans surprise, sa popularité commence à sérieusement dégringoler. Au début de son mandat, les sondages le créditaient d’une popularité d’environ 75 %, mais elle va diminuer à environ 40 % début 2020 lorsqu’il commence à mettre en œuvre ses politiques néolibérales et que les gens commencent à comprendre ce que voulaient dire les mots d’ordre de « modernisation » et d’« occidentalisation » de son programme électoral ; elle descendra jusqu’à 18,3 % en août 2021 lorsque la population en ressent les premiers effets. Et ils réalisent, un peu tard, que lorsque le candidat annonçait qu’il voulait servir le peuple, il omettait de dire de quel peuple il parlait. Mais ce n’était pas encore le pire, se disaient-ils, parce qu’on peut être un ultra du néolibéralisme et chercher la paix dans le Donbass et avec la Russie comme l’avait si ardemment promis le candidat.

Et en effet, le serviteur entame quelques démarches qui donnent l’impression qu’il veut l’apaisement, il rencontre cordialement Vladimir Poutine, lance des procédures d’échange de prisonniers et, en application timide des accords de Minsk, esquisse les premières opérations de désarmement d’armes lourdes des troupes combattantes. Ces démarches sont effectivement cohérentes avec le programme, car pour Ilhor et le cercle des parrains, la guerre n’est pas le meilleur contexte pour le gros business.

Sauf que deux éléments inattendus vont arriver et tout bousculer. D’un côté les forces ultras, celles de la nostalgie nazie, que le serviteur croyait bien contrôler moyennant quelques postes ministériels, se sont montrées intraitables. Non seulement ces ultras n’ont accepté aucune mesure d’apaisement avec les rebelles du Donbass mais ils lui ont ouvertement fait comprendre qu’il jouerait sa peau s’il faisait des concessions aux rebelles. Répondant au discours inaugural dans lequel Zelensky avait osé affirmer « Je suis disposé à tout faire. Et je n'ai pas peur de prendre des décisions difficiles, pas peur de perdre ma popularité. Et s'il le faut, je suis prêt à renoncer à ma propre position tant que la paix ne serait pas là[6]. », leur message fut on ne peut plus clair. Dmitro Yarosh, le grand patron du mouvement « bandériste » Pravy Sector ne l’entendait en effet pas de cette oreille et ne se gêna pas de le faire savoir sans trop de manières : « (…) Non, il ne perdra pas sa popularité ni sa position, il perdra la vie. Il sera pendu à un arbre sur Khrechtchatyk s'il trahit l'Ukraine[7]. » Un peu moins brutalement, Sofia Fedyna, députée du parti Solidarité européenne ne suggérait pas une autre issue : « M. le président pense qu'il est immortel ; pourtant une grenade peut exploser là-bas, par hasard[8]. » Des messages de ce genre, venant de gens de ce genre, ne sont pas faits pour être pris à la légère. Et ce, d’autant plus qu’une autre bombe, encore plus dévastatrice, explosa lorsqu’un réseau international de journalistes publia, en octobre 2021, le résultat d’une enquête rigoureuse, dite des Pandora Papers, sur la corruption internationale de haut vol. Enquête dans laquelle notre « serviteur du peuple » préféré apparaît en bonne place, toujours en tandem avec Ilhor le bénéficiaire prioritaire de ses services. Et là on parle de millions de dollars, par centaines au minimum[9]...

Panique à tous les étages

La liste des méfaits est trop longue pour les mentionner ici, c’était la Sicile à Kiev ; quelques jours avant les révélations de Pandora, le conseiller principal du président Sergui Chefir, impliqué dans ces révélations, fut la cible d’une tentative d’assassinat[10]. Suite à la publication de l’enquête, on découvre que le serviteur/président est devenu propriétaire de trois appartements à Londres évalués à 7,4 millions de dollars US ; que lui et son entourage possèdent des compagnies offshores dans les îles Vierges britanniques, au Belize, à Chypre. Cerise sur le gâteau, il serait personnellement impliqué dans le blanchiment de 40 millions de dollars en faveur de Kolomoïski. Il est tellement compromis dans ces histoires que la députée Iryna Guérachtchenko, du camp de l’ex-président Porochenko, le surnomme « le président offshore[11]. » « L’affaire n’en serait qu’à ses débuts » se risque de présager l’agence d’investigation journalistique ukrainienne Slidstvo Info, qui annonce « l’ouverture de la boîte de Pandore ». L’annonce resta sans lendemain,  le sujet fait  partie des  « dossiers disparus » de l’Ukraine d’aujourd’hui.

À ce stade, votre modeste chroniqueur doit avouer ses grandes limites. Il ne sait pas si c’est le serviteur qui a demandé de l’aide à Anthony Blinken pour le sortir de cette situation désespérée, ou si c’est ce dernier qui l’a contacté pour lui prodiguer ses conseils. Le fait est qu’une solution fut trouvée : changer totalement de registre, agiter à fond la fibre nationaliste, brandir le mot d’ordre de récupération de la Crimée et du Donbass et multiplier les gestes, opérations, décisions, déclarations cherchant à provoquer la Russie. Nous y sommes.

 

[1]     On comprend alors pourquoi le journal français Libération, pourtant très « maïdaniste » jugeait ce programme  « flou. (…) sans proposition structurée et peu réaliste. » Voir : https://www.liberation.fr/planete/2019/03/27/ioulia-timochenko-volodymyr-zelensky-petro-porochenko_1717829/ Il faut dire que le programme tenait sur trois feuilles de papier A4, pas tout à fait remplies d’ailleurs.

[2]     Une liste non exclusive fut publiée sur le site du journal Kiev Post, au temps où l’on pouvait encore dévoiler ces choses-là à Kiev, voir : https://www.kyivpost.com/tag/ihor-kolomoisky Le personnage est poursuivi, entre autres, par la justice étatsunienne et israélienne pour des affaires de corruption...

[4]     Source : l’excellent livre d’Olga Baysha, Democracy, Populism, and Neoliberalism in Ukraine, Routledge, Londres, décembre 2021, p. 72

[5]     https://www.ajc.org/news/ajc-praises-ukraine-for-ending-membership-in-un-committee-on-palestinians Tout semble être à la portée du portefeuille du magnat. Selon le journal Jerusalem Weekly, il fut nommé président du Conseil européen des communautés juives en octobre 2010 après avoir promis au président sortant qu'il ferait don de 14 millions de dollars (https://jweekly.com/2011/11/04/european-jewish-parliament-off-to-a-semi-...). Cette nomination fut décrite comme un « putsch » par de nombreux membres du Conseil et il fut obligé de démissionner six mois après pour fonder, avec le milliardaire ukrainien Vadim Rabionovic, le « Parlement juif européen », une organisation siégeant à Bruxelles et censée avoir des contacts rapprochés avec le Parlement européen en vue de soutenir les politiques de l’État israélien.

[9]     Entre autres conséquences, la guerre a recouvert de silence cet important dossier. Une des meilleures présentations en a été faite par l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) : 

https://www.occrp.org/en/the-pandora-papers/pandora-papers-reveal-offshore-holdings-of-ukrainian-president-and-his-inner-circle

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[11]    https://www.arabnews.fr/node/150196/international


 

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