Banksy à Venise.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Toutes les images sont des copies d'écran de la vidéo de Banksy diffusée sur Instagram.

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Lecture 10 min.

Venise, la ville-musée, patrimoine de l’humanité, ses gondoles, sa biennale, « l’événement artistique le plus grand et le plus prestigieux du monde », et un petit monsieur, manteau sur les épaules, chapeau sur la tête qui installe près de la place Saint-Marc son chevalet et ses tableaux. 9 tableaux encadrés et un cadre vide. Une pancarte sur laquelle est écrit ; « Venice in oil ». Des badauds qui regardent les toiles. Le petit monsieur attend le client en lisant le journal. Deux policiers interpellent le petit monsieur et, en anglais, lui disent qu’il n’a pas d’autorisation et qu’il doit partir. Le petit monsieur remballe ses tableaux ; il les entasse dans sa carriole ; il pousse sa carriole ; clap de fin. Dans le fond de la scène, on voit un énorme bateau de plaisance qui a accosté.

Une scène somme toute banale, sauf qu’il s’agit d’une « intervention » de Banksy, filmée par l’artiste et mise en ligne sur les réseaux sociaux. Dans un post, le célèbre street artist anglais revendique son initiative et donne la raison de cette mise en scène : n’étant pas invité à la Biennale qui rassemble à Venise le ban et l’arrière ban de l’art contemporain, c’est sa manière, provocatrice de s’inviter.

Arrêt sur images. Les 9 tableaux sont en fait des parties de la représentation d’une scène : un navire de croisière comme ceux qui longent les quais de la place Saint-Marc tous les jours et déversent un peu plus loin leurs milliers de touristes, se fraye un chemin entre les gondoles d’une Venise de Canaletto.

Une pancarte écrite dans un anglais à double sens : la ville de Venise peinte à la peinture à l’huile et/ou Venise (engluée) dans le pétrole.

Un cadre doré vide : rien à voir (ou à montrer).

La scène pseudo classique peinte sur les toiles oppose la modernité du navire de croisière au pastiche d’une Venise pittoresque de la fin du XVIIIe siècle. L’ensemble est un clin d’œil aux toiles vendues près de la place Saint-Marc, toiles ayant le même intérêt que celles vendues à Paris place du Tertre.

Cette intervention de Banksy, après sa « Petite fille au ballon » déchiquetée après sa vente chez Sotheby’s le 5 octobre 2018 à Londres, est à rapprocher de celle de New York. Le 12 octobre 2013, Banksy a installé un petit stand de vente de toiles près de Central Park. Elles représentaient des œuvres originales de l’artiste, aisément identifiables, vendues 60 dollars. Selon le Street Art News leur valeur était de 23.500 euros. Le vendeur a gagné en une journée de travail 420 dollars !

Le dispositif « banksien » est comparable : un comparse vend des toiles dans la rue, d’autres comparses filment la scène, Banksy, le montage terminé, diffuse sur les réseaux sociaux la vidéo.

Notons la « lourdeur » du dispositif de la caméra cachée : le choix du lieu, la préparation du « matos » (pour Venise, peinture de 9 toiles !), écriture du scénario, apprentissage des « rôles », réalisation complexe, le film sur Venise est constitué de plusieurs plans et d’un travelling nécessitant plusieurs opérateurs dont les actions sont coordonnées, des plans bien cadrés, bien exposés, montage etc.) Dans les deux cas, pour réaliser une vidéo de qualité professionnelle, une équipe de techniciens est nécessaire, en amont pour la préparation, pour le tournage, pour le montage.

Notons que dans les deux cas de figure, l’événement est le film. Ce que montre les vidéos est bien davantage un non-événement que nous pourrions résumer de la manière suivante : A New York, un marchand a vendu des toiles. A Venise, un marchand n’en a pas vendu avant d’être chassé par des carabiniers. C’est l’ensemble vidéo-revendication par Banksy qui crée l’événement.

Alors se pose la question des « pourquoi » ?

Dans l’événement newyorkais, il s’agit assurément d’une critique acerbe du marché de l’art. Curieuse assertion, c’est le prix de l’œuvre qui lui donne sa valeur ! Une toile vendue 60 dollars, grosso modo, en vaut 30, c’est-à-dire…pas grand-chose, presque rien ! Un pochoir « signé » Banksy a trouvé preneur chez Sotheby’s à 1,185 million d’euros !

Pour l’« événement » vénitien, sa chronologie, le fait qu’il se soit déroulé pendant la Biennale, révèle que Banksy poursuit son procès du marché de l’art. De là à affirmer que l’artiste de Bristol revendique l’accès du street art à la Biennale, il y a un pas que je ne franchirai pas. En tant qu’artiste, Banksy porte sa parole, et seulement la sienne, et poursuit sa critique du commerce des œuvres.

Une œuvre « vaut » non pour elle-même, pour ses qualités intrinsèques, mais par le rapport entre l’offre et la demande. Comme toutes les marchandises dans une économie libérale. De plus, last but not least, quand un acheteur, un « amateur d’art » dit-on, veut gagner de l’argent grâce à l’achat et à la vente d’œuvres d’art, il procède de la manière suivante : tout d’abord, il achète dans une grande institution renommée genre FIAC, ou mieux encore de prestigieuses salles des ventes comme Sotheby’s ou Christie’s, voire (nous y voilà !), la biennale de Venise. Les œuvres proposées à la vente ou aux enchères sont expertisées, référencées, publiées dans un catalogue qui généralement indique l’historique des acquisitions et les noms des anciens propriétaires. C’est un sérieux viatique qui donne des garanties sur l’œuvre et justifie, en quelque sorte, son prix. Au moment de la revente, dans la grande majorité des cas, les experts, les commissaires-priseurs, les galeristes partent des prix de vente et d’achat de l’opération précédente augmentés, si les dieux de l’Olympe vous sont favorables, d’une somme variable correspondant à l’évolution du marché.

Pour réduire les risques, deux conseils : acheter des œuvres connues du monde des Arts…cher, très cher, et en acheter plusieurs ! La collection limite les risques (on perd sur une œuvre mais on fait la culbute sur une autre…).

Il n’est pas nécessaire d’être un amateur éclairé. Il suffit d’avoir un solide compte en banque. Vous pouvez rémunérer des experts qui choisiront les œuvres pour vous et les achèteront en salles des ventes. De la même manière, ils vous donneront de précieux conseils pour tirer le meilleur profit de votre collection. Avec les bénéfices, vous pourrez investir en complétant votre collection, le plus souvent gardée dans de solides coffres numérotés dans des pays « amis » des Arts (sic).

Je vous entends me poser la question qui tue : « Quelle est la place de l’Art dans le marché de l’Art ? ». C’est une excellente question ! C’est même la question que pose Banksy. A cette question, je n’ai pour l’heure pas de réponse. Mais, j’y réfléchis !

La seconde raison est l’écho qu’a donné Banksy à la lutte des habitants de Venise contre les immenses paquebots de croisière qui polluent non seulement l’air mais aussi l’écosystème et le paysage.

Une partie du problème est réglée, du moins sur le papier, grâce à une décision du comité interministériel du 7 novembre 2019 qui stipule que les navires d’une capacité supérieure de 100.000 tonnes n’auront plus le droit d’entrer dans la lagune et qu’ils devront accoster d’ici 3 ans dans le port industriel de Marghera.

L’accident du 2 juin 2019 relance la polémique. Rappelons qu’un bateau de 65.000 tonnes pouvant accueillir 2700 passagers, le MSC-Opéra, a dérivé pendant plus de 500 mètres dans le canal de la Giudecca avant d’éperonner un bateau de taille plus modeste, le River-Countess, et de heurter le quai. L’accident dont les conséquences sont limitées donne un caractère concret aux risques que fait courir la circulation des gros navires de croisière dans le centre historique de Venise.

Pour ces deux raisons, poursuivre et approfondir une critique d’un art soumis aux lois du marché, médiatiser la lutte des habitants de Venise, l’agit-prop de Banksy est la bienvenue. Qui, d’ailleurs, pourrait le faire à sa place !

Les grincheux diront à coup sûr que Banksy est le premier à bénéficier du marché de l’art et qu’on ne doit pas cracher dans la soupe. Les autres verront dans le montage complexe et fort coûteux de ses « interventions » des initiatives citoyennes qui interrogent notre système économique.

Si je continue à penser que la scène désormais fameuse de la déchiqueteuse a été bidonnée, je reconnais bien volontiers le caractère pédagogique des initiatives de l’artiste qui s’adresse, non aux happy-few du « monde des arts », mais aux citoyens lambdas qu’il convient d’interpeller par des mises en scène de situations concrètes qui exposent clairement et simplement des problématiques complexes.

 

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