Bisk : L’empire du signe.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Dans un billet précédent, je vous avais invité à me suivre dans un atelier d’artiste, celui du plasticien Bisk. Il pratique la sculpture et la peinture. Conscient de mes limites et de mes lacunes, je souhaite centrer mon billet d’aujourd’hui sur une de ses toiles.

Elle est de très grand format, environ 4 m2, de forme carrée. Ma première réaction en la voyant éclairée par un doux soleil d’automne a été la surprise. En effet, classiquement, pour décrire un tableau nous distinguons le sujet et le décor. Appliquer ces catégories à la toile en question débouche sur des paradoxes et des apories. En effet, nous pourrions croire cerner le sujet en disant (et nous aurions de bonnes raisons de le faire), que le sujet est le blaze de l’artiste. De la même manière, nous pourrions dire et nous aurions des arguments pour l’affirmer que c’est la toile, appréhendée dans son ensemble, qui est le sujet du tableau. Si l’entièreté de l’œuvre est le sujet de l’œuvre, elle n’a pas de décor. Sauf à considérer que ce qui est peint est une décoration, un décor, et que c’est le décor qui est le sujet.

Je crains que ce soit un débat de pédants et qu’il serait plus juste de reconnaître que les méthodes de description des œuvres et leurs catégories traditionnelles ne valent pas en l’occurrence. L’approche des œuvres non figuratives est nécessairement différente. Mon intérêt a été de comprendre le processus créatif à l’œuvre et, dans un deuxième temps, de proposer une explication.

Il n’y a qu’un seul moyen de savoir comment une toile a été peinte, c’est de questionner son créateur. La réponse de Bisk est singulière. Il commence par peindre un fond à la bombe aérosol qui lui donne un peu de matière et dont le rôle est d’occuper les lacunes entre les graffs. Dans un deuxième temps, il graffe son blaze, n’importe où sur la surface de la toile. Cela n’a guère d’importance. Volontairement, il fait couler la peinture en fonction de son inspiration du moment. Il obtient ainsi des lignes parallèles, les coulures, et des courbes (celles de son blaze). Il peint alors un autre graff de son blaze, proche du premier, et laisse couler l’acrylique de la même manière. Ensuite, ne suivant que son inspiration du moment, il relie les lignes par d’autres traits, prolonge les courbes. Par le dessin, il crée un réseau serré de lignes ; une coulure est traversée par une autre, une courbe reliée à son blaze passe « sous » une autre ou « sur », c’est selon.

Par contiguïté le graphisme se développe sur la toile occupant à terme toute la surface. Les courbes des blazes, les lignes, les traits, sont maillés, comme les fils d’un tricot. Sans être impératives, l’artiste s’impose deux contraintes : utiliser toutes les couleurs, ne pas avoir deux graffs semblables. Les deux peuvent se conjuguer : des graffs du blaze sont relativement semblables mais à y mieux regarder ils sont différents par la couleur, par l’épaisseur du trait, par des détails qui les distinguent.

Commence alors une autre phase que je qualifierais de « surlignage ». Avec des feutres de différentes épaisseurs, Bisk entoure toutes les formes dessinées, les graffs, les coulures etc. Dans le même temps, qui est un temps d’ornementation, Bisk ajoute une foultitude de détails. Parfois, à l’intérieur d’un flop, il dessine plusieurs graffs différents ; parfois, il complète et prolonge des traits.

Cette phase de retour sur l’œuvre qui est en devenir est longue mais interrompue fréquemment. Suivant ses humeurs, ses envies, ses désirs, Bisk prend un feutre et « complète » son travail. Au demeurant, il n’a pas à l’esprit une image finale de sa toile. La toile nait, se construit dans un processus lent de dessin et de complexification croissante. Autant dire que Bisk ne peut dire si son tableau est terminé ou en cours d’élaboration. En changeant l’échelle des graphismes, les solutions sont infinies.

Comme on peut le supputer, les toiles de Bisk n’ont pas de titre. Titrer une œuvre, c’est imposer une lecture et le plus souvent donner des éléments de description. La toile de Bisk n’a pas de sujet et échappe à une description traditionnelle. Les mots seraient dans ce cas superfétatoires. Reste à savoir si, par rapport, à son créateur, elle fait sens.

Ce que Bisk nous donne à voir est déjà un résultat. Résultat de plusieurs décennies de peinture dans la rue, une pratique dominée par le tag et le graff. J’ai été passionné par les variantes de son blaze qu’il a, devant moi, en quelques minutes, dessinées. J’ai alors compris que l’écriture de son blaze, son lettrage, n’était pas un logo définitif le représentant, mais bien davantage un processus en constante évolution graphique. Le choix de son blaze a certainement à voir avec le fameux « Bisque, bisque, bisque rage ! », certainement mais pas assurément. Les quatre lettres et la forme des lettres enchaînées ont contribué à ce choix. Mais si le blaze est défini comme le substitut du nom, le graphisme des lettres ne l’est pas. Au lieu de réitérer toujours le même lettrage de son blaze, Bisk s’ingénie à en varier à l’envi les formes.

Son rapport à la calligraphie de son blaze est à l’opposé de celles des autres graffeurs. Le plus souvent, ils veulent que leur blaze soit reconnu. Pour cela, la reproduction à « presque l’identique » est nécessaire, même si l’identification des lettres est quasi impossible, les happy few reconnaissent globalement la forme. Bisk se moque comme de l’an 40 qu’on reconnaisse les lettres de son blaze. Les variantes, les fioritures, sont une affaire personnelle qui ne regarde pas les autres.

Quand on visite son atelier, on est surpris de voir des graffs de son blaze partout. Sur les murs des nombreuses pièces, dans les couloirs, mais aussi dans les espaces de rangement, dans les dépendances etc. Des dizaines de graffs tous différents dans des endroits où ils peuvent être vus mais aussi dans des endroits où ils ne le sont pas (au grenier, à la cave). Partout des graffs, de toutes les formes, de toutes les couleurs. Ces graffs ne sont pas destinés, cela est évident, à être donnés à voir. J’ai le sentiment que les surfaces, toutes les surfaces des milliers de mètres carrés de l’atelier, sont des supports à l’exercice. Il s’agit non de reproduire son graff mais de créer une forme nouvelle de plus.

Le graff de Bisk n’est pas le marqueur d’un territoire ou une expression figée de son identité d’artiste, c’est une forme jamais aboutie à visée esthétique qui est étroitement liée à une identité en devenir. J’y vois comme une allégorie d’un jeune homme qui termine sa mue pour devenir un artiste.

Certes Bisk connaît les toiles de Jonone, mais il affirme que ça n’a eu aucune incidence sur son travail. Je le crois volontiers. La réitération « à l’infini » de son blaze croise une histoire personnelle, une relation d’une grande profondeur, avec l’image qu’il a de lui-même. D’aucuns seraient tentés d’analyser les méandres de sa pensée et de sonder ses reins et son cœur. Je m’en garderais bien. Je fais simplement le constat que la calligraphie de son blaze joue un rôle central non seulement dans l’œuvre de Bisk mais également dans sa vie intime.

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Si les dimensions de ses toiles sont importantes, c’est que Bisk a besoin d’une énorme accumulation de formes. Le moteur de ses variantes graphiques est la beauté de la forme ; une recherche jamais terminée de la perfection. Les toiles de Bisk témoignent à la fois d’un parcours et d’un idéal plastique. Avec 7 notes on a composé des symphonies. Avec 4 lettres, Bisk le « writer » cherche la beauté comme l’idéal platonicien.

Pour donner l'échelle, je pose devant la toile (photo : Bisk)

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