Enfer et carnation.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Est-ce une lubie, une fantaisie, une expérience, un mouvement artistique, une révolution dans l’art du portrait ? La peau des visages a perdu sa couleur ou plutôt le contraire, sur le visage sont peintes des couleurs qui éloignent l’art du portrait du réalisme.

Dans trois billets consacrés au portrait, j’ai tenté de mettre en évidence l’impossibilité du portrait. Si faire le portrait d’une personne c’est représenter la réalité d’un visage, l’artiste qui doit effectuer des choix (le point de vue, le cadrage, la pose du modèle, l’éclairage etc.) crée une image plus ou moins ressemblante qui témoigne au moins autant de l’art du peintre que de son modèle. Précédemment, en me focalisant sur la représentation des yeux, j’ai introduit une notion que j’espère nouvelle, celle de leur pouvoir attracteur établissant un lien privilégié entre le regardeur et l’œuvre peinte.

La représentation de la peau s’insère dans cette réflexion sur la peinture du visage. Peindre la peau, saisir sa carnation a toujours été un travail technique d’une grande difficulté. Souvenons-nous des ateliers des grands peintres de la Renaissance italienne dans lesquels s’est opérée une division du travail fondée sur la spécialisation des artistes. Le maître le plus souvent peignait les carnations, c’est-à-dire, les représentations de la peau nue, déléguant à d’autres des éléments du costume ou des paysages. La Renaissance hollandaise et flamande et les maîtres du temps iront à mon sens encore plus loin dans la division du travail en recrutant les peintres les plus prisés dans une forme de représentation (les plissés, les dentelles, les scènes issues des travaux des champs, les personnages etc.). Le point important pour ce qui nous concerne aujourd’hui est le « privilège » du maître de peindre les visages, les mains et les carnations. C’est dire assez le statut de la représentation de la peau.

Les raisons en sont diverses. La peau est l’enveloppe du corps ; elle sépare l’intérieur de l’extérieur. C’est ce qu’on donne à voir. Sa peinture donne au regardeur des marques qui vont lui permettre d’affiner le sens qu’il donne au portrait et ipso facto, du modèle représenté. Donnons quelques exemples : sa carnation, sa couleur est, dans certaines sociétés, à certaines époques, un marqueur social. La peau burinée du paysan s’oppose à la blancheur marmoréenne de la peau de l’épouse d’un doge vénitien. La peau, de plus, révèle plus ou moins ce qu’elle recouvre. Pensons aux superbes croquis de dissection de Léonard de Vinci qui voulait explicitement comprendre la « mécanique » du corps humain pour mieux le peindre. La représentation de la peau et ses carnations proportionnellement concerne un fort pourcentage de l’espace de l’œuvre dans le portrait.

En croisant la demande du commanditaire et le désir de l’artiste de donner à voir l’étendue de son talent, on comprend que pendant des siècles la peau du visage a été une « peau rêvée », une peau qui n’existe pas « en vrai ». Une peau sans cicatrices, sans boutons, sans rides, sans verrues, sans rougeurs, sans couperose, sans poils déplaisants etc. Non seulement le dessin du visage donnait une image très favorable du modèle mais la représentation de sa peau en proposait une image idéale. Les contemporains s’émerveillaient du sfumato de Léonard, du délicat modelé des portraits d’Ingres qui poursuivant un idéal de beauté n’hésita pas à rajouter trois vertèbres à sa Grande Odalisque !

Les carnations « classiques » participent des « illusions » de l’art. Les ruptures ont été à la fois récentes et partielles. Récentes car il faudra attendre les mouvements se réclamant du réalisme voire de l’expressionisme pour observer d’autres images de la peau et d’autres carnations. Partielles car l’exigence de réalisme n’a jamais été partagée par tous les artistes du même période.

Comment expliquer la « coloration » des visages qui vaut aussi bien pour les œuvres « dans la rue » que pour la peinture de chevalet ?

Certains seraient tentés d’y voir l’influence décisive du pop art. Je pense au fameux diptyque d’Andy Warhol, sérigraphie représentant 50 images de Marylin Monroe. Les traits sont dessinés en noir et les couleurs, en particulier, celles de la peau, n’ont pas de rapport avec le réel. La carnation a le même statut que la couleur de fond. En fait, elle a disparu et a été remplacée.

Les street artistes et bien d’autres ont repris à leur compte ces caractéristiques formelles : les traits du visage sont peints en noir, les carnations sont traitées comme les autres éléments de l’œuvre, le fond en particulier. Les portraits dont j’ai déjà dit dans ces colonnes l’abondance dans l’ensemble de la production (les traditionnelles marines, paysages, nus académiques ont quasiment disparu de l’art urbain) changent radicalement de fonction et donc de statut. Depuis des temps immémoriaux, on se faisait « tirer » le portrait. Le portrait était, en conséquence, le portrait d’une personne dûment identifiée (le plus souvent, sur la partie inférieure du cadre était gravés le nom de la personne dont le visage était peint et le nom de l’artiste). C’est encore le cas de nos jours, pensons aux hommages que les street artistes rendent à leurs amis décédés. Le plus souvent, les portraits sont des portraits de personne ! Les traits du visage sont esquissés et l’espace jadis dédié aux carnations est devenu un espace d’expression. Les œuvres oscillent ainsi entre réalisme et abstraction.

J’ai le sentiment que le véritable sujet de ces œuvres n’est pas le portrait mais bien le travail sur les couleurs et les formes. Les traits du visage donnent un cadre et relient l’œuvre à une tradition qui est reconsidérée, repensée, dépassée. Le rapport sujet/ décor est radicalement inversé. Le sujet, c’est le décor. C’est dans cet espace que toutes les audaces sont possibles, les projections de peinture, les coulures etc. Les carnations sont mortes, vive les couleurs ! Et toutes les couleurs sont possibles. Le dessin ose toutes les décompositions géométriques. Le portrait classique était l’objet de l’enseignement des contraintes, secoué par les mouvements artistiques des années soixante, il s’en est libéré. Les idéaux passés (la recherche de la conformité au réel, celui de la beauté formelle etc.) ont cédé la place à l’expression personnelle, à la créativité, à l’imagination. A la matière même de la peinture !

Alber.

Dourone.

Hopare.

Extrait d'un manuel de peinture.

Léonard de Vinci.

Ingres.

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Vermeer.

Kobra.

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