Ernest Pignon-Ernest, sur les pavés de Paris, j’écris ton nom : liberté !

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Voilà quelques décennies que je m’interroge, moi après tant d’autres avant moi, sur le rôle social de l’artiste. Au-delà du sempiternel débat de l’art pour l’art, les artistes et pour ce qui m’intéresse les plasticiens, les peintres, les street artistes ont-ils une fonction politique ? Les images qu’ils produisent ont-elles un impact quantifiable sur le corpus des opinions politiques des quidams qui regardent leurs œuvres ?

Que les images aient une influence sur ceux qui les regardent, c’est une vérité d’évidence, aussi ancienne que les peintures pariétales. C’est une tout autre affaire de mettre en évidence l’incidence d’une œuvre sur les choix politiques d’une population. Imaginer un dispositif permettant de valider cette hypothèse de travail est une gageure et la question se pose de savoir si une telle validation est possible scientifiquement. Je me bornerais, conscient de mes limites, à exposer un exemple d’un projet artistique d’un artiste dont le but est d’agir sur les représentations d’événements chargés de sens, capables de faire agir et réagir.

J’ai choisi de vous parler aujourd’hui de l’intervention in situ d’Ernest Pignon-Ernest, « La Commune ou les gisants », événement qui s’est déroulé en mai 1971.

L’artiste dans un entretien revient sur son choix de rejeter la peinture d’un tableau au profit d’une intervention artistique sur les lieux mêmes de la Commune de Paris : « C’est en réfléchissant sur la Commune que j’ai trouvé la solution à ce que je veux dire, à cette espèce de relation avec les lieux. J’étais invité à une exposition sur le thème de la "semaine sanglante" de la Commune et très vite il m’est apparu qu’il y avait une espèce de contradiction de présenter dans une galerie une exposition sur la Commune de Paris et que, naturellement, il fallait l’inscrire dans les lieux, dans le réel, dans l’espace réel. Donc j’ai fait une image de gisant qui était nourrie de plein de choses, même des morts de la Commune - car il y a des photos des morts de la Commune. »

Les gisants, c’est le nom qui a été donné par d’autres à cette intervention, sont des sérigraphies en noir et blanc représentant un homme mort couché sur le sol. La représentation d’un communard victime de la répression versaillaise est d’un évident réalisme. Sa taille est celle d’un homme et l’artiste en utilisant le jeu des ombres et des lumières rend compte du volume et la richesse des détails ajoute au dramatique du trait. Pignon-Ernest fabrique 2000 sérigraphies qu’il collera accompagné de Gérard Fromanger en une nuit dans les lieux du massacre. Un collage sur les pavés de Paris fait sans autorisation. Au cours de la nuit, Ernest Pignon-Ernest sera arrêté deux fois par la police. Au matin, les Parisiens marcheront sur les corps morts de milliers de « communards » jonchant le sol des lieux où ils ont été massacrés. D’importants effectifs de police seront mobilisés pour arracher les sérigraphies.

Pour l’artiste, il s’agit de rendre aux lieux leur véritable histoire alors que l’histoire officielle a longtemps fait l’impasse sur la sauvagerie de la répression. Par ailleurs, le récit tragique d’une guerre civile opposant des conceptions différentes de l’Etat ruinait l’idée d’un Etat fondé sur une Nation une et indivisible. Au combat pour la liberté des communards Pignon-Ernest associe d’autres combattants pour la liberté. Des combats en d’autres temps et en d’autres lieux de la capitale.

Ernest Pignon-Ernest justifie dans une interview le choix des lieux : « J’ai collé ça dans des lieux qui avaient un lien direct avec la Commune, comme la Butte aux Cailles, le Père Lachaise, près du mur des Fédérés, le Sacré-Cœur, puis des lieux liés au combat pour la liberté, disons en gros, donc la libération de Paris, et des lieux liés à la guerre d’Algérie, notamment les quais de Seine d’où on a jeté des Algériens en 1961. »

La recontextualisation de son intervention en montre l’audace. Nous sommes onze ans seulement après la signature des Accords d’Evian mettant fin à la guerre d’Algérie. Mettre sur le même plan la « semaine sanglante » et le massacre par la police de Papon de plus de 150 Algériens manifestant pacifiquement a été sans conteste d’un grand courage. La basilique du Sacré-Cœur à Montmartre a été en 1971 et reste aujourd’hui encore un sujet polémique. Un siècle après sa consécration la procédure de classement engagée par la Direction régionales des affaires culturelles Ile de France et la Ville de Paris après avis favorable de la Commission régionale du patrimoine et de l’architecture fait débat. La violence des oppositions s’explique par la persistance d’une querelle mémorielle entre les cléricaux et les anticléricaux. L’édification à partir de 1875 du Sacré-Cœur a longtemps été perçue [1]comme le symbole de l’écrasement des communards. Elle le demeure encore aujourd’hui.

La radicalité du propos de l’artiste surprend. Pour lui, la Commune de Paris est un combat des Parisiens pour la liberté. Il partage avec les communards le grand rêve de la démocratie directe et de la république sociale et universel ; celle de l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes. Le choix du mur des Fédérés fait référence à l’exécution de 187 communards mais également à la mort de 9 manifestants lors de la manifestation du 8 février 1962 dans la station de métro Charonne, manifestation organisée par le Parti communiste français et d’autres organisation de gauche pour protester contre l’Organisation de l’armée secrète (OAS) et faire pression sur le gouvernement pour mettre un terme à la guerre d’Algérie.

Pour Ernest Pignon-Ernest, La Commune de Paris, le combat pour la fin de la guerre d’Algérie et les violences policières contre la manifestation organisée par le Front de libération nationale (FLN) sont des combats pour la liberté et à ce titre, mérite d’être inscrits dans la mémoire de la France. L’artiste relaie en cela les combats de la gauche des années 70.

La radicalité politique est traduite par la radicalité de son intervention in situ. Littéralement, des milliers de Parisiens, un jour de mai 71, ont piétiné les cadavres des communards. Pour gravir les 222 marches du Sacré-Cœur, pour prendre le métro à la station Charonne, des milliers d’hommes et des femmes ont marché sur les cadavres des communards. Le message est d’une incroyable force et interpelle.

Le message de Pignon-Ernest dépasse la Commune et les combats pour la liberté, il donne aux lieux une profondeur historique. A l’espace urbain, il donne une dimension temporelle. A l’espace, il ajoute la variable du temps ; celui de la mémoire. On retrouvera ce concept décliné autrement dans l’ouvrage « Lieux de mémoire », paru sous la direction de Pierre Nora entre 1984 et 1992. Pignon-Ernest est davantage poète qu’historien. Son propos est de mettre en réseau les mémoires attachées à un lieu. C’est davantage un combat pour la mémoire que pour l’histoire. Il n’est pas dans son projet artistique d’être le guide touristique des lieux d’histoire. D’empiler les uns sur les autres, comme autant de sédiments, les faits d’histoire ayant en commun un lieu.

Pignon-Ernest n’est pas plus historien que géographe. Les lieux ont une histoire et les paysages également. Raconter en partant du présent d’un paysage l’histoire de sa formation est une discipline scientifique mais ce n’est pas le discours de Pignon-Ernest. Son projet consiste par des œuvres à rendre aux lieux traversés par le chaland une mémoire. La fonction de l’œuvre est une invitation à embrasser le présent de la perception d’un lieu à la profondeur de sa mémoire.

En cela, les « gisants » est une intervention politique parce que les lieux font référence à des faits historiques politiques. L’artiste redonne aux lieux qu’il a choisis une mémoire qui leur a été refusée. 50 ans après, son œuvre est d’une grande actualité et son message, toujours controversé, conserve une grande force.

Quant à moi, je suis convaincu que ceux qui ont foulé aux pieds les images des martyrs de la Commune ou ceux qui ont fait un écart pour les éviter n’en sont pas sortis indemnes. L’œuvre a assurément provoqué, parce que provocante, pour le moins une interrogation, pour le mieux un questionnement. Il est possible que cette réflexion ait suscité un intérêt politique qui, à terme, ait entrainé une évolution des idées. Possible. Mais que de conditionnels !

Nous savons que les choix politiques ont d’autres déterminants que les rapports aux œuvres d’art. La tradition familiale, les valeurs transmises au sein de la famille, la situation socioprofessionnelle, la culture, la religion etc. sont des facteurs autrement plus puissants que le contact avec les œuvres, quelque soit la qualité des œuvres.

Alors quid d’un art militant ? A mon sens, le mieux qu’il puisse faire c’est précisément ce qu’ont réussi à faire les « gisants » : susciter un questionnement. En cela, Ernest Pignon-Ernest est une grande figure contemporaine d’un art engagé.


[1] Cf. Article de Florence Bourillon , « La longue bataille du Sacré-Cœur » in « L’histoire » numéro 480.

Bouche de la station de métro Charonne.

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Photographie d'époque des communards exécutés.

Portrait d'Ernest Pignon-Ernest.

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